L’Atlantide de la côte belge
Une île face à Ostende

Reconstitution visuelle de la côte belge (à hauteur de Leffinge) telle qu’elle était avant la digue (Xe siècle).
Il y a mille ans, une île existait au large de notre côte. La disparition de Testerep est aujourd’hui reconstituée en détail, car elle offre de précieux enseignements pour l’avenir. Plongée en mer du Nord en quête de lointains vestiges.
« Ici, il a dû y avoir des terres », affirme la géologue marine Ruth Plets, de l’Institut flamand de la mer (VLIZ). Le Simon Stevin, vaisseau de recherche de la Flandre, vogue à quelques kilomètres de la côte. Depuis le pont, l’enfilade d’immeubles résidentiels du front de mer ne dépasse pas une largeur de pouce. On distingue à peine le Kursaal. Place au Vibrocore, annonce la chercheuse. Le mot sonne comme une méthode de remise en forme.
Le moteur du bateau bourdonne, signe que le capitaine tente de maintenir sa position sur les eaux, calmes aujourd’hui. À l’aide d’un système de poulies, l’équipage plonge un instrument jaune de trois mètres de hauteur – le Vibrocore – dans la mer du Nord, et le descend jusqu’au fond, à une dizaine de mètres de profondeur. Visuellement, l’énorme engin a quelque chose d’une capsule temporelle. C’est d’ailleurs bien ce qu’il est.
À la force de vibrations, un tuyau de métal se fraie un chemin dans le sol marin et y prélève une carotte (core) de quelques mètres de longueur, laquelle est ensuite minutieusement découpée et étiquetée sur un plan de travail.
Le rituel se répète, encore et encore, en des points précis indiqués sur la carte. Chaque carotte raconte, par ses couches d’argile ou de sable, l’histoire du point correspondant, ce qui permet de reconstituer l’évolution du paysage côtier au fil des millénaires passés.
Cette reconstitution est l’objet du projet Testerep, fruit d’une collaboration entre le VLIZ, la VUB, la KU Leuven et la haute école Howest (à Courtrai), et non dépourvu d’une certaine touche mystique : Testerep est le nom d’une île qui se trouvait au large de la côte belge au Moyen Âge, mais que la mer a fini par gagner. Vous avez dit Atlantide ?
Ostende 2.0
Plus tôt dans la journée, nous empruntons, sur conseil de Ruth Plets, l’ancienne route allant de Bruges au port d’Ostende. « Pour se mettre dans l’ambiance de Testerep », dit-elle. Nous coupons par la N9 à travers le paysage de polders de Flandre-Occidentale, en passant par Strooienhaan, Lepelem et Blauwe Sluis.
L’œil attentif remarque qu’il n’y a pas que les saisons qui fluctuent dans cette contrée. Le tapis de verdure n’est pas invariablement plat comme un billard.
« À l’œil nu, c’est à peine perceptible », explique l’archéologue du paysage Soetkin Vervust (VUB). « Mais sur un modèle numérique de terrain, le relief de la région côtière apparaît clairement. » Partout dans les polders, il subsiste des bandes de terre légèrement surélevées ou affaissées, vestiges des digues et chenaux qui dominaient autrefois le paysage. Un paysage de marées où l’eau de mer pénétrait à l’intérieur des terres par de larges chenaux, parfois sur des kilomètres.
Soetkin Vervust décrit l’endroit comme un « gigantesque Zwin ». Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la célèbre réserve naturelle est une zone côtière logée légèrement en contre-haut. À marée haute, la mer du Nord y dépose de fines couches de sable et de vase qui pétrissent lentement la terre au rythme de la montée des eaux. Chacun des 63 kilomètres du littoral belge – et bien loin au-delà – était soumis à cette dynamique jusqu’il y a environ mille ans. C’est ainsi que des dizaines d’îles prirent forme, dont Testerep était la plus imposante.
L’histoire est aujourd’hui racontée par les toponymes. Au Moyen Âge, la crique de Testerep, devenue depuis un petit plan d’eau dans lequel il est possible de faire du kayak en été, était deux fois plus large que l’Escaut à hauteur des quais d’Anvers. Le chenal de marée était parallèle à la mer, et donna forme, il y a deux millénaires, à une longue île. Les noms des localités qui virent le jour plus tard aux extrémités et au centre de cette île ne mentent pas : Westende, Middelkerke, Oostende. Extrémité-Est, Église-du-milieu, Extrémité-Ouest.
Rome
Que s’est-il passé exactement ? Pour expliquer la disparition de Testerep, il faut inévitablement tourner le regard vers l’homme. L’arrivée des Romains, au début de l’ère chrétienne, annonce les premiers changements drastiques. La tourbe est récoltée comme combustible, le sel comme moyen de conservation. À partir du XIe siècle, les premières fermes et digues de grande envergure sont érigées sous l’impulsion des comtes flamands, qui voient dans les schorres de riches pâturages.
Pendant les siècles qui suivent, le peuplement et l’activité croissent à un rythme soutenu. « Pour des raisons économiques, les chenaux de marée ont été endigués, ce qui a empêché le dépôt de sédiments par la mer et l’exhaussement des terres. L’exploitation des dunes s’est aussi intensifiée », explique Soetkin Vervust.
Le chenal de Testerep fut poldérisé, les dunes aplaties, et l’île – entre-temps devenue presqu’île – en fit les frais : les ondes de tempête, accompagnées selon la climatologie d’un réchauffement temporaire, y eurent champ libre pendant le Moyen Âge tardif.
L’histoire est bien connue à Ostende. Brian, membre de l’équipage du Simon Stevin,n’a cependant jamais entendu parler de Testerep. Je ne suis pas allé longtemps à l’école, dit-il. Mais je sais que le vieil Ostende se trouve en mer. L’Ostende d’aujourd’hui est une version 2.0. L’onde de tempête de la Saint-Vincent, en 1394, a repoussé la population de plusieurs centaines de mètres à l’intérieur des terres, loin de Testerep.
Au fil des siècles, la partie nord de Testerep fut engloutie par la mer, mètre après mètre, sous l’effet d’ondes de tempête successives. La partie sud est aujourd’hui raccrochée au continent.
« De l’argile », annonce Victor Cartelle, chercheur du VLIZ, en examinant le fond d’une carotte fraîchement prélevée. « Comme on s’y attendait. » L’homme détermine où doit être plongé le Vibrocore. Dans une phase antérieure du projet Testerep, il a réalisé une analyse du fond marin par une sorte d’échographie. Des lignes montrent à quelle profondeur se trouvent différentes couches de sol, mais pas de quoi elles sont constituées. Quelque 80 carottes permettront bientôt de le savoir.
« C’est comme si on extrayait ces carottes d’un gâteau dont on connaît seulement le nombre de couches », explique Ruth Plets. On peut supposer, à vue d’œil, qu’un cheese-cake est composé d’une couche de fromage blanc et d’une couche de biscuit, mais il faut en prendre une bouchée pour en être sûr.

Cette bouchée livre parfois des surprises. Une carotte prélevée près de la plage de Raversijde révèle des couches d’argile, de sable et même de coquillages qui témoignent chacune d’une époque distincte. Elles se démarquent légèrement d’une couche de compost noirâtre. « Une tourbière, explique Victor Cartelle. On y a même trouvé un petit scarabée. » La datation au carbone montre que la tourbe s’est formée il y a 9 000 ans.
« La tourbe est un sujet brûlant », assure Ruth Plets. Dans le domaine scientifique, disons. Elle nous donne un morceau de compost prélevé en mer la veille, à près de cinq kilomètres de la côte. Un bout de terre vieux de 10 000 ans se trouve dans la paume de ma main. Quand il se rompt, une odeur pénétrante de soufre se dégage.
La tourbe peut renfermer – si elle est suffisamment humide – d’énormes quantités de carbone. Cette découverte, faite également ailleurs dans la mer du Nord, met un sérieux bémol à l’ambition européenne d’étendre les parcs éoliens. Un inconvénient inhérent à l’installation d’éoliennes en mer est le « remuage du sol marin », explique Ruth Plets. Pour peu que l’on touche à des couches de tourbe, on risque de libérer sans le vouloir un tas de CO2.
Cuvette et inondations
Cela n’est qu’une des multiples données qui font surface en même temps que Testerep, et qui restent pertinentes au plus haut point aujourd’hui. La plus importante de ces données est peut-être que « Testerep est une leçon d’humilité », selon Soetkin Vervust, qui a mené les travaux de recherche sur la terre ferme.
Notre région côtière est aujourd’hui « une cuvette dangereusement basse », prévient-elle. Là encore, ce sont les interventions humaines qui l’ont rendue plus vulnérable : de hautes digues devant la côte, des immeubles devant les dunes, un hinterland poldérisé grâce à un dense réseau de gestion des eaux… et un nouveau contexte de réchauffement (plus si temporaire, celui-là).
Jusqu’au début du XXe siècle, le niveau de la mer s’est élevé de moins d’un millimètre par an pendant 5 000 ans. « Aujourd’hui, ce chiffre a quintuplé, avertit la chercheuse. Et il ne fera qu’augmenter pendant les temps qui viennent. »
La région poldérisée est aussi sous pression depuis l’intérieur des terres, à cause du contraste qui s’accentue entre périodes sèches et humides. En cas de fortes précipitations, l’eau n’est pas suffisamment retenue et est évacuée trop vite via l’Yser ou les canaux vers la zone située juste avant la côte.
C’est ce qui a causé les inondations de la fin de l’année dernière (2023) dans le Westhoek. « Certains bourgmestres clament qu’il faut construire des digues encore plus hautes. Mais ce n’est pas une solution durable », assure Soetkin Vervust, rappelant le destin de Testerep. « Cela n’a pas de sens de se poster sur la plage ou au bord de la rivière et de crier “viens seulement” ! L’eau gagnera quoi qu’il arrive. Celui qui plante ses talons dans le sable se fera emporter. »
D’ici à 2100, le niveau de la mer devrait encore monter de 61 à 110 millimètres. Des chercheurs de la VUB ont élaboré des projections plus lointaines encore, et ont conclu que même dans le meilleur scénario en matière d’émissions, le niveau de la mer sera plus haut de neuf mètres dans 10 000 ans, et de grandes parties de la Flandre actuelle seront sous l’eau.
Pour la région côtière, le temps presse. Sans transition écologique, la mer pourrait monter de deux mètres d’ici seulement 230 ans, dans le pire des cas. Et les vertes contrées de Strooienhaan, Lepelem et Blauwe Sluis se pareront alors de bleu.
Zone tampon ?
Un scénario de retrait, consistant à rendre la côte à la mer – un Ostende 3.0 –, n’est pas envisageable du point de vue de l’action publique. L’Agence des services maritimes et côtiers (MDK) se tourne principalement vers ce qu’on appelle des Nature-based Solutions, des solutions qui redonnent de l’espace à la nature sans pour autant effacer la présence humaine.
À Middelkerke et à Raversijde, un espace naturel a été rendu à l’oyat, cette végétation typique des dunes qui retient le sable, pour construire une défense naturelle avant la digue. D’autres études sont axées sur la surélévation de bancs de sable, et même sur la création d’une presqu’île pouvant servir de moteur d’ensablement de la côte. Une sorte de nouvelle Testerep agissant comme zone tampon.
Évidemment, l’addition serait salée. Il faut donc gagner l’adhésion du public. C’est pourquoi le projet Testerep est aussi un effort de sensibilisation, qui s’inscrit dans l’esprit du guide Kust en klimaat du département Environnement (de la Région flamande).
Dans des salons d’information, comme à Middelkerke dernièrement, les chercheurs s’efforcent de transmettre les enseignements du passé à un public nouveau. « Parfois, on nous répond : “Vous voyez bien, la côte a toujours changé.” Quelque part, c’est vrai, mais nos travaux montrent surtout que la côte doit avoir la possibilité de s’adapter », explique Soetkin Vervust.
Jeux vidéo
Le Simon Stevin est de retour à quai. La collecte de données touche à sa fin. Pendant les deux prochaines années, les chercheurs continueront de mettre au point leurs modèles, qu’ils transmettront aux concepteurs de jeux vidéo de la section Digital Arts and Entertainment (DAE) de la Howest.
Eux se chargent de la mise en récit (storytelling) des conclusions scientifiques, au moyen de visualisations qui donnent un aperçu parlant de l’évolution de la côte sur des milliers d’années. Ou de la tempête qui a englouti l’Ostende médiévale, et de la reconstruction de la ville, plus en retrait.
« Quand j’ai dit à ma fille de 16 ans ce que nous avons étudié aujourd’hui à bord du bateau, elle s’est jetée sur internet pour en savoir plus », nous dit un membre de l’équipage. Les étudiants de la Howest sont captivés, eux aussi. Les travaux de fin d’études ont déjà donné naissance à deux jeux vidéo sur Testerep. Dans l’un, vous êtes le seigneur local qui doit protéger Ostende contre une tempête de 100 jours. Dans l’autre, vous êtes un habitant obstiné qui doit rester le plus longtemps possible dans sa maison exposée aux inondations.
Qu’en est-il de l’Ostende engloutie ? En a-t-on retrouvé des traces ? « Non, hélas », répond Ruth Plets, un peu déçue. En mer, l’homme a effacé son passé à coups de dragage. Ou du moins, il a en a compliqué l’étude en installant des brise-lames entre lesquels il est délicat de manœuvrer un vaisseau de recherche.
« En fait, nous devrions aussi trouver des traces juste devant la ville actuelle, carrément sur la plage », ajoute la géologue. Mais depuis le début du XXIe siècle, il y a eu tellement de remblaiements de sable, pour briser les ondes de tempête, qu’il faut maintenant traverser au moins huit mètres de sable stérile pour toucher le vrai fond. « Nos techniques de radar n’atteignent pas cette profondeur. »
Ces dernières années, les tempêtes et les vives-eaux créent de plus en plus souvent des falaises de sable de plusieurs mètres de hauteur sur la plage. C’est aussi cela, l’« ambiance de Testerep ». On peut chercher éternellement du nouveau sable, dit Victor Cartelle avec une pointe de cynisme. Il le sait pertinemment : à terme, porter du sable à la plage reviendra à porter de l’eau à la mer.
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Du côté de Middelkerke.
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