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Mourir sous une tonne de frites
Enquête (CC BY-NC-ND) : Sang-Sang Wu & Quentin Noirfalisse
Publié le
À la Ferme du Passavant, un aventurier de la patate tente une troisième voie entre le bio riquiqui et la culture intensive qui plait aux géants de la frite congelée. Et qu’en pense le ministre Borsus, confronté à un mega projet près de Mons ? Il semble privilégier l’emploi à la santé. Refrain classique.
Karel De Paepe baigne dans la patate depuis toujours. Le modèle agricole traditionnel, il le connait sur le bout des doigts. Et ne comptez pas sur lui pour en dire du mal : « On l’a fait pendant des années ! » Son père cultive des pommes de terre depuis 1985 et travaille aujourd’hui encore avec une entreprise belge spécialisée dans l’achat/vente de patates pour l’industrie de la transformation et l’export. « Mon père prend sa retraite l’an prochain. Avec la mondialisation, ses marges sont rétrécies malgré les primes européennes. » Il partira sans regret, ce n’était pas lui qui allait changer le système.
Karel, lui, en a eu marre. Marre que l’agriculteur prenne tous les risques, investisse pour la plantation, la récolte, le hangar de stockage, s’endette, pour qu’au final, ce soit l’acheteur qui fixe le prix. Alors, le changement, il l’a provoqué lui-même, à son échelle, en 2009, en lançant sa propre exploitation. À la Ferme du Passavant, à Vieux-Genappe, il fait pousser trois hectares en bio, quatre en conventionnel et un en conversion, mais il a surtout repris la main sur la distribution de son produit. Au lieu de vendre à des gros poissons de la transformation, Karel a un magasin à la ferme, avec distributeur automatique. Il livre des magasins bio et des restaurants du coin. Il pense à commercialiser un produit un peu transformé, en coupant ou pelant ses pommes de terre lui-même. En vendant directement au consommateur, Karel améliore sa marge et peut produire moins.
Il livre tous les dix jours une tonne de pommes de terre Challenger chez Patatak, à Bruxelles, un frituriste pas comme les autres implanté au Parvis de Saint-Gilles et à La Bourse. Chez Patatak, on repense complètement le rapport au produit : on épluche et on découpe les pommes de terre sur place, une rareté absolue dans notre pays, où les rois de la frite se fournissent en Bintjes chez des transformateurs spécialisés. À chaque passage, Karel reprend les déchets organiques de la friterie et les met sur son compost. Qui retournera ensuite sur ses terres, après la récolte de céréales. Les épluchures de Patatak ne lui fourniront que 10 % de ses besoins annuels en compost. Mais l’expérience ouvre une voie entre la culture bio de moins d’un hectare et la soumission à la production de masse.
Mangez, mangez, il le faut
Dans un monde sous Covid et sans événements, où des tonnes de pommes de terre sont restées dans les champs et les hangars de stockage, l’industrie a montré ses limites. Alarmée, en avril 2020, Belgapom, la fédération des négociants et transformateurs de pommes de terre, a même appelé les Belges à doubler leur consommation de frites. Une supplique étonnante en termes de santé publique. En 2017, une étude du « Clinical Journal of Nutrition », où 4400 adultes ont été suivis durant huit ans, a montré qu’une consommation importante de frites augmentait les risques de diabète, d’obésité et d’hypertension, des facteurs de maladies cardiovasculaires, surtout pour ceux qui en mangent deux fois par semaine au-delà des quantités recommandées (une quinzaine de bâtonnets, environ 150 calories).
Être le pays leader de la frite congelée a-t-il un prix ? Pour la Filière wallonne de la pomme de terre (Fiwap), « c’est une fierté pour l’industrie ». Pas pour les agriculteurs. « Comme on ne va pas pouvoir mettre beaucoup plus de pommes de terre sur le territoire agricole et que l’industrie continue à croître (malgré la crise, elle continue de développer de nouvelles installations, des lignes de production) », et bien il va falloir importer davantage.
Et si l’on importe de plus en plus de pommes de terre pour les frites, il en va de même pour le bio. Rien d’étonnant, dès lors, si Israël apparaît souvent comme pays d’origine sur vos sachets bio en supermarché. C’est en raison du climat sec, qui bloque le mildiou.
Actuellement, seulement 2 % de la production belge est certifiée bio, selon l’ONG Fian. Manuel Eggen, chargé de recherche et de plaidoyer chez Fian, y voit un déficit de la politique agricole belge. « La Belgique se focalise sur des variétés idéales pour la transformation, un secteur moins propice au bio que le marché du frais. Cette inertie du secteur par rapport à la transition au bio, risque de poser problème à la Belgique si elle souhaite atteindre l’objectif fixé par le Green Deal européen de 25 % de surfaces bio en 2030. »
Vivre sans friture
Sollicité par Médor, le ministre wallon de l’Agriculture Willy Borsus (MR) affirme « vouloir développer davantage la filière bio ». Vite dit… Le soutien massif, il est pour la filière industrielle. Prenons Clarebout, n°1 européen de la frite transformée. Dans les années 2000, il recevait plus de 8 millions d’euros de subventions wallonnes pour lancer son site de Comines. Ces dernières années, ce montant était encore de 4,6 millions malgré un projet d’usine extrêmement décrié à Frameries.
Là-bas, un comité de riverains, « La nature sans friture » tempête contre l’impact environnemental du projet, et contre le ministre Borsus, qui a signé un arrêté ministériel début février où, en page 17, on mentionne que le projet est à « un stade avancé ». Les riverains s’inquiètent : s’agit-il d’une façon d’approuver, à demi-mot, un projet dont la demande de permis n’a pas encore été déposée ? « Le débat se cristallise entre nuisances et créations d’emplois. Mais personne n’interroge vraiment le modèle agricole qui se joue derrière, relève Manuel Eggen. Accepter une nouvelle méga-usine de production à Frameries, cela augmentera inexorablement les surfaces de production pour la patate et donc la pression sur les terres agricoles. C’est renforcer un modèle d’export et condamner le modèle d’agriculture paysanne et locale. »
La fuite vers l’Est
Jusqu’à épuiser les terres avant d’aller exploiter ailleurs ? C’est l’hypothèse avancée par Philippe Baret, doyen de la Faculté des bioingénieurs de l’Université catholique de Louvain. « L’industrie ne risque-t-elle pas de partir avec son savoir-faire, pour ouvrir des usines là où des terres sont disponibles, en Europe de l’Est, notamment ? »
Car la pomme de terre est le miroir d’une crise plus large de notre modèle agricole. Beaucoup de cultivateurs se sont réfugiés dans la patate pour s’en tirer. L’industrie de la transformation, omniprésente, s’attire les faveurs du politique car elle crée de l’emploi et de la valeur ajoutée. Une aubaine, car d’autres secteurs agricoles comme le lait, l’élevage ou le maraîchage, fonctionnent à perte, ne survivant que grâce aux aides européennes, les coûts de production dépassant les recettes de vente.
Dans le Code wallon de l’agriculture, la Wallonie dit vouloir une agriculture familiale et respectueuse de l’environnement. Dans les champs, pourtant, elle soutient une filière qui pousse les cultivateurs à produire toujours plus et à moindre coût, en laissant le soin au reste de la société d’en assumer les conséquences sur l’environnement et la santé.
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La friture 100 % artisanale demande le respect de normes sanitaires assez drastiques. Pas évident pour un indépendant dans son fritkot de gérer les eaux usées, les épluchures et les contrôles sanitaires.
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