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FN : plongée chez les Ricains dingues de flingues

Le Shot Show : ce nom ne vous dit rien, mais pour les amateurs d’armes américains, c’est un peu l’équivalent du pèlerinage à la Mecque. La plus grande foire dédiée aux armes civiles attire chaque année à Las Vegas plus de 50 000 personnes. Armuriers, tenanciers de centres de tir, employés des fabricants d’armes… les guests doivent prouver un lien avec l’industrie. Seuls les journalistes spécialisés sont autorisés. Notre journaliste s’est faufilé à l’intérieur. Lisez son récit décalé.

Cet article est publié en marge de l’enquête de Médor sur FN America, la filiale américaine de la FN Herstal.

Un type pointe un fusil dans ma direction, l’œil dans le viseur. J’ai une seconde de recul, et mon cœur manque un battement. Ça fait bizarre la première fois. Mais on finit par s’habituer : dans les travées du Shot Show, le plus grand salon civil d’armement aux États-Unis, ils sont des milliers à titiller la gâchette des derniers modèles de flingues. Je pensais pourtant que la règle numéro un voulait qu’on considère TOUJOURS une arme comme étant chargée et que JAMAIS on ne la pointe vers quelqu’un. Est-ce vraiment un hasard si justement ce matin Alec Baldwin a été inculpé pour l’homicide involontaire de deux personnes sur le film qu’il tournait ? Il leur avait tiré dessus par inadvertance, sans penser que l’arme était chargée.

Ici à Las Vegas, aucun coup de feu ne vient troubler le brouhaha de foire commerciale, et j’avance sereinement dans les allées sans plus me troubler de croiser des dizaines de lignes de tir imaginaires. Mes pieds s’enfoncent dans l’épaisse moquette à motifs Renaissance du Venetian Expo. Le Shot Show occupe tout ce centre de conférence au style vénitien, ainsi qu’un autre voisin, version antiquité romaine, le Caesars forum. « L’espace d’exposition total dans ces deux sites est de plus de 75 000 mètres carrés, ou suffisamment d’espace pour garer 547 avions de chasse F-16 », assure la NSSF, la fédération d’entreprises d’armement qui organise le salon. Impossible de ne pas perdre son chemin dans les 22 kilomètres d’allées, au milieu des centaines d’exposants, parmi une foule équivalente à celle d’un festival de rock.

Dans la peau de Hunter Thompson

Je ralentis le pas en passant devant un stand où s’expose un fusil particulièrement méchant, et l’exposant m’interpelle par mon prénom, qui s’affiche en grand sur le badge que chacun ici est tenu d’afficher bien visible. « How are you doing, man ?  » C’est ce qu’il y a de bien avec les Américains : ils vous abordent facilement. Je lui réponds que bien merci, et il me balance directement toutes les spécificités techniques de son rifle, qu’il me tend pour une prise en main. Je soupèse l’engin avec une moue de connaisseur, genre De Niro : « Great gear. » (Bel équipement). Je le lui rends, satisfait d’avoir un peu potassé mon vocabulaire avant de venir, juste assez pour cacher que je n’y connais rien. Je suis entré en prétextant bosser pour un blog dédié à la chasse et je suis prêt à causer cerfs et battues si on me le demande. Mais tout le monde s’en fout.

Je me prends un peu pour Hunter Thompson. Début des années 1970, le maître du journalisme gonzo était venu à Las Vegas pour suivre une course de voitures, et chroniquer la sortie de route du rêve américain. Son récit à la première personne a marqué l’histoire du journalisme, et je me dis que moi aussi je pourrai bien faire le malin avec cette histoire. Il faut que je la raconte, à la première personne, que je la fasse publier. Si vous êtes en train de lire ces lignes, c’est que ça a marché. Sauf que ce n’est pas tout à fait la même chose : Hunter Thompson était un amateur de flingues et membre à vie de la NRA, la sulfureuse association de défense du droit de porter des armes à feu. Il baladait son regard sous substance dans une Amérique encore passablement flower power. Moi je suis un bobo errant dans le cœur battant de l’Amérique guerrière.

Nouveaux westerns

Un long couloir orné de lustres baroques donne accès aux salles principales, où les grandes marques exposent leurs derniers modèles sur des stands savamment mis en scène, un peu comme au salon de l’auto. Il y a bien sûr Smith&Wesson, dont le nom porte en lui les lointains échos des westerns et de la conquête de l’Ouest. D’autres appellations frappent l’imaginaire au fur et à mesure que je déambule dans les allées : Beretta, Ruger, Winchester, Browning… Peu d’Américains savent que ce dernier, un monument national, est en fait détenu par des capitaux publics wallons, via le groupe Herstal. Tout comme FN America, dont le vaste stand est à la hauteur d’une réputation forgée en une vingtaine d’années de présence sur le marché civil américain. En vedette s’expose le petit dernier de la gamme : le SCAR 15P.

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Un visiteur du Shot Show essaie un SCAR 15P du groupe FN Herstal, fabriqué par sa filiale aux États-Unis.
Éric Walravens. CC BY-NC-ND

Ce genre de fusils semi-automatiques à canon court est la tendance hot du marché – en première ligne de la guerre culturelle sur le contrôle des armes. Tombent-ils sous le champ d’une législation de 1934 exigeant qu’ils soient enregistrés et taxés ? Le doute existe. À l’époque de la prohibition, les nombreuses fusillades avaient amené le Congrès à légiférer pour limiter la vente des canons courts. Ces dernières années, les fabricants d’armes essaient de ruser avec des modèles qui contournent les prescriptions légales. Mais après des mois de tergiversations, l’ATF, le bureau en charge de la réglementation sur les armes, a décidé de siffler la fin de la récréation.

« À l’époque d’Al Capone, le Congrès a déclaré que les carabines à canon court et les fusils à canon scié devraient être soumis à des exigences légales plus strictes. La raison en est que les fusils à canon court ont la grande capacité des armes d’épaule, mais sont plus faciles à dissimuler, comme un pistolet », a rappelé l’ATF dans son communiqué en février. La communauté des pro-guns s’insurge. Sur les blogs, forums et réseaux sociaux, on dénonce la « tyrannie » et l’« incohérence » de l’ATF.

Au Shot Show, quoi qu’il en soit, ces modèles s’exposent, sur le stand FN et ailleurs. Ryan Busse, un ancien cadre « repenti » de l’industrie des armes, prédit que la nouvelle règle sera superbement ignorée, dans un «  grand mouvement de désobéissance civile qui se drapera de vertu constitutionnelle  ». Dès lors, pour lui, mettre ce genre de modèles sur le marché doit se comprendre comme une déclaration d’intention : « Il s’agit d’une affirmation aussi claire que possible pour dire ‘Nous sommes en première ligne de la culture américaine d’ultra droite en matière d’armes à feu’. »

Interrogée, la FN se borne à indiquer que le SCAR 15P « a été examiné par l’ATF et classé par celui-ci comme éligible pour la vente au consommateur », assure-t-elle. Une demande de clarification envoyée à l’ATF est restée sans réponse.

Péquenauds vs médias

Je me dépêche vers le quatrième étage, où se donne une conférence sur les médias. La conférencière est une ancienne journaliste de télévision, qui affirme « avoir sauté d’un navire en plein naufrage ». L’assemblée clairsemée opine du bonnet. Ici, tout le monde semble partir du principe que les médias traditionnels font de la merde. Elle tempère : « Je ne veux pas dire que tous sont mauvais. Parfois, ils sortent de bonnes histoires. »

Reconvertie dans le conseil en relations publiques, elle aide les fabricants d’armes, les armureries et les centres de tir à soigner leur réputation. « Peu importe votre secteur, si vous êtes dans l’industrie des armes à feu, vous êtes une cible pour les médias », selon l’intitulé de sa présentation. Depuis la scène surélevée, elle invite ses ouailles à combattre « la perception que vous êtes une bande de péquenauds sans dents  ». «  Les médias ont leur agenda, mais quel est le vôtre ? » demande-t-elle. Comment s’exprimer face à une caméra, faut-il parler off-the-record, ce qu’on doit éviter de dire… elle livre tout le B.A.BA du plan média.

À la fin, il y a des cas pratiques exposés sur les slides : comment réagir si on découvre que vous avez vendu des armes illégales ou si un adolescent se suicide dans votre centre de tir. Des participants sont invités à monter sur scène pour répondre à de fausses interviews. J’ai peur qu’elle me désigne, et je me recroqueville sur mon siège. Heureusement, un premier de classe lève la main. Face à ses questions incisives et roublardes, il bredouille des réponses peu convaincantes. « On peut quand même l’applaudir », souligne-t-elle, clémente, en raccompagnant son invité hors de scène. En une heure, la session est emballée.

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Éric Walravens. CC BY-NC-ND

En bas, il y a une petite aire de restauration. J’hésite à m’engager dans la file menant au stand asiatique, mais je choisis finalement l’option méditerranéenne. Étrangement, on m’y sert sur une assiette en carton du porc caramélisé et des mashed potatoes, qui sont vraiment délicieuses. Pour arroser le tout, je m’offre une canette d’expresso glacé de la marque Black Rifle Coffee Company, une sorte de Starbucks pour amateurs d’armes.

Cette entreprise de vente de café par correspondance a rencontré un tel succès qu’elle a pu ouvrir des magasins physiques dans plusieurs villes américaines ces dernières années. En 2017, BRCC s’est offert une campagne de pub sur le dos de Starbucks, après que le géant du café latte géant se soit fait fort de recruter 10 000 réfugiés syriens, en pleine crise de l’accueil. « Dégouté par la propagande de Starbucks », Black Rifle Coffee Company avait alors promis en retour d’engager 10 000 vétérans des forces armées américaines. La promesse, dont nul ne sait si elle a été tenue, avait été promue par une campagne tout en finesse.

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None. Tous droits réservés

L’expression « black rifle » elle-même est un marqueur culturel. Elle est l’une des appellations données aux AR15, cette catégorie de fusils semi-automatiques qui suscite la controverse autant que l’adhésion passionnée du mouvement pro-gun. Jusqu’il n’y a pas si longtemps, les AR15 étaient encore souvent rangés dans les « fusils d’assaut », mais l’industrie les a rebrandés pour les rendre plus socialement acceptables. Les fabricants parlent désormais de Modern Sporting Rifles (MSR), fusils de sport modernes. Et aussi surprenant que cela puisse paraître aux yeux d’Européens, ces armes semi-automatiques semblent en effet de plus en plus utilisées pour la chasse. Histoire d’avoir directement du haché de chevreuil, peut-être, je n’ai pas vérifié.

Par contre, il est sûr que les AR15 sont souvent utilisées dans les fusillades de masse, comme celle de Las Vegas, en 2017, la plus mortelle d’entre toutes, ou encore celle de Kenosha, quand un jeune homme venu jouer aux milices patriotes en marges d’émeutes raciales a abattu deux hommes noirs qui le menaçaient (Kyle Rittenhouse a été acquitté l’an dernier après que la légitime défense a été retenue ; il est depuis devenu un héros de la droite américaine).

Je termine mon repas en feuilletant les gazettes chopées sur le stand de la NRA. Entre les éditos vindicatifs et les chroniques d’armes, ce sont les encarts publicitaires qui attirent mon attention. Ici pas d’égéries de parfum ou de grosse voiture, on promeut la littérature : le livre «  Dark Agenda  » dénonce la guerre de la gauche pour «  détruire l’Amérique chrétienne  », tandis que «  Hot talk, cold science  » entend prouver qu’il n’existe aucun lien entre le CO2 et le changement climatique. Feuilleter ces magazines, c’est se plonger non seulement dans le monde des armes, mais dans un univers culturel parfaitement cohérent.

En même temps, il me suffit d’ouvrir les yeux. Ce monde s’étale tout autour de moi le long des allées de l’étage du bas. Si en haut les grandes marques semblaient se soucier encore un peu du politiquement correct, ici la retenue n’est plus de mise.

Le premier stand qui s’offre à la vue à la sortie de la cantine est celui des Guns Owners of America (GOA). Si vous pensiez que la NRA était extrême, attendez de rencontrer ceux qui se présentent comme l’unique «  no compromise lobby  » à Washington. Exemple de loi que pousse GOA au niveau du Wyoming et d’autres Etats : une législation qui impose des peines de prison à tout fonctionnaire «  qui aiderait à mettre en place les contrôles illégaux sur les armes voulu par Biden  ». Autour du stand, quelques types en chemise hawaïenne, nouveau symbole de l’extrême-droite américaine, discutent paisiblement. Je n’interromps pas leur conversation pour leur demander comment tout cela fonctionnerait concrètement.

Eux, le peuple

«  Une milice bien réglée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit du peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas enfreint. » Dans le langage du 18e siècle, c’est ainsi que les pères de la Constitution américaine ont formulé le droit de porter une arme, à travers le deuxième amendement. Tous les textes fondateurs, qu’il s’agisse du Coran ou de la Constitution américaine, ont des interprétations plus ou moins littérales. Ici, au sous-sol du Shot Show, on est dans le camp fondamentaliste. Tout le monde pense que le « 2A », le petit nom du deuxième amendement, est absolu. Il est sur toutes les langues et s’affiche partout : t-shirts, casquettes, mugs. Je trouve même des chaussettes floquées «  We, the people  » («  Nous le peuple  », les premiers mots de la Constitution US).

Je me dirige vers un petit attroupement qui se forme près d’un stand. Mountainside Outfitters propose de customiser votre arme et vend des caissons portatifs, genre étui à violoncelle reconfiguré pour accueillir les mitrailleuses. Son catalogue est le condensé de la culture des flingues américaine. On y propose le «  Still not compliant package  » («  le pack Toujours pas en règle  »), dont on précise pour rire que «  Sérieusement il est illégal à New York  ». Ou le package anti-voleurs, sous-titré «  J’ai 99 problèmes mais les pilleurs n’en font pas partie  ». Il y a aussi plein de gros fusils aux couleurs du drapeau américain, ou des étuis rose bonbon «  pour vos jolies princesses qui aiment les magazines et le mascara  ».

Plus loin, un stand propose des voyages en Afrique du Sud pour tirer le gibier africain. À 5 200 dollars, on se garantit sept jours de chasse et cinq animaux tués, oryx, zèbre ou impala. Il y a une liste de tarifs par tête de pipe supplémentaire. Pour les gros bestiaux, hippos et lions, c’est sur demande. Je papote un peu avec le patron, un homme d’une soixantaine d’années habillé en treillis de chasse kaki clair. Il m’explique que si on veut, on peut aussi apporter soi-même la viande dans les villages et la donner aux gens du coin. «  Les enfants adorent  », il paraît. Si on préfère, bien sûr, on peut ramener un trophée à la maison. Je commence à être fatigué, et j’oublie de lui demander si son activité est légale.

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Éric Walravens. CC BY-NC-ND

Avant de quitter les lieux, mon regard est attiré par un drapeau arc-en-ciel, assez peu seyant avec la virilité bedonnante ambiante. En cette fin de journée, ça commence à sentir les dessous de bras. Je m’approche : ce n’est pas un club de tir gay, mais l’organisation « libérale » des défenseurs d’armes à feu. « Unicorns do exist » (« les licornes existent »), proclame l’organisation sur des autocollants.

Dans un monde dominé par les valeurs de droite, le petit stand ressemble à un village gaulois - tendance village people. L’objectif du Liberal Gun Club est de «  donner une voix aux détenteurs d’armes situés à gauche du centre  », mais aussi de refléter leur diversité de race, de genre ou d’orientation sexuelle. Je demande au tenancier s’ils ont été bien accueillis. «  Ça a é été génial  », dit-il.

Au Shot Show, tout le monde est bienvenu, finalement, tant qu’on partage la passion des armes à feu. Je n’ai d’ailleurs croisé que des gens sympas et souriants. Les valeurs et les mœurs ici sont partagées dans la bonne humeur : se balader le flingue à la ceinture, taquiner le gibier au fusil semi-automatique, descendre le voleur qui pénètre sur ta propriété… personne n’y voit de problème. Ce n’est pas demain que Joe Biden, malgré ses déclarations de faire voter pour de bon une interdiction des fusils d’assaut, leur reprendra leurs droits.

Les coulisses de l’enquête sur le business ambigu des armes wallonnes aux USA font l’objet d’une rencontre le jeudi 30 mars à 19h dans les locaux de l’asbl Barricade (Liège) durant le pop up de Médor.
Réservation par mail à l’adresse lesyeuxouverts@medor.coop

pop up barricade-infos pratiques

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

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