Des patatiers découpés par l’industrie

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La Belgique est la reine de la frite. Pour devenir numéro un mondial de la pomme de terre transformée, nous avons fait exploser la production depuis les années 80. À quel prix ? Cette semaine, Médor creuse le revers de la patate, une culture qui grignote nos sols. Premier volet : les liens entre ceux qui font pousser et ceux qui transforment.

Un contrat, c’est un contrat. Aux premiers soubresauts de l’automne, des centaines d’agriculteurs, dans les plaines limoneuses et sablo-limoneuses du Hainaut, le plateau du Condroz et les vastes prairies herbagères liégeoises, territoires patatiers par excellence, croisent les doigts, alors que les camions de « départs-champs » quittent les exploitations, remplis de pommes de terre fraichement récoltées pour les usines de l’industrie de la transformation. Depuis des mois, ils ont pris soin de leurs tubercules. Ce type de culture est bien plus exigeant que la céréale.

La patate, ce n’est pas qu’un champ labouré, qu’on détient ou qu’on loue à un propriétaire et où l’on dissémine des plants avant de les regarder pousser en les pulvérisant deux ou trois fois de produits phytosanitaires. Non, il «  faut pas mal de préparation  » pour arriver à un bon rendement, comme le dit sobrement Pierre Staelens. Ce jeune agriculteur de 36 ans qui a repris l’exploitation familiale de son père à Oeudeghien (Hainaut) pratique une agriculture mixte. S’il n’a qu’une trentaine de têtes de bétail (« c’est peu »), il possède aussi 2000 porcs et cultive du blé, du maïs, du lin, de la betterave et 200 hectares de pommes de terre.

Culture exigeante

Chaque année, il débourse 700 à 1200€ par hectare pour acheter ses plants. Ensuite, il amende sa terre d’engrais, d’azote, de phosphore et de potasse. La pomme de terre a un ennemi farouche, le mildiou, une maladie due à un champignon pathogène. Les agriculteurs lui font passer l’envie de ravager la récolte à coups de fongicides : de cinq à quinze passages en moyenne. Selon la saison et la météo, cela peut coûter de 250€ à 700€ à l’hectare en produits. Une fois que les pommes de terre auront poussé, il faudra les défaner, c’est-à-dire détruire avec des pesticides les tiges et les feuillages des pommes de terre. En septembre, la récolte démarrera, avec des travailleurs saisonniers et des machines, qui ne risqueront pas d’être bourrées grâce au défanage. Et, donc, Staelens comme les autres, croiseront les doigts.

Parce que tous les agriculteurs « patatiers » espèrent obtenir le meilleur rendement possible pour leurs terres. «  Avant, j’obtenais 40 ou 50 tonnes par hectare. Donc environ 8000 tonnes pour mon exploitation. Mais c’était avant. Avec le réchauffement climatique, la sécheresse sape le mildiou, c’est vrai, car il aime l’humidité, mais elle sape aussi le rendement des récoltes. Aujourd’hui, on est content si on tire 35 tonnes à l’hectare. La pomme de terre, ce n’est plus aussi rentable qu’avant.  »

Tirer un maximum de tonnes à l’hectare, ce n’est pas qu’un plaisir de cultivateur. C’est surtout une question de survie. Car les patatiers sont, pour leur grande majorité (plus de 70 %), sous contrat. Sous contrat avec une industrie qui les surplombe, dont les chiffres d’affaire se comptent, société par société, en centaines de millions d’euros : les géants de la frite congelée, de la purée préparée, des croquettes givrées.

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Contre un prix fixé à la tonne (entre 100€ et 170€ la tonne selon qu’elles aient été livrées depuis le champ ou, plus tard, depuis le hangar de stockage) et un cahier des charges précis comme un huissier de justice scandinave, le patatier s’engage à livrer une quantité précise, elle aussi, de pommes de terre. Le reste s’écoule sur le marché libre, dont l’ampleur décroît au fil des ans.

En septembre, après avoir mis de vastes machines et des saisonniers à pied d’oeuvre pour la récolte, les patatiers voient donc les premiers camions partir vers les hangars de Clarebout (1,3 milliard d’euros de chiffre d’affaires, numéro un européen), à Frameries et Warneton notamment, Lutosa, la marque la plus connue (propriété du groupe canadien McCain, 343 millions d’euros de chiffre d’affaires), à Somme-Leuze, Agristo (557 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2019) à Harelbeke, Mydibel à Mouscron (plus de 200 millions d’euros de chiffre d’affaires) ou encore Ecofrost et Farm Frites. À elles seules, ces 6 sociétés contrôlent 90 % de l’industrie de la transformation de la patate belge.

Les autres pommes de terre seront stockées dans des hangars où s’entamera une intense lutte contre la germination du sacro-saint tubercule (nous y reviendrons).

À l’usine, les patates subissent une fouille au corps en bonne et due forme, orchestrée par des hommes et des machines qui savent ce qu’ils veulent. Fait rare, un agriculteur a accepté de nous laisser consulter un contrat qui le liait à Lutosa en 2018-2019. Les critères de cette société de Leuze-en-Hainaut sont similaires aux autres acteurs de l’industrie.

  1. Le calibre : les pommes de terre doivent faire un minimum de 35 mm de diamètre. Et 65 % de la cargaison doit dépasser les 50 mm.
  2. L’endommagement : un échantillon de 10kg est prélevé sur la cargaison et les endommagements sur les pommes de terre sont comptés. Un coup de 2 cm2 ou moins vaut 1 point. Un coup de plus de 5 cm2 vaut 3 points. Les tubercules ne peuvent accumuler plus de vingt points.
  3. La cuisson : une vingtaine de tubercules sont sélectionnés. L’usine prélève la frite idéale et la cuit 2 minutes à 180°. Les frites ne doivent pas trop brunir. Elles sont ensuite classifiées selon leur couleur. Comme pour les coups, elles ne peuvent accumuler plus de vingt points de pénalité.

Le système est précis, implacable, couché noir sur blanc sur des contrats qui indiquent le tonnage que l’agriculteur s’engage à fournir et le prix à la tonne pour les mois à venir. Il vise à fournir une qualité constante aux machines.

Pierre Staelens fournit 70 % de sa récolte à Lutosa et 30 % à Agristo. «  Comme tout le monde, j’ai déjà connu des retours maison de la marchandise lorsque les normes n’étaient pas respectées. Il faut faire attention de bien atteindre le tonnage de pommes de terre conclu dans le contrat. Les pénalités peuvent varier si le contrat n’est pas respecté : tu peux devoir payer la différence entre le prix du marché libre (entre 30 à 300€ la tonne, selon l’offre et la demande, ndlr) et le prix du contrat ; ou alors devoir fournir les tonnes manquantes l’année d’après à un prix inférieur à celui du contrat.  »

Être lié à de telles contraintes, est-ce bien vivable pour les agriculteurs ? En réalité, les multiples patatiers actifs que nous avons interrogés, souvent anonymement car le milieu se veut discret et ne désire pas parler publiquement de ses liens avec l’industrie, n’ont pas beaucoup le choix. Comme la volaille, la pomme de terre est devenue une valeur refuge. Philippe Baret, doyen de la Faculté des bioingénieurs de l’Université catholique de Louvain, explique l’analogie : «  Si les agriculteurs se tournent vers la volaille, c’est parce qu’ils peuvent avoir des contrats avec la grande distribution pour écouler des quantités fixes de leur production et ainsi lutter contre l’incertitude qui tenaille le milieu. C’est la même chose pour les patatiers : un contrat fixe avec l’industrie de la transformation, c’est la garantie d’écouler sa production.  »

À condition d’honorer ses promesses. Par stratégie, Pierre Staelens ne promet que 25 tonnes par hectare à ses acheteurs Lutosa et Agristo. Pour garder une marge de sécurité en cas de sécheresse ou de rendements en baisse. « C’est un choix. Certains agriculteurs prennent plus de risques. Mais j’ai connu des collègues qui, d’un coup, se retrouvaient à ne pas pouvoir fournir le tonnage promis. Ça montait parfois à 1000 ou 2000 tonnes. Si vous devez aller acheter l’équivalent au marché libre, pour remplacer, à 50 ou 60€ la tonne, imaginez la perte.  »

Le père de Pierre Staelens n’a pas toujours fait de la pomme de terre en masse. Jusqu’à la fin des années 80, il en produisait sur des petites surfaces et alimentait le marché local. C’est l’arrivée de Luc Van den Broeke, alors simple négociant en pommes de terre décidé à se lancer dans la transformation, et sa société Lutosa, qui a changé la donne dans la région de Leuze-en-Hainaut.

Le choix de l’endroit était stratégique : la pomme de terre a besoin de terres légères, et s’il pleut au moment de la récolte, il ne faut pas qu’elles deviennent trop humides. Les plaines sablo-limoneuses du Brabant, de Flandre orientale et du Hainaut sont idéales et l’approvisionnement en patates ne pouvait manquer. La petite usine est devenue un géant européen, avec 1200 employés une gamme qui va de la frite aux röstis en passant par la tartiflette, vantée comme « aisément portionnable ».

Bouleversement agricole

Un autre géant comme Clarebout a démarré ses activités en 1988 et a connu depuis 2007 une croissance exponentielle, passant de 250 à 1400 employés, avec des sites à Nieuwkere en Flandre-Occidentale et à Warneton. Clarebout développe, par ailleurs, une politique d’intégration verticale en achetant des terres autour de ses usines. Le groupe a ainsi acquis, selon nos informations, 169 hectares de terres agricoles dans la région de Mons et Quévy via sa filiale Harfarm. En confiant la culture des terres à des agriculteurs et à des sociétés d’exploitation agricole, Clarebout peut ainsi mieux contrôler toutes les étapes de production, du champ à la commercialisation du produit transformé, lequel part ensuite dans plus de 80 pays.

Sensibles à la notion de demande, les agriculteurs se sont tournés vers la patate pour satisfaire les besoins de ces entreprises ambitieuses qui lorgnaient le marché de l’exportation, vers lequel part 80 % de la production de l’industrie de la transformation. Le paysage agricole de ces régions a été bouleversé et la Belgique trône en tête des premiers exportateurs de pommes de terre transformées de la planète. Entre 1975 et 2015, la production a quadruplé en Belgique. Elle est aujourd’hui la principale production végétale du pays, après les légumes. Ou, comme le disait dès 2011 Chris Moris, directeur général de la Fevia, l’industrie alimentaire belge : «  Grâce à la transformation industrielle et la technique de surgélation, le monde entier peut se régaler de notre fierté nationale : les frites.  »

Un produit stable, dans une agriculture instable

Cette fierté, nombre d’agriculteurs interviewés la partagent. S’ils reconnaissent que travailler avec l’industrie est contraignant, certains la saluent pour avoir permis de donner un coup de rein à la croissance des exploitations. «  Nous avons toutes les connaissances techniques pour la produire ici, ça crée de l’emploi et amène de la plus-value agricole. C’est magnifique !  », selon Jean-Pierre Van Puymbrouck, gros cultivateur, membre de la Fédération wallonne des agriculteurs et président de Belpotato.be, l’organisation interprofessionnelle belge de la pomme de terre.

La petite forme des autres cultures végétales a achevé de faire de la patate la valeur refuge ultime. Une tonne de betterave se vend à environ 30€. Une tonne de blé, culture qui est plus facile à maîtriser que la patate, vaut 225€ à la tonne, selon Bruno Schiffers, professeur à GemblouxAgroBio. «  Mais son cours varie fortement d’une année à l’autre et même au sein de l’année  ». Le blé, c’est l’incertitude. La betterave, la dèche. La pomme de terre, la stabilité. Pour un agriculteur, le choix sera vite fait.

La demande de l’industrie de la transformation est telle que pour atteindre ses 5 millions de tonnes de pommes de terre transformées annuelles, elle augmente également sans cesse ses importations d’autres pays. En 2016, la Belgique a importé plus d’1,85 million de tonnes de pommes de terre. Elles venaient essentiellement du nord de la France et d’Allemagne. Entre 2014 et 2020, les exportations de patates françaises vers notre pays ont doublé, passant de 211 000 à 440 000 tonnes.

L’accès aux terres cultivables devient dès lors un enjeu clé. De plus en plus d’agriculteurs flamands viennent cultiver des pommes de terre dans le nord de la France, où les parcelles sont plus grandes et plus disponibles qu’en Flandre. Cela représenterait de 1000 à 1300 hectares, mais ce chiffre est probablement sous-estimé. Un phénomène qui crée pas mal de remous, comme le montre cet article réalisé lors de notre enquête conjointe par Médiacités. Clarebout va plus loin et désire ouvrir une usine de transformation près de Dunkerque, à la colère des riverains, qui craignent les nuisances environnementales.

Choc en stock

Malgré les chiffres gargantuesques affichés par le secteur, il y a quand même quelque chose qui sent le temps gris au royaume de la patate. Hugo Van Nespen, agriculteur en activité, a arrêté la pomme de terre l’année dernière. «  Ce n’est plus rentable, tranche-t-il. Ça l’a été mais plus maintenant.  » Il ne pointe pas seulement les conditions de contrat ou l’impact de la sécheresse qui sévit depuis quelques années, mais aussi la problématique du stockage des pommes de terre.

Les patatiers ne vont pas déverser toute leur récolte d’un seul coup à l’usine. Ils l’amènent en plusieurs étapes, de septembre à avril environ, stockant le reste dans de vastes hangars. Pour prévenir, durant ces mois de stockage, la germination des pommes de terre, un produit peu onéreux - le chlorprophame (ou CIPC) - était utilisé depuis des décennies. En 2017, l’Autorité européenne de sécurité des aliments avait établi que le CIPC exposait les consommateurs à des risques alimentaires graves et des troubles sanguins et hormonaux. Depuis 2020, il est interdit par l’Union européenne.

Les patatiers ont donc dû passer à des alternatives, qui sont de huit à dix fois plus chères, sans être encore parfaites. Parmi celles-ci :

  • Le 1,4 DNM, qui permet de prolonger la dormance (la période pendant laquelle la pomme de terre ne germe pas après récolte), très cher et produit essentiellement en Inde et en Chine, donc augmentant la dépendance à des fournisseurs extérieurs.
  • L’éthylène expulsé sous forme gazeuse dans les hangars de stockage : moins cher, il permet de ralentir la germination, mais ce faisant, il rend les pommes de terre plus foncées à la cuisson, ce qui déplaira sans doute à l’industrie.
  • Ou encore l’huile de menthe ou l’Argos, un produit à base d’huile d’orange.

Selon nos entretiens avec les agriculteurs, l’industrie de la transformation n’a pas encore intégré l’augmentation des coûts de stockage dans ses prix d’achat proposés aux agriculteurs. Aujourd’hui, le coût de production d’un hectare de pommes de terre Fontane, l’une des plus cultivées en Belgique, peut monter à 3000 voire 5600€ tout compris pour un agriculteur (location de la terre ou prix du fermage, semences, main d’oeuvre, amortissements, propre salaire etc.). Sans compter les frais de stockage, qui, selon le Centre pilote pour la culture de pommes de terre, une structure flamande, avoisinent les 2500€ l’hectare, un coût en forte augmentation suite à l’interdiction du CIPC.

Si l’on compte qu’une tonne ramène en moyenne et en étant optimiste 140€ à un agriculteur, selon les chiffres que nous avons recueillis, il faut avoir un rendement de 40 à 50 tonnes par hectare juste pour commencer à dégager une marge. 45 tonnes ? C’est ce que Pierre Staelens, qui cultive notamment de la Fontane, considère comme un rendement dont un agriculteur peut être incroyablement fier aujourd’hui, alors que les années de sécheresse s’empilent depuis trois ans.

Mais le rendement et les coûts de production ne sont pas le seul motif de préoccupation pour l’avenir de la pomme de terre belge - et de l’agriculture en général. L’expansion irrésistible de la tubercule a un impact sur nos sols. Cette culture, gourmande en pesticides, érode les sols et pose un risque à long terme pour les terres belges.

Rendez-vous ce jeudi 18 février pour la suite de notre enquête.

Une enquête conjointe

Depuis octobre 2020, Médor a collaboré avec Apache.be, en Flandre, et Médiacités, en France, sur l’enquête Les gros sur la patate. Vous pouvez lire les articles des trois rédactions sur :

grossurlapatate.eu

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  1. Ces trois régions agricoles représentent 96 % de la superficie wallonne cultivée en pomme de terre, selon L’état des lieux et scénarios à horizon 2050 de la filière des pommes de terre en Région wallonne.

  2. Il a désiré garder l’anonymat, comme bien d’autres pour ce reportage, tant le milieu reste discret sur ses pratiques et les relations commerciales qui le lient à l’industrie.

  3. Selon le rapport sur l’évolution de l’économie agricole et horticole de la Wallonie (2019).

  4. Selon nos entretiens avec des agriculteurs et les chiffres du Profecentrum voor aardappelteelt (le centre pilote pour la culture de pommes de terre), un centre d’expertise flamand. Nous avons fait une estimation basse à 3000€ sur base de nos informations pour les agriculteurs qui seraient propriétaires de leur terre. Celle à 5600 vient d’une analyse du Proefcentrum voor Aardappelteelt et vaut pour un agriculteur qui a signé un contrat de culture saisonnier.

  5. En départ champ, une tonne se vend à 100€ et les dernières tonnes livrées après conservation en hangar sont vendues aux alentours de 170-180€.

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