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Armes belges vers l’Arabie Saoudite : exporter coûte que coûte

Episode 1/2

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Lucile Germanangue. CC BY-NC-ND.

La Région wallonne a autorisé des ventes d’armes à l’Arabie Saoudite, en plein conflit sanglant au Yémen. Une fuite inédite de documents jette un éclairage cru sur ce choix effectué au nom de l’économie wallonne, mais au détriment des droits humains.

C’est l’un des secrets les mieux gardés de la Région wallonne : les informations sur les exportations d’armes effectuées par les entreprises du sud du pays ne sont communiquées au public qu’avec parcimonie et de façon très édulcorée.

La Commission d’avis consultée sur les demandes de licences d’exportation les plus problématiques ne rend des comptes qu’au ministre-président et à lui seul.

Ses membres, qui sont screenés par la Sûreté de l’État avant de prendre leurs fonctions, sont tenus de respecter une stricte confidentialité. Ils s’exposent à des poursuites pénales en cas de divulgation. Contacté par Médor au téléphone, l’un d’eux coupe court à toute question. « Je dois interrompre la discussion. Ou alors il me faudrait un avocat. »

Le ministre-président lui-même, quand il approuve des licences, ne rend pas sa décision publique, ni l’argumentation détaillée qui la sous-tend. Tout au plus, les députés wallons reçoivent-ils une fois par an (et avec beaucoup de retard) un rapport annuel – précédé de rapports intermédiaires consultables sous le contrôle des services du greffe, sans possibilité d’en emporter une copie - donnant quelques tendances générales.

« La sous-commission n’a aucune information, hormis les rapports intermédiaires et annuels, explique Nicolas Tzanetatos (MR), qui fut président de la sous-commission de contrôle des licences d’armes au parlement wallon – à ne pas confondre avec la Commission d’avis. Nous sommes en quelque sorte des carabiniers d’Offenbach. On en est réduits à poser des questions à l’aveugle. Et souvent, le ministre-président n’y répond que de manière limitée, au regard du secret des affaires. »

Des griefs accablants

En dépit de cette opacité savamment entretenue, Médor a pu obtenir une série de documents confidentiels, qui jettent un éclairage sur un dossier emblématique : celui des livraisons d’armes à l’Arabie Saoudite. Ces documents – des dizaines de rapports rendus par la Commission d’avis et de licences octroyées par Elio Di Rupo– s’étalent sur la période charnière de 2018 et 2019.

Le conflit au Yémen, un terrain sanglant où les forces saoudiennes loyalistes affrontent les rebelles houthis soutenus par l’Iran, est alors en pleine intensification, et l’Arabie Saoudite s’arme à tour de bras. Elle a notamment passé commande pour plusieurs milliards d’euros de mitrailleuses, de fusils d’assaut, de fusils sniper, de cartouches ou encore de tourelles de blindés auprès de l’industrie wallonne de l’armement – la FN Herstal, mais aussi John Cockerill, Mecar ou encore Safran. Les fabricants sont anxieux d’obtenir sans délai l’autorisation d’exporter, d’autant plus que la réputation internationale de l’Arabie Saoudite est en chute libre.

Le dépeçage du journaliste Jamal Khashoggi en octobre 2018 dans les locaux de l’ambassade d’Arabie Saoudite à Istanbul a choqué l’opinion publique mondiale, autant que la situation au Yémen. Les agissements des belligérants, dont ceux de l’Arabie Saoudite, sont pointés du doigt.

En septembre 2019, des experts de l’ONU dénoncent une « multitude » de crimes de guerre du fait de toutes les parties au conflit. Face à ce que l’ONU qualifie désormais de « pire crise humanitaire au monde », le Parlement européen, ainsi que la Chambre des représentants, ont adopté plusieurs résolutions appelant à suspendre les livraisons d’armes à l’Arabie Saoudite. L’Allemagne, les Pays-Bas, la Finlande et le Danemark ont déjà décrété un embargo. La Wallonie allait-elle suivre le mouvement ?

Cela aurait été une option claire, à lire les argumentations de la Commission d’avis rendues à l’époque. Si elle a rendu dans le passé des avis favorables à l’exportation vers l’Arabie Saoudite, on peut constater dans les documents obtenus par Médor que la Commission revoit sa doctrine et demande que les licences, en dépit de leur importance économique, ne soient pas accordées.

Sur le plan des droits de l’homme, elle note que si les réformes mises en place par Mohamed ben Salmane, alias « MBS », le prince héritier d’Arabie Saoudite, « semblaient annoncer un progrès important », il n’en a rien été. Au contraire, elle évoque une situation des droits de l’homme « désastreuse ».

L’Arabie Saoudite, détaille-t-elle, emprisonne des milliers d’opposants politiques et continue d’appliquer la peine de mort - le plus souvent par décapitation au sabre, lapidation pour les adultères et parfois par crucifixion - à la suite de « procès iniques » (y compris pour cause d’homosexualité, de sorcellerie, d’adultère ou d’apostasie). Au Yémen, poursuit la Commission, l’intervention saoudienne « a fait un nombre important de victimes civiles (…) : bombardement d’hôpitaux et d’écoles, épidémie de choléra provoquée par la guerre, etc. » L’engagement de 14 000 miliciens soudanais par l’Arabie Saoudite dont un « grand nombre d’entre eux sont des enfants âgés de 14 à 17 ans  » est un autre point noir. Elle note également que « l’Arabie saoudite se rend coupable de crimes de guerre ».

Mais surtout, la Commission d’avis porte un coup fatal à l’argument utilisé jusqu’alors pour justifier les exportations vers l’Arabie saoudite. Elio Di Rupo et ses prédécesseurs n’ont cessé de répéter que les armes étaient destinées uniquement à la garde nationale et à la garde royale du pays, deux unités qui auraient besoin des fusils d’assaut wallons surtout pour « protéger les membres de la famille royale et les sites emblématiques ».

Après avoir elle-même appuyé cette théorie, la Commission d’avis finit par balayer l’argument. L’implication de la garde nationale dans le conflit yéménite est «  de plus en plus probable  », note-t-elle. Elle estime dès lors que le risque « que les présentes fournitures soient utilisées à des fins non désirées dans le cadre de la guerre au Yémen est trop important ».

En conséquence de ce listing accablant de griefs, elle émet un avis défavorable pour 25 demandes de licences en 2019, d’après les documents consultés par Médor, non sans déplorer « l’absence d’attitude commune par rapport aux exportations vers l’Arabie saoudite des partenaires européens, seule garante d’une incidence réelle sur le conflit au Yémen, et le problème de concurrence qui pourrait en découler ».

Cause toujours

Elio Di Rupo aurait pu se ranger à l’avis de ses experts, d’autant plus que la nouvelle majorité wallonne, entrée en vigueur en septembre 2019, se veut plus respectueuse du droit en matière de ventes d’armes. Mais le ministre-président ne lâche pas l’industrie.

Selon nos documents, il finit par apposer sa signature pour au moins 16 des licences précitées à la veille de Noël 2019, dans le secret de l’Élysette. Ce n’est pas la première fois qu’un Ministre-président ignore la Commission d’avis, mais pour la première fois, des documents montrent les motivations qui sous-tendent ce type de décisions ministérielles.

Les motivations et les contre-argumentations d’Elio Di Rupo sont audacieuses, parfois à l’extrême limite de la véracité. Là où la Commission d’avis dressait un catalogue d’horreurs fait de décapitations et de crucifixion, les licences, signées des mains d’Elio Di Rupo, reconnaissent pudiquement que « la Commission d’avis a noté certaines déficiences par rapport au respect des droits de l’homme en Arabie Saoudite ».

Quelques lignes plus bas, la déformation des propos de la Commission est poussée plus loin. Elle aurait « souligné que les réformes entreprises par le prince hériter Mohammed ben Salmane semblent ‘annoncer un progrès important en matière de droits de l’homme dans le pays’ », peut-on lire, alors qu’elle avait au contraire expliqué que les réformes n’avaient pas produit les effets escomptés…

Les documents signés par Elio Di Rupo vont jusqu’à vanter les grandes victoires sur le front des droits des femmes. « La décision royale de fin juillet 2019 d’abolir le système de tutelle pour toutes les personnes au-dessus de 18 ans (sauf celles qui ont un handicap mental) a eu comme conséquence directe pour les femmes que celles-ci ne doivent dorénavant plus demander l’autorisation du tuteur pour voyager hors du pays  », note-t-il. Il n’y a pas de petits arguments, sans doute…

Concernant les actions de l’Arabie Saoudite au Yémen, en dépit des preuves qui s’accumulent, il est noté qu’« à ce jour, les services du département des Affaires étrangères du Royaume de Belgique n’ont pas connaissance d’une décision claire des Nations unies, de l’Union européenne ou du Conseil de l’Europe condamnant une ou plusieurs violations du droit international humanitaire par l’Arabie Saoudite ». Et pour ce qui est d’un risque d’utilisation des armes exportées au Yémen, Elio Di Rupo persiste et signe : « les missions de la Garde Nationale n’entrent pas dans le cadre de l’opération militaire mise en place pour endiguer l’avancée des rebelles houthis ». En 2018 la garde nationale a été vue en Arabie Saoudite, «  conformément à l’ordre qui lui a été donnée par le Roi d’Arabie Saoudite Salmane  », notait la Commission d’avis.

It’s the economy, stupid

Pourquoi se donner autant de mal à nier l’évidence ? L’explication se trouve détaillée dans les motivations d’Elio Di Rupo. Si le ministre-président a toujours reconnu publiquement l’importance économique des dossiers en question pour l’industrie wallonne, les documents font état d’une dépendance extrême, vitale et chiffrée au client saoudien.

« L’Arabie Saoudite est un client déterminant pour la FN Herstal et ce, depuis plusieurs années. Le chiffre d’affaires de la FN Herstal pour le marché saoudien est estimé, selon les années, de 20 % à 50 % du chiffre d’affaires total de la société  », indique-t-il. Or en Wallonie, la FN, n’est pas n’importe qui. Elle représente 1 500 emplois directs. Elle rapporte aussi de l’argent frais à la Wallonie qui possède 100 % des parts de l’entreprise, via la Société régionale d’investissement (SRIW). Entre 2013 et 2022 le groupe Herstal a octroyé 111,5 millions de dividendes à la région. L’intérêt wallon est donc intimement lié à celui de la FN.

Dans le cas de CMI Defence, une composante du groupe John Cockerill considérée comme le leader mondial en matière de tourelles-canon pour véhicules blindés de poids léger et moyen, le commerce avec l’Arabie saoudite monte, toujours selon Elio Di Rupo, jusqu’à « environ 80 % du chiffre d’affaire total », et à 60 % pour Mecar. Pour le ministre-président, dès lors, c’est clair : « Un refus de licence risquerait donc de mettre en péril l’équilibre économique atteint et représenterait un risque pour l’emploi en Wallonie ». Les licences sont donc signées.

No comment

La suite de l’histoire est connue.

Saisi par des organisations de la société civile (la Ligue des droits humains, la CNAPD et l’ONG flamande Vredesactie), le Conseil d’Etat suspendra plusieurs fois des licences signées par Elio Di Rupo, estimant qu’il n’a pas « adéquatement motivé » ses décisions « quant au risque manifeste que la technologie ou les équipements militaires dont l’exportation est envisagée servent à commettre des violations graves du droit humanitaire international au Yémen » (voir encadré).

Pour étayer ses décisions, la juridiction administrative s’appuiera sur les rapports circonstanciés de la Commission d’avis – preuve que les batailles d’arguments livrées en coulisses dans des rapports confidentiels peuvent avoir des conséquences très concrètes.

Médor a contacté Elio Di Rupo via son porte-parole. Ce dernier a déclaré que le ministre-président ne souhaite pas « faire de commentaires sur le sujet. Il est en effet de tradition qu’il ne commente en aucun cas les décisions relatives aux licences d’exportation d’armes ».

Avec l’aide du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

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  1. Instituée par le décret wallon de 2012 sur les exportations d’armes, la Commission d’avis rend des avis motivés et confidentiels, à la demande du Gouvernement ou d’initiative. Lisez dans l’épisode 2 nos révélations sur sa composition et son revirement.

  2. Rien que sur l’année 2019, les documents de la Commission d’avis obtenus par Médor font état de demandes de licences ou de renouvellement de licences - à destination principalement de la Garde Nationale saoudienne - pour un montant total d’un peu plus de deux milliards d’euros.

  3. John Cockerill (ex-CMI) est un groupe international d’ingénierie, actif dans la défense, basé à Seraing ; Mecar est un fabricant d’armes et de munitions dont le siège est à Petit-Roeulx-lez-Nivelles ; Safran est un groupe industriel français actif dans la défense, coté au CAC40, bien implanté en Belgique.

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