J’ai basculé dans le monde de la douleur (1/2)
Interview (CC BY-NC-ND) : Olivier Bailly
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François Colinet est multidiplômé, psychologue, professeur, passionné de voyages. Il est également un expert de la douleur. Malgré lui.
« Je suis né avec une infirmité motrice cérébrale. Une des hypothèses plausibles est que ma mère a chopé un cytomégalovirus. J’ai voulu sortir à cinq mois, le foetus voulait sauver sa peau. Heureusement, on m’a gardé jusqu’à huit mois. Les cellules du cerveau étaient touchées. Je suis né handicapé. Mon côté droit, jambe et bras, est plus touché. J’ai marché entre mes 7 et mes 15 ans. J’en ai 40. J’ai été opéré à 15 ans. L’espoir était de me permettre de marcher avec mes béquilles. A cette époque, je marchais avec les pieds tournés vers l’intérieur, les jambes pliées. Je tombais tous les 50 ou 100 mètres. C’était viable à l’intérieur, mais pas à l’extérieur. Mes rotules étaient trop hautes, je hurlais de mal. On les a descendues mais le cerclage qui les contenait a cassé ; elles ont donc remonté. Et elles continuent à remonter. Si ça continue, je vais terminer avec quatre couilles… A l’époque, j’ai dû accepter la chaise roulante. Ce n’était pas évident pour un ado.
A partir de 18 ans, j’ai eu de gros problèmes de douleur. Tu sais ce qu’est la spasticité ? Ce sont des contractures musculaires involontaires. Mes muscles se contractent, même quand je ne veux pas. Mon système nerveux est bien endommagé… J’ai vécu l’enfer. A 23 ans, j’ai reçu une pompe à baclofène (un médicament myorelaxant, qui détend les muscles). Elle permet de diminuer les tensions. On me l’a placée dans le ventre, le cathéter est relié à la moelle épinière, cela évite les effets secondaire gastriques (si je prends le médoc par voie orale).
Le principe de la pompe, c’est plus tu doses, plus tu relâches. Mais si je relâche trop, je ne sais plus me relever. C’est une double contrainte permanente : J’ai moins mal et mon autonomie descend ou j’ai mal mais je garde mon degré d’autonomie. Quoi que je fasse, je ne le fais pas bien. Pendant 13 ans, la douleur a augmenté parce que je vis un vieillissement précoce. Mes muscles et mon squelette sont défaillants, mon système nerveux est défaillant. Comme mon corps est mal construit, mes postures sont mauvaises, je me recroqueville sur moi-même. On dirait le Gollum du Seigneur des Anneaux.
Je suis devenu dépendant de ce médoc. Si ma pompe se bouche, j’ai huit heures devant moi pour régler l’inconvénient, avant d’être en manque et de mourir. Tous les six mois, je vais à l’hôpital pour recharger la pompe. Il y a un petit trou et hop, on me remplit la pompe. Tous les cinq ans, on me change cette boite dans mon ventre.
L’équilibre balayé
Il y a cinq ans, précisément, il y a eu un problème à l’hôpital. J’ai basculé dans le monde de la douleur. Depuis, je ne me souviens plus d’un instant où je n’ai pas eu mal.
Quand on a changé le cathéter, on s’est rendu compte qu’il était en partie bouché. Il restait trop de produit dans la boite. On m’a alors remis la dose théorique. C’était de trop, par prudence. Il valait mieux être en surdose qu’en sous-dose. J’ai vécu pendant 48 heures en overdose. J’ai dormi pendant plus de 20 heures pour une opération de 30 minutes. J’ai vomi pendant ces deux jours, les pires de ma vie. On a baissé progressivement la dose.
En rentrant chez moi, j’ai tout de suite senti qu’une douleur s’était réveillée. C’était mon arthrose accumulée pendant des années. J’avais géré mon mal, j’avais construit avec mon corps un équilibre précaire pendant 13 ans (entre l’installation de la pompe et l’opération ratée) et cet équilibre a été balayé lors de cette opération.
Avant, j’avais une vie de dingue. Mon handicap ne devait m’empêcher de rien faire. Je voulais pousser toutes les portes. J’ai suivi six diplômes, j’ai étudié et travaillé en même temps en tant que journaliste culturel. J’étais deux jours sur trois aux spectacles, aux concerts, en interviews. Et le soir je suivais un master à Louvain-la-Neuve. Mes amis me disaient que je faisais plus qu’un « valide » et c’est vrai, j’avais une vie de célibataire, il me fallait la remplir, j’étais hyperactif. C’est tout cela qui a été bouleversé il y a cinq ans.
Entre deux et cinq heures de bon
Ma journée de douleur commence au milieu de la nuit. Je me réveille à cause de l’arthrose. La position couchée est la pire car elle déploie ton corps. Or l’arthrose le replie. C’est un combat. Je me réveille. Je reste au lit. Mon sommeil est très inconfortable. Le matin, la première heure de vie est très difficile à cause des douleurs aux articulations. La nuque, les épaules, le milieu du crâne, le bas du dos, à la fin des lombaires, mon épaule gauche qui est sur-utilisée.
Ensuite, ce sont mes meilleures heures. La douleur est supportable. Je dirais 3/10. Jusqu’au repas que je prends assez léger. Ensuite j’ai besoin d’une sieste, c’est indispensable. Si la sieste a été bonne, la douleur avoisine le 4/10. Puis commence la descente. Si le sommeil n’a pas été bon, c’est d’autant plus douloureux. Je suis des séances de kiné quatre fois par semaine. Le matin, je suis dans mes bonnes heures. Le soir, la douleur de la journée peut être travaillée. Sur une journée, j’ai entre deux et cinq heures de bon. A 17 heures, mon énergie est focalisée sur la gestion de la douleur. Cela veut dire que je n’ai plus d’énergie pour aller vers l’extérieur. Me faire à manger est difficile. Je ne cuisine quasi plus. Chaque mouvement va me coûter trop d’énergie. Alors je regarde beaucoup de films. Je vais dormir tôt pour avoir 10 heures dans le lit. Pendant les réveils, je change de position et tente l’auto-hypnose. La douleur coupe mon cycle de sommeil.
Le monde se rétrécit
Le soir, mes amis viennent souvent à la maison. Cela me permet de décentrer mes ennuis. C’est une indication importante pour moi : est-ce que je parviens encore à écouter ? Suis-je capable de me décentrer, est-ce que la douleur empêche de me concentrer sur quelque chose d’autre ? J’arrive à utiliser mon intérêt pour l’autre afin de ne pas m’enfermer dans la douleur. Si tu t’isoles, tu te flingues. Combien de temps vais-je tenir avec ce corps ? Le monde se rétrécit. Et l’hésitation augmente. Je le remarque. Deux fois sur trois, je ne me lance plus car je ne suis pas sûr de pouvoir tenir mes engagements. La douleur referme les possibilités. Je n’ai jamais voulu imposer mon handicap. Mais je me rends compte que l’effort que je peux demander aux valides n’est pas grand-chose. Je dois changer mon logiciel par rapport au handicap. L’aménagement des déplacements, des horaires, devient une condition sine qua non pour que je puisse participer.On ne peut pas prendre mon handicap à ma place mais on peut faire l’effort de se déplacer. C’est une toute petite façon de le porter avec moi.
Je vis ainsi depuis cinq ans. Depuis le fiasco de l’opération. Je pense que la procédure a été respectée. Il y a peut-être eu une erreur de jugement mais je n’en veux à personne. Qu’y avait-il comme solution ? Par contre, je suis fâché sur le monde médical parce que je n’ai plus revu le chirurgien. J’ai appris via un courrier que c’était son assistant qui m’avait opéré. Le minimum serait qu’il me prévienne. C’est à cette période que les opioïdes sont rentrés dans ma vie.
J’ai été opéré en octobre et lors de vacances au mois d’avril, j’avais des patchs de Fentanyl dans mon dos. Je n’en voulais pas. Je sais ce qu’est la morphine, je crains les circuits addictifs, je n’ai pas un schéma psychique addictif. Mais par peur, je sais que je veux maîtriser ces substances. Oxycontin, Fentanyl, j’y suis rentré à contre-coeur et à reculons. Avec les plus petites doses possibles. J’avais un patch de Fentanyl 7,5 que je changeais toutes les 48 heures. Puis je suis passé à l’Oxycontin parce que le dosage était plus facile… J’ai des interdoses d’Oxynorm en fonction des piques de douleurs. Je prends entre 5 et 50 mg. C’est ma variable d’ajustement.
La médecine est perdue
Je suis terrorisé à l’idée d’être dépendant de la morphine. Je veux savoir où aller. Quand tu sais que tu auras une douleur permanente, tu dois faire un choix, soit tu vis avec la douleur, soit tu prends la dose nécessaire pour la tuer mais tu dis adieu à ta vie active. Avec du 60 mg, j’étais maqué, dans du coton permanent. C’est dangereux de faire croire que le Fentanyl ou l’Oxycontin va nous sauver. C’est un outil pour trouver un équilibre acceptable. Si on augmente la dose, on diminue la capacité à sortir. Moi j’ai refusé de rentrer dans la course au bien-être avec les opioïdes.
Quand le niveau de douleur est important, la médecine est perdue. Jusqu’à il y a cinq ans, elle m’a sauvé. Depuis cinq ans, elle ne peut plus rien.
Ces médicaments altèrent ta vitalité psychique, ils coupent ta libido, ton envie d’aller vers l’extérieur. Maintenant, je suis à 10 mg. Mais j’ai l’impression que je devrai passer à plus. L’hiver, c’est toujours plus difficile. C’est une vraie saloperie. J’ai l’impression que quand un médecin prononce « opioïdes », c’est qu’il n’y a plus d’autres pistes, c’est une arme de destruction massive, ils connaissent la dépendance. On me demande comment je parviens à travailler à mi-temps, et je me le demande aussi.
J’ai voulu me tester par rapport à mon addiction. A 5 mg, cela devenait insupportable. Si je décale de trois heures, je suis en sueur, en manque. 10 mg, c’est faible, mais les mécanismes d’acceptation de la douleur de chacun sont différents. Je suis combatif. Je n’ai pas de propension psychique à la déprime. Mon seuil de tolérance à la douleur s’élève avec le temps parce que j’ai compris que soit j’acceptais, soit les doses devenaient plus importantes. Je ne suis pas un doloriste, mais je veux garder un esprit clair. La question est : qu’est-ce que j’accepte pour quels résultats ?
Besoin de gens honnêtes
Je suis suivi par deux algologues. J’ai découvert des gens formidables. C’est une spécialisation récente de la médecine. Elle nécessite de partir de la plainte des patients, de faire confiance à ses explications. J’ai vraiment l’impression que c’est un partenariat et en même temps, ils doivent être à l’aise avec le renoncement. Ils m’aident mais c’est un échec de la médecine. Et en général, les médecins, ils détestent être en situation d’échec, être confronté à l’impuissance de leur art. Je suis handicapé de naissance, j’ai travaillé l’impuissance, les limites de mes actions, j’ai besoin de personnes en phase avec mon parcours. La médecine toute puissante, je n’y crois plus. J’ai besoin de gens honnêtes.
Je suis un peu ému… Je vois ma vie à deux niveaux : au jour le jour, je vais chercher des solutions en fonction de mon énergie de moins en moins conséquente. A travers la médecine alternative, je cherche le bien-être.
Le deuxième niveau est le long terme. Je sais que les douleurs vont augmenter avec le temps. Mon système nerveux est défaillant et l’arthrose ne va faire qu’empirer. Au plus profond de moi-même, je sais que tout va s’aggraver. Il y a des solutions ponctuelles, mais plus d’espoir de retour, de retrouver la vie d’il y a six ans. »