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L’erreur

Episode 2/3

Sasha est atteinte du syndrome de Rokitansky, ou MRKH. Comme environ une femme sur 4 500, elle est née sans vagin et sans utérus. Pour « corriger » son anormalité, elle est opérée à l’adolescence. Mais, après la vaginoplastie, Sasha enchaîne les complications et sa vie devient un enfer. L’affaire traîne en justice depuis près de dix ans.

4 juillet 2010. À son réveil, Sasha ne sent plus son corps, des orteils au bassin. Rien. Pas la moindre sensation. Et, cerise sur le gâteau, elle a toujours autant mal au ventre.

Elle vient de subir une opération rare, censée apaiser les douleurs fortes résultant d’une autre intervention chirurgicale, loupée, consistant à lui créer un vagin. Elle panique. « La sensibilité va revenir, c’est normal », lui rétorque le médecin. Il est surtout préoccupé par la bonne continuité des dilatations vaginales, essentielles pour que la jeune fille puisse avoir « une sexualité épanouie ». Sasha ment et prétend désormais les faire toute seule. En réalité, les dilatateurs sont cachés au fond de sa valise, là où elle ne peut les voir. Maintenant que le gynécologue ne la touche plus, elle ne veut plus s’infliger une telle torture.

L’incompréhension totale

Pourquoi Sasha ne parvient-elle quasiment plus à marcher ? C’est à peine si elle tient debout sur ses deux jambes. Après plusieurs semaines d’examens qui ne montrent rien, les médecins envisagent l’origine psychogène des maux de l’adolescente. Sasha ne se sent pas bien à l’hôpital et ses soucis disparaîtront dès qu’elle reprendra une vie normale. Elle est renvoyée à la maison.

Débute alors un long parcours du combattant durant lequel Virginie, la maman de Sasha, sillonne les centres de soin pour soulager les maux de sa fille. Les services se rejettent la balle. Ils ne veulent pas de la « patate chaude », comme l’aurait dit un jour le chef de service d’un hôpital bruxellois. Sasha, dont les dossiers médicaux mentionnent un « trouble nerveux réputé d’origine psychogène », est systématiquement redirigée en psychiatrie.

Mère et fille se sentent abandonnées. Alors qu’au moment du diagnostic et de la vaginoplastie, le corps médical prêtait peu attention à sa détresse psychologique, aujourd’hui, il ne voit plus que cela. Une contradiction que regrette amèrement Sasha : « Ils ne m’ont jamais prise dans mon entièreté. » La prise en charge de Sasha est d’autant plus difficile que ses rapports médicaux ont disparu.

« Pendant six mois, j’ai essayé d’avoir mes rapports médicaux. Tout ce qu’ils me donnaient, c’était le papier que j’avais rempli pour savoir ce que j’aimais manger. »

Sous pression d’un avocat, l’hôpital où elle a été opérée et hospitalisée finit par lui envoyer mais de façon incohérente et éparpillée. « Dans les dossiers, plusieurs rapports se contredisent avec des dates qui ne correspondent pas », affirme-t-elle.

Au fil du temps, sa santé se dégrade. Des mouvements involontaires des bras et de la tête apparaissent. D’abord, Sasha rejette en bloc d’éventuels troubles mentaux. Et puis, petit à petit, elle l’envisage. Elle démarre alors une psychothérapie en parallèle d’une rééducation à la marche. Mais rien n’y fait.

Le procès

2012. Incapable de marcher, Sasha porte plainte contre l’hôpital pour erreur médicale. Elle veut que l’établissement assume ses responsabilités et, surtout, espère être enfin reconnue victime. Le Docteur Michel Dufrasne, neuropsychiatre appelé en expert de la partie civile dans le cadre du procès, estime que : « Décider rapidement, dans un tel contexte, une intervention lourde, non nécessitée par l’urgence et sans mesure accompagnante constitue une faute médicale à mes yeux très lourde. »

Avant la vaginoplastie, le corps médical aurait-il négligé la fragilité d’une adolescente choquée, déboussolée, tout droit sortie d’une hospitalisation pour dépression nerveuse ? Aucune assistance psychologique n’a été proposée à Sasha pour l’aider à faire un choix libre et éclairé. Onze ans après l’opération, les regrets sont lourds à porter : « Tout a été trop rapide. Encore aujourd’hui, je me demande ce qui aurait pu arriver si on m’avait proposé une psychothérapie. Si on m’avait obligée à prendre le temps d’accepter cette malformation et l’intervention. Aurais-je mieux supporté ce qui allait arriver ? Personne n’a pensé à le faire. Peut-être pensaient-ils comme moi ? Une femme sans vagin est une femme incomplète. »

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Louise Duneton. CC BY-SA

Médecine hétéronormée

Géraldine Dan, présidente de l’association MRKH Belgium, constate une hétéronormativité généralisée dans la société. « L’identité d’une femme reste intimement liée à la présence d’un vagin et à la capacité à porter un enfant. »

Elle-même atteinte du syndrome, son expérience personnelle en témoigne : « Mon opération m’a permis de me sentir plus femme et de parler du syndrome plus facilement. » Et de poursuivre : « Ce ne devrait pas être le cas. » Selon elle, on n’informe pas suffisamment les femmes concernées sur la possibilité de ne rien faire ou, en tout cas, de ne pas passer par l’intervention médicale. « L’intersexuation est trop souvent vue comme une maladie à réparer. Et, trop souvent, la chirurgie est présentée comme une solution facile. Alors que c’est tout l’inverse. »

Pour améliorer la prise en charge des patientes, son association fournit des informations au public et collabore avec des professionnels formés. Un procès sans fin 2018. Après plus de six ans de procédure, le Tribunal de première instance de Bruxelles conclut à « l’existence d’un manquement, dans l’indication opératoire ». Autrement dit, le personnel hospitalier aurait dû prêter davantage attention à la fragilité psychologique de la patiente avant l’opération.

L’hôpital est condamné à verser une lourde indemnité à Sasha jusqu’à la fin de ses jours. Toutefois, concernant la technique, le tribunal estime qu’il n’y a « pas de manquement imputable dans le chef des médecins (…), mais tout au plus un aléa thérapeutique ».

En gros, considérant la difficulté de l’intervention, il est normal que des complications aient pu survenir. Une demi-victoire pour Sasha, donc. Est-ce enfin l’heure de tourner la page ? C’était sans compter sur l’hôpital qui rejette le verdict et fait appel. La procédure en appel est toujours en cours.

À l’approche des dix ans de l’affaire, mère et fille sont découragées : « J’en suis au point où je ne sais même plus lire les comptes-rendus, les expertises et tout ça… Je n’y arrive plus », souffle Virginie.

Le « paradoxe de l’intersexuation »

Les problèmes de santé gâchent toujours la vie de Sasha. Aujourd’hui, elle ne sait plus marcher, souffre de ses problèmes de constipation et a régulièrement mal au ventre. Les douleurs vaginales n’ont pas disparu. La jeune femme a même dû être réopérée en 2013 pour enlever des agrafes qui s’échappaient de son vagin. Elle assure qu’une agrafe est encore sortie il y a deux ans. « C’est très douloureux. » Pourtant, elle n’a pas souhaité voir un médecin. Sasha a développé une phobie du corps médical et l’évite autant que possible. « Je ne me soigne pas. J’ai appris à souffrir en silence parce que je ne leur fais pas confiance. »

Selon une étude menée par le Collectif Intersexes et Allié.e.s (OII), en France, 64 % des personnes intersexes interrogées estiment que les actes médicaux ont eu des conséquences négatives sur leur santé physique. Un taux qui monte à 83 % pour leur santé psychique. Plus de la moitié d’entre elles évitent désormais de fréquenter le corps médical.

« On est supposés admirer et applaudir les médecins. Dans les associations intersexes, on sait le mal qu’ils peuvent faire, même sans le vouloir », observe Sasha. « Ce que j’en retiens, c’est que je marchais avant d’entrer dans cet hôpital, j’avais des projets, un avenir, et j’en suis ressortie brisée ».

Les histoires de Médor : Chaque début de mois un nouveau récit, en 3 épisodes. Les publications se font les mardi, jeudi et vendredi de la 1ère semaine, à 11h. Gardez les yeux ouverts !

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  1. La disparition des rapports médicaux des personnes intersexes n’est pas chose rare, comme le rapportent de nombreux témoignages.

  2. Certains passages sont tirés de la BD autobiographique réalisée par Sasha.

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