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Maman n’est pas sur la photo

Nos albums de famille

Caractérisé par son odeur de quasi-moisi et sa couverture aux liserés dorés-démodés, l’album photos de famille relate les grandes étapes de nos petites vies. Et dévoile les dynamiques genrées au sein du foyer.

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Archives du Musée de la Photo. Tous droits réservés

« Tellement ! », « Tellement… », « Mais tellement ! Je suis tellement peu présente dans les albums des garçons. » Les réactions affluent dans la boîte de réception de Juliette Mogenet. La Bruxelloise vient de partager ceci, sur Instagram : « Mères de famille, on vous prend en photo, vous ? » À cette question, elle répond qu’il y a « 100 fois plus de photos de mes enfants avec leur père, leurs grands-parents, leurs ami·es, leur chat… qu’avec moi qui pourtant suis celle qui passe 10 fois plus de temps avec eux que toutes les personnes citées ci-dessus ».

La question, d’apparence anodine, a déclenché chez elle, ses amies et des centaines d’inconnues sur les réseaux, une prise de conscience collective.

Elles sont « tellement » dans ce même cas, éclipsées des souvenirs photographiés, réalisent-elles en chœur. Alors oui, « y’a pire dans la vie », tempère Juliette. Mais pour elle, qui est mère de deux enfants, ce phénomène « s’inscrit dans une toile beaucoup plus large de déséquilibres dans la prise en charge du travail domestique ».

Cette responsabilité de capturer la vie de famille endossée par les mères a pourtant été, par certains aspects, « une victoire des femmes sur la technique ». C’est ce que postule la sociologue et photographe Irène Jonas, dans son article « La photographie de famille : une pratique sexuée ? ». Pour le comprendre, il faut rembobiner un peu l’histoire de la photographie amateur et des albums de famille.

Pratique de bonhomme

En 1827, Nicéphore Niépce immortalise un paysage sur une plaque d’étain recouverte de bitume de Judée. C’est la première photographie de l’histoire. Le procédé se développe rapidement jusqu’à la fin du XIXe siècle. Les familles bourgeoises, pour tirer leurs portraits, commencent à préférer la photosensibilité à la peinture, utilisée jusqu’alors.

Tout en gardant ses codes très stijf (« rigides ») : on revêt ses plus beaux habits, monsieur se place au centre, femme et enfants l’entourent, sans que quiconque esquisse un sourire – l’expression de ses sentiments incontrôlés est jugée vulgaire et, surtout, le temps de pose est long.

« Quand la photo s’est “amateurisée” au début du XXe, les pères de famille ont pris l’objet en main puisque, par défaut, les femmes étaient qualifiées d’incompétentes en ce qui concerne la technique », observe Marie Sordat, photographe et professeure de photographie à l’INSAS (Institut supérieur des arts). Femmes et enfants demeurent cantonnés aux rôles de sujets passifs de la photographie familiale réalisée par l’expert en chef, armé de ses virils objectifs.

Jusqu’à ce que Kodak inonde le marché de son fameux Instamatic, en 1963. Un modèle automatique, facile à utiliser et donc jugé… « féminin ». Les appareils s’allègent, les femmes s’en emparent, alors que les mœurs évoluent. Finis les portraits austères réalisés en studio, elles tournent l’objectif vers l’intime, photographient l’espace domestique, les étapes importantes de la vie, les loisirs et les sourires (qui ont, depuis, fait leur apparition). Rançon de la maîtrise technique : puisque les mères sont derrière l’appareil, elles disparaissent des images.

Instrument de mémoire

Pour Marie Sordat, la deuxième moitié du XXe siècle est néanmoins « une période où la femme gagne tout le pouvoir : elle fait les photos, les fait développer, les met dans l’album ». L’album photos, qu’il soit rangé dans la bibliothèque du salon ou qu’il moisisse au grenier, occupe une place centrale dans nos familles. Et le choix des images qui le composent, leur ordre, les textes qui les accompagnent ne sont pas anodins.

Sélectionner ce qui y figure (et donc ce qui n’y figure pas) fige une certaine image, soigneusement travaillée, que la famille souhaite se renvoyer à elle-même. Heureuse, unie, bien comme il faut. On n’aurait pas idée d’y étaler autre chose que des moments de joie ou des preuves de son aisance sociale et financière (comme le sont les mariages, célébrations, vacances…).

Irène Jonas s’est interrogée dans plusieurs livres sur la fonction de l’album de famille. Et considère qu’il « fait le lien entre les générations en tant qu’instrument de la cohésion familiale. Il “faut faire” des photos pour qu’un jour les autres puissent “avoir des photos”, en ce sens la photographie familiale est non seulement un lieu de souvenirs mais aussi un devoir de mémoire ».

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Anonyme, Wenduine, 1934-1937. Album photographique, 16,6 × 25 cm. Coll. Musée de la Photographie MPC 2018/130.2.2.
Archives du Musée de la Photo.. Tous droits réservés

Nos photos vivent lorsqu’elles sont commentées, ensemble, lors d’une fête, d’une visite, d’un décès… « L’album de famille a une tradition orale féminine », avance Marie Sordat. Sans grand-mère pour les raconter ou légendes manuscrites pour les contextualiser, les images de nous ne sont plus bonnes qu’à échouer dans une brocante. « On meurt deux fois, disait l’artiste Christian Boltanski. On meurt quand on meurt vraiment, et on meurt quand on trouve une photo de vous et qu’on ne sait plus qui c’est. »

Valeur d’archive

Adeline Rossion, historienne de l’art, collaboratrice scientifique en charge de la collection du Musée de la Photographie de Charleroi, est complètement obsédée par la photographie familiale. Le musée conserve quelque 400 « chroniques familiales », comme elle les appelle, confiées par des donateurs.

« L’album est un objet fait avec soin et amour, dans l’intention de raconter une histoire. » Les doigts glissés dans des gants blancs, Adeline Rossion manipule une grande boîte grise en carton non acide. Elle en sort des albums, les dévêt de leur papier de soie, les feuillette. « Regardez, ici une personne a été découpée à chaque fois, sur chaque image. On sent qu’elle n’avait plus sa place dans les photos, mais on les garde quand même. Ce qui est fascinant avec la photo amateur et les albums, c’est tout l’imaginaire qui les entoure. »

Une image déchirée mais dont les deux morceaux ont été conservés, une autre annotée « moi » ou poinçonnée. Tous ces résidus sentimentaux que l’on devine autour des images ont fait l’objet d’expositions au Musée de Charleroi en 2022 et à la Galerie Enfants Sauvages (Bruxelles) en juin 2024.

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Henri Ferbeck, Belgique, ca 1930. Épreuve à la gélatine argentique, tirage d’époque, 5,4 × 8 cm. Coll. Musée de la Photographie MPC 2012/49.1 125.
Archives du Musée de la Photo.. Tous droits réservés

Tous ces clichés un peu banals, pas forcément réussis, qui n’ont d’intérêt que pour ceux qui sont dessus (et encore), comportent néanmoins une valeur archivistique. « Anthropologiquement, ça nous apprend énormément sur les façons de vivre d’une époque, dit-elle en manipulant l’album d’une famille abîmée par la guerre. On a récemment reçu un chercheur qui travaillait sur l’évolution des intérieurs et un autre qui bossait sur les papiers peints. C’est dans la photo de famille qu’ils vont trouver des informations. Et si nous on ne les conserve pas, qui d’autre le fera ? C’est important de garder ces images, pour qu’elles puissent être étudiées dans 50 ou 100 ans. »

Avec le risque que des chercheurs en chambranle de porte du futur concluent, un jour, que les enfants de 2024 ont grandi sans mère.

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  1. Postée sur Twitter par l’utilisatrice @FilledAlbum, le 3 janvier 2022.

  2. On atteint un temps de pose d’un centième de seconde autour de 1880.

  3. Émission Le cercle de minuit, 1996.

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