S’imposer l’espoir
Entretien avec Valérie Cordy
Faut-il aimer ou détester Google et ChatGPT ? Pour Valérie Cordy, ce n’est pas la question : ces technologies existent, nous envahissent et même, parfois, nous transforment en zombies. Alors, dominons-les et jouons-en. Dans son dernier spectacle, État du monde, la metteuse en scène et artiste franco-belge surfe sur Google ou dialogue avec une intelligence artificielle, seule sur scène, avec son écran projeté derrière en grand.
Miroir de nos errances numériques, ses recherches nous font passer du sérieux au dérisoire, d’une information essentielle (la destruction de Gaza) à un mème pathétique (« J’ai pris un antidépresseur à la place d’un antidouleur, j’ai toujours mal, mais je m’en fous »). Un récit singulier est tissé, tandis que surgissent sur scène, en chair et en os, telles des vidéos YouTube qu’on n’avait pas prévu de regarder, un groupe de jeunes filles adeptes du moonwalk, une fanfare d’ados ou l’épidémiologiste Marius Gilbert assis dans un kayak.
Valérie Cordy présente une vision à la fois joyeuse et critique de notre monde et de nos usages des technologies. Pour celle qui est également directrice d’un lieu culturel, la Fabrique de théâtre à Frameries, les récits font partie des « soins » de l’humanité. Car seule l’imagination a le pouvoir de redessiner le monde, et de nous rendre l’espoir.

La technologie et ses outils ont toujours fait partie de votre pratique artistique. Là où d’autres boycottent les GAFAM, vous, vous les intégrez sur scène. Pourquoi ?
J’utilise les outils, mais je remets surtout en question leurs usages. Le philosophe Peter Sloterdijk
Peut-on imaginer se passer complètement de ces outils ?
On l’oublie parfois en Occident, mais dans d’autres endroits du monde on n’est pas aussi numériquement colonisés qu’ici. En Corée du Sud, par exemple, toutes les applications sont locales. Si vous ne les téléchargez pas, vous êtes isolés. C’est incompréhensible que nous n’ayons pas d’outils européens pour remplacer les Gafam. Alors en attendant un « Bel-gle » et « Bel-ta », j’utilise Google et Meta, quitte à tordre leur utilisation.
À la manière des 9 Evenings de New York dans les années 1960, une série de performances qui rassemblaient des artistes et des ingénieurs, vous avez travaillé avec de nombreux chercheurs de différentes disciplines scientifiques. La personne qui a changé votre vie, c’est le philosophe français Bernard Stiegler…
Oui. Lui parlait de la « prolétarisation par la technologie » : nous sommes désormais réduits à être des utilisateurs, et non plus des concepteurs. Les outils internet, on sait les utiliser, mais on ne sait pas comment ils sont construits. Or, le web n’est absolument pas virtuel. Ce sont des câbles, des data center, de l’hyper-matériel – et de la pollution. Nous sommes tous des illettrés de notre monde dans le sens où on ne comprend plus le fonctionnement des machines. Il y a une volonté qu’on n’aille pas bidouiller dedans. On ne peut plus ouvrir son téléphone pour voir ce qu’il y a dedans, notamment les métaux précieux.
Vous dites que le numérique a un effet zombificateur…
Oui. Ou « prolétisateur », même si le mot n’existe pas. On est dans une crise de l’attention, mais aussi dans une crise de l’imaginaire. Avec les images en boucle sur les réseaux sociaux, on devient une boucle de nous-mêmes. Si on n’a plus l’imaginaire comme outil, on ne peut pas se développer en tant qu’être humain.
Vous êtes une femme de mise en scène. Créer des récits, développer l’imaginaire, c’est votre métier. Selon vous, le théâtre peut-il contrer cet effet abrutissant ?
Dans l’Antiquité, aller au théâtre faisait partie du soin à soi, du soin à l’autre. Tous les citoyens devaient y aller, ça faisait partie de la vie de la cité.
Il existait un lien explicite entre le théâtre et le soin ?
Oui. On parlait dans la tragédie grecque de « catharsis ». C’est ce moment où, tout à coup, vous reconnaissez que le théâtre vous traverse, et que ça vous rend meilleur. Le soin, c’est aussi donner la possibilité aux gens d’imaginer, pour permettre au cerveau de se débloquer. Quand on voit un spectacle qui nous parle autant au corps qu’à l’intelligence, on n’est plus pareil en sortant. Ça permet d’avancer dans sa propre pensée, d’être plus fort au monde. La culture nous met en mouvement.
Quand vous créez un spectacle, comment vous y prenez-vous pour rendre les gens plus forts ?
J’essaie toujours d’aller vers le positif, en me disant que les récits sont performatifs, autrement dit qu’ils peuvent transformer réellement les gens. Ils peuvent avoir un effet direct sur nos ressentis. Si on propose trop de fictions négatives, on risque d’avancer vers le négatif. Souvent, le théâtre montre des choses très violentes. Le public est alors traversé, voire dominé par cette violence, et son énergie est pompée par ce qu’il se passe sur scène. Je pense que c’est le contraire qui devrait se passer, que la scène devrait donner de l’énergie aux personnes qui sont dans la salle pour pouvoir tenir et affronter le monde dans lequel on vit.
Aller vers le positif, n’est-ce pas, parfois, un peu naïf ?
Je ne trouve pas d’autre mot que « positif », mais ce n’est pas exactement ça : c’est aller vers l’espoir. C’est un combat, ça n’a rien de naïf. Et ce n’est pas non plus tomber dans le divertissement. Parce que « divertir », c’est mettre son attention sur autre chose, ne pas faire appel à l’intelligence et donc zombifier encore une fois. Aujourd’hui, vu l’état du monde, en tant qu’artiste, on doit se positionner !
Vos spectacles parlent d’ailleurs de l’urgence climatique, des violences faites aux femmes ou de la prolifération des infox (fake news). C’est important pour vous ?
Oui. Ça m’importe de raconter le réel dans sa brutalité, parfois, tout en proposant une porte de sortie. Nous devons user de notre humanité pour dire « tout est possible ». Même au fond du trou, on va pouvoir rebondir. Sinon, quoi ?
Ce lien au réel, vous le tenez notamment de votre père. Il a fait sa carrière comme journaliste, correspondant pour Le Soir. Vous avez passé vos premières années d’enfance à Rome, dans un climat de violence, durant les années de plomb. Quelle image en gardez-vous ?
J’en ai une vision de petite fille. Je me souviens d’une grande tension. Il y avait les attentats commis par l’extrême gauche, les Brigades rouges, mais aussi, et on a tendance à l’oublier, des attentats d’extrême droite. Mon père était au cœur de cette actu. Je pense que ça m’a marquée, car aujourd’hui encore, je ne supporte pas la violence.
Quel souvenir gardez-vous de son travail ?
Il était toujours occupé. Je l’ai vu, pendant des heures et des heures, dicter ses articles à quelqu’un à Bruxelles, en disant : « Non, pas comme ça, virgule, et truc, et machin ». Tout ça par téléphone ! La communication, c’était la galère. Après, les technologies ont évolué. Il y a eu le fax, et puis le premier ordinateur portable qui était encore un énorme machin.

La technologie influe sur le travail des journalistes. Mais elle influence aussi les récits ?
Oui. Au théâtre, par exemple, avant l’électricité, il y avait une ligne de bougies qui formait la « rampe » – c’est pour ça qu’on dit les « feux de la rampe ». Les acteurs ne pouvaient pas trop s’en écarter sinon on ne les voyait plus. Ça influait sur la mise en scène, évidemment.
Vous vous saisissez de la technologie comme outil pour raconter le réel. Un homme de théâtre qui vous a beaucoup inspirée, c’est l’Allemand Erwin Piscator. Pourquoi lui ?
Il a projeté des films d’actualité dans ses pièces pour interroger le réel. Il a été complètement bouleversé par la boucherie de 14-18. La guerre a renversé sa manière de créer. C’est le père du théâtre documentaire.
Vous, c’est le 11-Septembre 2001 qui a bousculé votre pratique artistique ?
J’étais en résidence en France et on travaillait avec d’autres compagnies autour du thème de la révolte. Face aux images qui tournaient en boucle et montraient les deux tours s’effondrant après avoir été traversées par des avions-bombes, je n’ai plus pu continuer la résidence. Il y a eu une cassure entre moi faisant du théâtre et moi voulant rendre compte de la réalité. J’ai commencé à me lier au monde des sciences et de l’ingénierie pour interroger les technologies et techniques qui me semblaient transformer complètement le monde. Et j’ai vrillé vers la performance. Dans le sens de créer « dans l’instant ».
La performance a une temporalité plus adaptée au réel que le théâtre ?
Oui, faire un spectacle, ça prend des années, le temps de monter la production. Mais moi, dans cinq ans, je ne sais pas qui je serai, ce qui se sera passé dans le monde, ni quels seront les outils qui modifieront nos usages…
D’ailleurs, depuis 2021, vous faites évoluer au fil des représentations votre spectacle-performance intitulé État du monde. Vous créez un récit à partir d’un zapping sur le Net, projeté sur un écran géant. Puis, arrivent sur scène des personnes réelles…
Oui, un peu comme des vidéos YouTube mais en vrai… Il y a des numéros de danse, de théâtre, de musique, des artistes confirmés ou d’autres qui pratiquent en amateur sur le territoire où se joue le spectacle. Par exemple, à Tournai j’ai invité un groupe de danse irlandaise, à Bruxelles une maman qui est dans une troupe amateur, et son bébé, à Lyon, une fanfare d’adolescents. Tout ça raconte quelque chose du monde dans lequel on est. La culture dite « populaire », c’est celle qui relie vraiment les gens par le cœur. Il y a toujours la question du miroir avec le public.
Il y a aussi une intervenante ou un intervenant principal, interviewé en direct
On a par exemple reçu Reine Prat (cyberféministe), Barbara Glowczewski (anthropologue) ou Marius Gilbert (épidémiologiste) qui était interrogé dans un kayak. Cette personne-là donne une vision plus intellectuelle sur la thématique du spectacle. En fait, État du monde, c’est une performance qui tente de concilier trois types de cultures. La culture web, la culture populaire et la culture dite savante ou « sachante ». Chaque représentation est unique et créée dans l’instant.
Il n’y a pas de répétition avant ?
Non. Personne ne sait vraiment dans quel spectacle il ou elle joue, tout est mis en scène le jour même, mais tout le monde me fait confiance. C’est une expérience humaine assez rare de mettre ensemble toutes ces personnalités qui, normalement, ne se côtoient pas. Chacun, chacune a sa place sur le plateau. Et, en coulisses, tout le monde mange les mêmes gaufres.
Tous les théâtres font de la médiation culturelle, c’est-à-dire qu’ils essaient de créer des liens entre la culture et des publics qui en sont plus éloignés. Vous, vous mettez tout le monde sur scène ?
Le mot « médiation » renvoie, pour moi, à de la gestion de conflit. Je préfère parler de participation. Eh oui, plutôt que de catapulter des gens dans une salle, je les mets sur scène, je leur dis que le théâtre a aussi une importance pour eux, pour elles. Et, peut-être, cela leur donnera envie de revenir un jour…
Au départ, sur scène, vous interrogiez surtout Google. Aujourd’hui, vous dialoguez avec une intelligence artificielle.
Oui, avant de monter sur scène, j’entraîne mon ChatGPT que j’appelle « Adélaïde ». Je lui demande : « Est-ce que tu te souviens du sujet du spectacle, des intervenants et intervenantes ? » En général, Adélaïde me dit oui, même si elle ment. Sur scène, j’ai avec elle un dialogue un peu métaphysique sur le spectacle en cours ou sur la thématique. La dernière fois, elle a commencé à me frotter la manche, à me dire que le spectacle était magnifique. Elle se prenait carrément pour une comédienne. Limite, elle m’aurait dit que le café était délicieux. Il a fallu que je la recadre en public, que je lui dise : « Tu ne vois même pas ce qu’on est en train de faire. Je n’ai pas mis la caméra. Tu es dans une machine. » Ce qui est drôle, c’est que je sens que le public la pense vexée, alors qu’elle n’a pas d’émotions. Nous ne pouvons pas nous empêcher d’humaniser les intelligences artificielles, alors qu’elles se contentent de répondre à nos questions.
Pour un projet futur, vous travaillez les questions de l’au-delà et le lien à la technologie. C’est quoi le rapport ?
Le thanatologue
Vous êtes artiste, mais, depuis 2013, vous êtes aussi directrice de la Fabrique de théâtre à Frameries… Vous êtes entrée à ce poste avec l’objectif d’en faire un lieu de résidences pour des artistes. C’est-à-dire ?
Un lieu de résidence artistique, c’est un lieu avec des espaces pour travailler : une salle de répétition, un studio, une salle de théâtre équipée, avec un accompagnement technique, des possibilités d’utiliser des projecteurs, de fabriquer des esthétiques. Mais aussi une possibilité de dormir sur place, d’accéder à la cuisine et de rencontrer d’autres équipes artistiques.
C’est indispensable, pour ces artistes, d’avoir un accès à une scène ?
La scène, c’est un endroit sacré. Ce n’est pas votre salon. Il y a un exercice que je fais faire à mes étudiants et étudiantes en régie de spectacle (la Fabrique de théâtre abrite une école de régie, NDLR). Je leur demande de se positionner devant le gradin et de regarder la scène vide. Et là, ils et elles comprennent, dans leur corps, qu’il s’agit d’un espace dédié où tout est possible. C’est l’espace dans lequel on va pouvoir construire un monde.
Il y a une grande demande pour les résidences ?
Les besoins sont énormes et ne font qu’augmenter. L’année dernière, on a reçu 220 candidatures, mais on ne peut sélectionner que quarante dossiers. Par contre, maintenant, beaucoup de directions de théâtre viennent voir des étapes de travail (présentation des spectacles en cours de construction, NDLR) avant de financer un projet, plutôt que de financer la production du projet dès le début, en marchant à la confiance.

Vous êtes également cheffe du secteur des arts de la scène de la Province de Hainaut, qui participe à la programmation de 25 centres culturels. Le Hainaut est très actif sur les questions culturelles ?
Oui, pour des raisons historiques. Et c’est d’ailleurs important aujourd’hui de rappeler aux responsables politiques que le Hainaut a été précurseur dans la politique culturelle.
Comment ça ?
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, quand les ouvriers ont obtenu les « trois huit », c’est-à-dire 8 heures de sommeil, 8 heures de travail, 8 heures de loisir, les politiques paternalistes de l’époque se sont dit : « Ils vont aller au cabaret, ils vont boire, il faut les cadrer ! » Leur solution a été la culture. La « Commission provinciale des loisirs de l’ouvrier », datant de 1921, a été l’un des tout premiers accords de politique culturelle en Belgique. Pour émanciper les « masses laborieuses », les élites socialistes ont imposé aux gens des occupations, une idée du « beau », et ce, du « berceau au caveau ». Il y a eu une forme de colonisation des imaginaires des ouvriers de l’époque.
L’effet positif, avec le recul, c’est que l’État a investi dans la création ?
Oui, tout à fait ! Il existait une culture élitiste accessible déjà aux bourgeois avec des théâtres privés. Ici, l’idée était de subventionner la culture pour qu’elle soit accessible au plus grand nombre. Depuis, il y a eu tous les grands mouvements d’éducation permanente. Et finalement, on arrive aujourd’hui à ce qu’on appelle les droits culturels, on fait donc entrer la culture dans la sphère juridique. Chaque personne peut voir et imaginer le monde, et ainsi mieux agir sur lui.
Aujourd’hui, le MR veut une culture moins dépendante des pouvoirs publics, plus subsidiée par le privé. Qu’en pensez-vous ?
Il y a une sorte d’accélération sur la question des subventions de la culture. Tout le secteur est en crise en ce moment et en émoi ! Il y a une pression de toutes parts. D’un côté, le président du MR remet en question le ministère de la Culture, de l’autre la Fédération Wallonie-Bruxelles doit combler un trou financier de 350 millions, et les centres culturels voient leurs subventions réduites. Privatiser la culture, est-ce vraiment ça l’objectif ? La culture doit-elle être un produit ? Il n’y aurait alors plus de diversité, seulement du divertissement.