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Ces seins que nous ne saurions voir

Interdit de danser torse nu

Clé de bras de videurs en boîte de nuit, escadron de policiers qui débarquent dans un festival. Qu’est-ce qui se passe, il y a danger ? Oui, chef, des femmes dansent torse nu !

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Camille Chautru. Tous droits réservés

Nous avons tous des seins. Ceux des hommes sont plats, tellement qu’on en oublierait qu’ils se nomment ainsi. Ceux des femmes, à l’inverse, sont lourds des projections de la société — seins nourriciers ou seins désirés, seins que, la plupart du temps, elles sont tenues de soustraire aux regards. « Cachez ce sein que je ne saurais voir, proclamait le Tartuffe de Molière. Par de pareils objets les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées. » Il y a trois siècles, c’est déjà parce que les hommes les convoitaient que les femmes étaient invitées à ne pas les montrer. Aujourd’hui, les choses n’ont pas tellement changé.

Le monde occidental aime se croire libre parce que les femmes ne sont pas obligées de se couvrir la tête, mais il suffit de baisser un peu le regard pour se rendre compte des injonctions genrées qui visent leur poitrine. Sur la plage, à la piscine, dans les parcs ou dans les festivals, les hommes enlèvent le tee-shirt pépouze, tandis qu’elles doivent rester pudiques.

La norme est tellement ancrée que les femmes n’envisagent même presque jamais d’y déroger. Quand elles le font, il se trouve des hommes pour la leur rappeler, violemment parfois.

En mars dernier, au Fuse, Gabi et Yvanne en ont fait les frais. Les deux femmes sont des habituées du clubbing et dansent fréquemment torse nu dans des soirées queers où, ces dernières années, une culture plus safe a permis cette liberté. Au Fuse, vénérable institution de la nuit bruxelloise où se succèdent depuis 30 ans les grands noms de la techno, elles se sentent ce soir-là suffisamment en sécurité pour enlever leur tee-shirt, comme d’autres hommes sur la piste. La boîte est plutôt hétéro, mais elles dansent sans se faire embêter par des importuns ni créer d’émeute. Pourtant, la sécurité intervient. Les videurs leur demandent de se rhabiller, elles refusent, le ton monte… Gabi a retranscrit l’échange dans un post Instagram, dont la teneur est confirmée par d’autres témoins.

  • Remets ton tee-shirt ! On est en Belgique ici !
  • Ben justement ! J’ai le droit d’être ici comme ça, je ne fais rien de mal.
  • Si un homme te touche, il ne faudra pas venir te plaindre d’agression sexuelle, car on ne t’aidera pas […] Ce n’est pas un bordel ici, tu dénigres l’établissement.
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Camille Chautru. Tous droits réservés

Face à l’obstination des deux femmes, les sorteurs insistent. « Ma pote et moi devenons de plus en plus le pôle d’attraction de la piste. L’humiliation continue. Je me sens comme une bête curieuse et salie », se souvient Gabi. Puis, ils passent à l’action : étranglement pour elle, clé de bras pour Yvanne. « J’ai cru que j’allais mourir ! » Choquées, elles parviennent à se dégager et trouvent refuge auprès de la care team de l’établissement. Après quelques explications qu’elles jugent peu satisfaisantes, elles quittent les lieux, déterminées à ne plus jamais y remettre les pieds. Au commissariat, où Gabi veut dénoncer la violence subie, elle n’est pas mieux accueillie. Les policiers ne semblent pas avoir un avis différent de celui des sorteurs et la dissuadent de porter plainte.

Opération « Rhabillez-vous »

L’événement pourrait être anodin et isolé. Il n’est ni l’un ni l’autre. Il n’est pas rare que des agents de sécurité zélés ou des policiers ordonnent à des femmes de se rhabiller, comme plusieurs autres témoignages sont venus nous le confirmer. À Charleroi l’an dernier, par exemple, les Femmes de mars ont été le théâtre d’une scène absurde. Ce festival féministe, organisé par les branches locales de Présence et Action culturelles (PAC) et Soralia, tenait à l’Éden sa soirée de clôture. Appelés à la rescousse par une barmaid qui n’en avait pas référé aux organisatrices, deux combis et 20 policiers débarquent pour ordonner à une jeune femme de ranger ses seins. Lyne, ce soir-là, avait simplement chaud. Et puis, pour elle, se découvrir le torse est aussi un acte militant.

Quand elle le fait en festival, raconte-t-elle, « beaucoup de personnes me disent que ça les inspire, beaucoup de femmes me disent merci ». Elle a conscience de son privilège. « Je suis une personne blanche, avec un corps fin et normé. Pour une personne racisée ou grosse, c’est encore plus difficile. » Mais ce soir-là, privilège ou pas, la jeune femme se voit adresser une amende administrative pour trouble à l’ordre public.

L’événement a eu le mérite d’enclencher un débat. Après des échanges de courrier entre le PAC, le bourgmestre et le chef de la police, des rencontres sont organisées pour débattre du règlement communal. Le moment est opportun : un nouveau code pénal sexuel est entré en vigueur en 2022 en Belgique. Le nouvel article sur l’exhibitionnisme prohibé le définit comme l’imposition à la vue d’autrui de « ses propres organes génitaux dénudés » ou d’« un acte à caractère sexuel dans un lieu public ».

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Camille Chautru. CC BY-NC-ND

D’après Laurent Kennes, maître de conférences à l’ULB et avocat, « le législateur a volontairement précisé qu’il s’agissait d’imposer ses organes génitaux et non une autre partie dénudée pour ne pas sanctionner le fait de montrer ses fesses ou sa poitrine ».

Le changement infuse

Le Fuse aussi a décidé de s’adapter. La boîte de nuit a congédié deux des sorteurs impliqués dans l’incident et, après plusieurs semaines d’hésitation, a décidé de mettre à jour ses conditions générales.

Dans un premier temps, elle voulait proscrire explicitement l’exhibition de « toute zone pouvant être sexualisée », dans laquelle étaient rangées les poitrines des femmes, mais pas celles des hommes. Mais « après mûre réflexion », elle a choisi d’autoriser le torse nu pour tout le monde et de « voir comment nous naviguerons à partir de là », explique Steven Van Belle, l’un des gérants. « Cela nous a semblé être la décision la plus ouverte, même si nous avons des craintes en matière de vie privée et de sécurité. » Le Fuse n’interdit en effet pas les photos, comme le font d’autres clubs qui posent une pastille autocollante sur les caméras des téléphones à l’entrée.

Par ailleurs, la boîte située dans les Marolles pratique une politique d’ouverture assez large, en filtrant peu à l’entrée. « Les gens qui nous visitent reflètent la société, ce qui vient avec des dangers aussi. Est-ce que cela ne risque pas de devenir plus dangereux à la sortie pour les personnes qui ont dansé torse nu ? » Ces questions sont ouvertes, et le club réexaminera dans quelques années sa nouvelle politique, qui sera communiquée sur le site web ainsi qu’à l’ensemble du staff.

Pour le Plan Sacha, une organisation qui travaille à lutter contre les violences sexistes et sexuelles en milieu festif, une telle décision requiert d’importants efforts de transmission, dans un secteur qui connaît une rotation de personnel important. Aussi, « si on veut créer un espace où c’est possible, il faut travailler avec le public », afin que le torse nu féminin ne donne pas lieu à des commentaires, remarques ou attouchements, explique Ana Seré, chargée de projet.

Qui sait, avec un peu de sensibilisation, les mecs chauds en soirée pourraient apprendre collectivement à tempérer leurs ardeurs et permettre l’égalité ? Pour se calmer les idées, ils pourraient se réciter la réponse de Dorine, moins citée que Tartuffe et pourtant savoureuse :

« Vous êtes donc bien tendre à la tentation,
Et la chair sur vos sens fait grande impression !
Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte,
Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte
Et je vous verrais nu du haut jusqu’en bas
Que toute votre peau ne me tenterait pas. »

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Camille Chautru. Tous droits réservés
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