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Franquin : contrats et dégâts

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Franquin © Dupuis, Dargaud-Lombard, 2023. Tous droits réservés.

Un auteur bouffé tout cru par des requins de la finance : le dessin de notre couverture, réalisé en 1985, est de Franquin et tient presque de la prophétie au regard de ce que l’auteur vivra ensuite, jusqu’à sa mort. Une période marquée par la cession de tous ses droits, et rarement racontée jusqu’ici sous l’angle des affaires. Des affaires remplies d’hommes de l’ombre et d’abus. Et une drôle d’histoire, faite de contrats et d’idées noires.

L’image est forte. Parce qu’elle est aussi triste que l’auteur est immense : quelques semaines avant sa mort (le 5 janvier 1997, deux jours après son 73e anniversaire), l’homme est assis, seul, voûté, à sa table. Il approuve, péniblement, des cartes postales à l’effigie de Gaston. Des dessins détourés, sans grand charme, accompagnés de slogans évidemment réducteurs, incapables de saisir toute la complexité et l’énergie de ce personnage prétendument paresseux, création la plus personnelle et travaillée de Franquin. « Bientôt les vacances ? » « Mille et un bisous pour ton anniversaire. » « Dur le lundi ! » Un dernier album est sorti quelques mois plus tôt, accompagné d’une tournée presse harassante, mais André n’a plus dessiné la moindre planche de Gaston depuis cinq ans. Il valide des produits dérivés, des albums qui ne sont plus de lui, des impressions textiles. Il griffonne encore des « doodles » (petits dessins automatiques et abstraits) et parfois des crobards dans des courriers personnels. Ici, un petit Gaston pendu ; là, un auteur lui aussi avec la corde au cou…

Une douzaine d’années séparent ces petits croquis tragiques et le requin mangeur d’auteur que Franquin dessine en 1985. Se doute-t-il, déjà, de ce qui l’attend ? Au cours de cette décennie, l’auteur le plus important de l’histoire de la bande dessinée belge avec Hergé va vendre la quasi-totalité de ses droits d’exploitation à Marsu Productions, une structure éditoriale créée pour l’occasion par un homme d’affaires belge, mais résident monégasque, Jean-François Moyersoen. Vente qui se fera en deux temps, en 1986 et 1992, et dont l’écho se fait ressentir aujourd’hui avec force. En effet, l’éventuelle reprise du personnage de Gaston Lagaffe par d’autres auteurs se joue pour l’instant devant la justice bruxelloise (lire notre encadré page 45). Cette possible « résurrection » de Gaston nous a amené à nous poser les questions essentielles qu’elle induit : comment et dans quelles circonstances Franquin a-t-il pu céder ainsi des droits d’exploitation étendus sur « Gaston », à l’exception du droit moral, incessible ? A-t-il été influencé dans ses choix et, si oui, comment et pourquoi ? Nous avons mené, des semaines durant, des recherches et de longs entretiens. Parfois avec les principaux intéressés quand ils acceptaient de nous répondre, mais aussi avec des témoins privilégiés de cette période houleuse que furent les années 80 pour Franquin. Et ce, toujours au regard des documents qu’il nous a été permis de consulter, en toute indépendance, dans les archives de l’auteur.

L’image qui en ressort ne fera plaisir à personne. Elle dépeint un monde de la bande dessinée définitivement avalé par celui des affaires, de la finance et de l’optimisation fiscale. Et une conjonction de circonstances qui ont mené Franquin, auteur fragile, à se délester de presque tout avant de décéder… Des circonstances souvent extérieures, parfois incroyables et, dans leur addition, régulièrement suspectes. Remplies d’intérêts autres que le sort et l’œuvre d’André Franquin. Et de quelques requins.

1- La chute de la maison Dupuis

Pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui, il faut remonter 40 ans en arrière, en 1983. André Franquin va avoir 60 ans, mais est déjà usé. Un énorme « burn-out » en 1961 au beau milieu d’un album de « Spirou et Fantasio » (« QRN sur Bretzelburg ») suivi d’une hépatite virale, un infarctus en 1975, une dépression cette fois sévère en 1982, bientôt un pontage… Les sollicitations permanentes, l’amoncellement de travaux et la générosité extrême qu’il met dans chaque case et chaque dessin depuis près de 40 ans ont épuisé et fragilisé André Franquin, un diagnostic (contesté) de bipolarité fut posé. Depuis deux ans, il ne dessine quasiment plus. Il est placé sous médication lourde (nous sommes en 1983) – « une douzaine de pilules par jour ». Bref, André « n’a plus de jus ». Son épouse Liliane, inséparable, le protégeait déjà beaucoup ; désormais, « elle le materne ». André essaie de s’y remettre et de retrouver son « mojo ». Mais les circonstances ne l’aident pas : la maison d’édition Dupuis, chez qui Franquin a fait l’essentiel de sa carrière et avec laquelle il nourrit des liens très affectifs, brûle de l’intérieur.

Depuis que les enfants et petits-enfants du fondateur Charles Dupuis lui ont succédé à la tête de ce qui est désormais une entreprise de 700 personnes basée à Marcinelle, « c’est le gros bordel ». Quatre « clans », possédant chacun 25 % de la maison, s’entre-déchirent pour en prendre le contrôle, à coups de trahisons et de procédures judiciaires – plus d’une trentaine ! Pendant toutes ces années de transition chaotique, chaque héritier Dupuis bétonne ses propres plates-bandes, fait cavalier seul et tente de tirer un maximum de « ses » auteurs qui se sentent, pour reprendre les mots de Roba, « comme des chevaux vendus avec l’écurie ». Parmi ces héritiers, il y a Jean-Luc Dupuis, qui s’occupe plus particulièrement de la SEPP, la « Société d’édition de presse et de publicité ». Soit le département audiovisuel de Dupuis, qui vient de passer à côté de la montre en or avec Peyo, parti vendre ailleurs sa licence Schtroumpfs ! La SEPP se met alors à produire à tout va, voire à la chaîne, des projets de dessins animés, surtout de type « Snorky » : des sous-produits sans droits d’auteur, fabriqués par des dessinateurs « à la pige ». Parmi eux, le jeune Luc Collin, dit Batem, planche sur un projet de dessin animé… « Marsupilami », dont Franquin n’est averti que sur le tard. L’auteur le prend évidemment mal, lui dont on avait refusé un peu plus tôt un projet (très) similaire, cette fois porté avec son ami Will et leurs collègues Conrad et Wasterlain ! Il ne faudrait donc pas grand-chose pour le convaincre de quitter la SEPP et développer des projets ailleurs… L’y a-t-on même poussé ?

Une chose est sûre : Jean-Luc Dupuis quitte à ce moment-là les éditions Dupuis. Ce personnage, décrit par le spécialiste BD Danny De Laet comme « un aventurier dans l’âme, manipulateur se voulant machiavélique, mais jouant souvent le rôle d’apprenti sorcier », a dû revendre ses parts, avec l’interdiction contractuelle d’avoir une quelconque activité dans l’édition, et encore moins sous le nom de Dupuis… Mais « son souhait profond est de partir en beauté, l’attaché-case plein de billets et de droits dérivés arrachés in extremis à l’entreprise », assène encore Danny De Laet. Jean-Luc Dupuis va donc disparaître, officiellement du moins, de l’édition et du tableau. Dans lequel apparaît soudain le personnage et le nom de Jean-François Moyersoen. Un homme d’affaires sorti de nulle part qui va devenir incontournable en un temps record.

2- Le montage Marsu Prod

Personne n’est capable de replacer les premières fois de Jean-François Moyersoen autour d’André Franquin. Lui-même nous a parlé d’« une rencontre dans les années 1984 ou 1985, à la suite d’une invitation au Musée de la BD à Bruxelles » (l’embryon du Centre belge de la bande dessinée, qui n’ouvrira officiellement qu’en 1989, NDLR). Et, comme dans ses autres rares prises de parole, le (très) discret Jean-François Moyersoen insiste d’emblée sur le « coup de foudre humain » et mutuel qui les aurait saisis. « Tout de suite, ça a cliqué. Une complicité immédiate. Je collectionnais les automates, ça l’amusait énormément. » Jean-François Moyersoen est alors basé à Londres. Fils de notaire, marié puis divorcé d’une héritière de la famille Solvay, il travaille dans « le domaine financier et le secteur bancaire », avec une passion quasi professionnelle pour la gemmologie (il est expert en diamant chez Sotheby’s). Surtout, Jean-François Moyersoen a tapé dans l’œil de Liliane. Tous les témoignages, sans exception, concordent : la femme d’André Franquin, qui gère alors pour lui l’essentiel de ses papiers, est tombée « sous le charme » de ce « beau-fils parfait », elle n’était « plus la même », « subjuguée », voire « sous l’emprise » de ce jeune entrepreneur plein d’allant, au carnet d’adresses digne du Who’s Who, et qui se met à promettre une reconnaissance à Franquin que Dupuis n’est plus en mesure de lui garantir. Car le banquier d’affaires a décidé de devenir « entrepreneur ». « Au moment de ma rencontre avec Franquin, je me lançais dans plusieurs activités. Je ne sais plus lequel des deux ni pourquoi on a évoqué pour la première fois une relance du Marsupilami. Mais ce devait être une activité parmi d’autres, dont je ne mesurais pas l’ampleur. »

Seule certitude, les choses vont très vite, incroyablement vite : le 10 octobre 1986, la SPRL Franquin signe un contrat de cession des droits d’exploitation du « personnage Marsupilami, sa famille et son environnement » en faveur et au nom propre de Jean-François Moyersoen. Un procédé singulier alors qu’on utilise en général une société pour ce genre de cession. Montant de la transaction, qui va permettre à Marsu Productions de créer, entre autres, plus de 30 albums du Marsupilami, une série de dessins animés sous licence Disney et une adaptation au cinéma, plus tout l’énorme merchandising qui en découlera : 20 millions de francs belges, ou un demi-million d’euros. « Ridicule », selon de nombreux spécialistes – à titre de comparaison, c’est à peine le double de ce que touche à l’époque Franquin en droits d’auteur et droits dérivés sur ses « vieux » albums de « Spirou et Fantasio »… en un an.

Surtout, cet achat s’est fait selon un montage financier qui fleure bon, ou mauvais, l’optimisation fiscale, avec une recette plus au point que la morue aux fraises de Gaston. Mais que Franquin aurait été évidemment bien incapable d’imaginer. Il a d’abord créé la « Franquin SPRL », dans laquelle sont versés tous ses actifs. Celle-ci a ensuite vendu le Marsupilami à Jean-François Moyersoen, en son nom propre. Lequel l’a re-revendu à une société Marsu NV, basée à Curaçao dans les Antilles néerlandaises, qui a elle-même commissionné deux sociétés, Marsu BV, située en Hollande, et Marsu Productions, une société anonyme monégasque. Le tout en moins de trois mois, de la signature de Franquin à la création de Marsu Prod à Monaco, où Jean-François Moyersoen va désormais résider. La rumeur le dit d’ailleurs « voisin de palier » avec un certain… Jean-Luc Dupuis.

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Emmanuelle Sterpin. Tous droits réservés

Jean-Luc Dupuis serait-il à la manœuvre de la rencontre entre Franquin et Moyersoen, voire le créateur en sous-main d’une maison d’édition désormais concurrente de Dupuis, capable d’y développer des projets comme ceux de la SEPP ? Nous n’avons pas pu le joindre, mais beaucoup confirment que « les deux hommes se connaissent », que Jean-Luc Dupuis a « tenu la main de Franquin pour serrer celle de Moyersoen », qu’« [il] est apparu dans des réunions chez Marsu », et même « qu’ils ont fini par se fâcher, parce que Jean-Luc Dupuis voulait y placer son fils Antoine ».

Jean-François Moyersoen s’en amuse quand on lui en parle : « L’histoire avec Jean-Luc Dupuis, c’est totalement faux et purement spéculatif. Je le connaissais bien sûr, mais en dehors de relations professionnelles. » Il insiste : « Je n’ai eu aucune relation business avec Jean-Luc Dupuis. » Pourtant, dans le journal officiel de Monaco, daté du 25 mars 1988, on trouve trace d’une augmentation de capital et d’une modification des statuts de la « European of Southern Europe Monaco SAM », une haute école de commerce privée. Cette augmentation de capital de 700 000 FF a eu lieu sous la forme de « 700 actions nouvelles, avec souscription réservée à messieurs Jacques De Bruyn, Jean-François Moyersoen et Jean-Luc Dupuis ». Cette association est déjà actée par ladite haute école en août 1987, sept mois avant d’apparaître au Journal de Monaco. Neuf mois après que Franquin a signé son premier contrat de cession de droits. Sept mois après la création de Marsu Prod SAM (avec un capital cette fois de 1 million de FF).

Dès cet instant en tout cas, une toute nouvelle organisation de travail va se mettre en place autour d’André Franquin. En même temps que de nouveaux projets et de nouveaux gros problèmes…

3- Tifous et dette fiscale

Côté face, tout va bien, en tout cas mieux. Marsu Prod se met en ordre de marche, une équipe éditoriale est mise en place. Batem (Luc Collin), qui a démissionné de la SEPP avec la garantie d’intégrer Marsu, entame tout de suite un nouvel album sous l’égide, les conseils et l’aura de Franquin, qui s’ébroue un peu : il participe activement aux premiers albums, multiplie les crayonnés, les notes et dessins sur la mise en scène, les expressions, les décors. « Il retrouve une vraie gourmandise », qui s’étiole néanmoins avec les étapes qu’exigent un dessin et une planche. « Il perdait en qualité à l’encrage », « plus il approchait de l’échéance, plus il stressait et bloquait. Mais au crayon et croquis, quelle pêche ! Quelle virtuosité ! » « Franquin n’était vraiment heureux QU’en dessinant », résume Batem.

Surtout, il se lance, à corps perdu et crayons débridés, « comme un fou », dans une nouvelle aventure, celle des Tifous – un petit peuple de créatures portant de longs cheveux sur tout le corps, organisé autour d’un trio formé par le sage, le poète et le fou. C’est un ami et producteur de télévision suisse, Christian Mauron, qui vient lui proposer de travailler sur ce projet qui n’existe encore qu’en marionnettes. L’idée : produire un dessin animé drôle et poétique avec Franquin à la conception graphique. Son vieil ami Delporte, mais aussi Fauche et Léturgie rejoignent le bateau. Franquin va s’y jeter comme jamais, « une échelle pour sortir de la dépression et retrouver son dessin ». Et pendant près de trois ans, l’auteur va produire plus d’un millier d’originaux, son dernier grand œuvre, dans lequel il met tout ce qui lui reste de créativité et d’énergie. C’était compter sans le côté pile.

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Franquin. Tous droits réservés

Coté pile donc, deux nouveaux acteurs apparaissent dans l’entourage direct du couple Franquin : An.M., engagée en 1989 par Liliane et qui va gérer le secrétariat de la SA Franquin et l’assister et surtout Thierry Afschrift, leur nouveau conseiller fiscal, chargé entre autres de régler un contentieux né de la transformation de la SPRL Franquin en SA. Un comptable aurait commis « une erreur dans le calcul des taux d’amortissement », « s’est ensuivi tout un problème avec le fisc belge ».

Afschrift, pointure de l’optimisation fiscale en Belgique, est avant tout l’avocat de Jean-François Moyersoen. Sans doute très pris par Marsu Prod, il temporise plutôt que de régler, « alors que les intérêts augmentaient. Cette dette s’est montée à environ 4 millions d’euros ».

Parallèlement, l’aventure des Tifous va soudain prendre l’eau, dans une saga qui à elle seule mériterait un livre. Tentons de résumer : pour financer la production et le studio de dessin animé des Tifous (les studios belges Odec Kid Cartoons), Christian Mauron avait choisi de s’associer à un banquier et homme d’affaires suisse, Jean Dorsaz, qui s’est avéré être à la fois voleur et escroc (Jean Dorsaz l’homme d’affaires se faisait prêter des millions par Jean Dorsaz le banquier).

En décembre 1990, Jean Dorsaz, actionnaire minoritaire de la SA Tifous, se fait prêter pour quelques heures les parts de Mauron, qu’il ne lui rétrocédera plus jamais, les utilisant comme garantie de nombreux prêts bancaires illégaux. Dorsaz sera arrêté, emprisonné et condamné (il meurt en 2004), mais la banque, pourtant complice, entendra longtemps se renflouer sur tous ses avoirs, y compris Les Tifous. La production du dessin animé est arrêtée, tout le matériel saisi et placé dans le coffre d’une banque suisse. « Franquin est anéanti » et avalé dans un tourbillon judiciaire. Odec se retourne contre le seul garant de la Tifous SA, à savoir Franquin. Qui voit des huissiers le menacer de saisie, se présenter à son domicile bruxellois et embarquer une photocopieuse couleurs dernier cri. Tous le poussent à d’interminables et infernales actions judiciaires.

Jean-François Moyersoen, lui, dit ne se souvenir de rien en ce qui concerne les problèmes financiers qui frappent alors Franquin. « Il ne m’a jamais parlé de ses problèmes financiers ! Jamais ! Par contre il a été très peiné de la perte de ses travaux créatifs, pris dans la faillite des Tifous. Je l’ai aidé au niveau des procédures » (pour récupérer ses droits). Une aide qui surviendra en 1993, un an après lui avoir fait signer un deuxième contrat de cession. « C’était dans la continuité de nos bonnes relations », se contente de nous résumer Jean-François Moyersoen. « L’aspect gestion, ça l’embêtait. Il voulait éviter les tracas. » Et là encore, les choses iront très vite.

4- La vente Gaston

Le deuxième contrat de cession de la SA Franquin au bénéfice de Marsu BV est signé le 30 juillet 1992. Il concerne son personnage fétiche Gaston Lagaffe, mais aussi les « Idées noires » ou « Les Monstres ». C’est Thierry Afschrift qui prépare les contrats, qui conseille Liliane Franquin, qui lui fait signer des honoraires considérables (par exemple 1 667 000 FB en octobre 1992, soit 40 000 euros, avec pour seuls justificatifs, comme à chaque fois, une mention « honoraires » et une autre « frais »). Thierry Afschrift encore qui embauche une autre avocate fiscaliste, Colette Plasman, pour évaluer les droits d’auteur de Franquin et le montant du chèque à lui faire signer – une expertise facturée 173 000 francs belges, et qui n’a a priori fait l’objet d’aucune contre-expertise ou seconde évaluation.

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Emmanuelle Sterpin. Tous droits réservés

La vente va à nouveau se faire via un montage financier auquel Thierry Afschrift ne peut évidemment être étranger (il gère autant les affaires de Marsu SA que de Franquin SA). Une société est créée en Irlande, chargée de gérer la vente des droits de Franquin SA via trois sociétés distinctes dans trois pays à la fiscalité paradisiaque : Marsu BV (Hollande), Marsu NV (Curaçao) et Marsu Prod SAM (Monaco). Franquin va percevoir, en trois tranches et en florins, environ 2,5 millions d’euros pour cette dernière vente. Vingt ans plus tard, en 2014, Jean-François Moyersoen revendra une partie de ses parts de Marsu NV et Marsu Productions à Médias Participations pour un montant évoqué plusieurs fois, mais jamais confirmé de 40 millions d’euros. Ni Typhanie Afschrift ni Colette Plasman n’ont répondu à nos sollicitations.

Détail qui n’en est pas un ; en 1992, après avoir cédé son Gaston, Franquin multiplie les notes et les prises de parole sur un point précis – confirmé par Jean-François Moyersoen : il refuse toute idée d’une reprise de Gaston en BD par tout autre que lui. Et en 1993, réapparaît cette fois « officiellement » le nom des Dupuis dans la structure Marsu : Antoine Dupuis, fils de Jean-Luc, gère désormais un fonds d’investissement familial. Lequel signale, sur son site internet des « investissements » dans Marsu Prod « de 1995 à 2003 ».

5- Fin de partie

Dans ses dernières années, Franquin semble opter pour le lâcher-prise. Son épouse aussi. Surtout, André ne se remet pas de l’épisode des Tifous, dans lequel il voit Moyersoen enfin intervenir, pour « aider Franquin » ou « pour profiter de cette opportunité » selon les sources. Christian Mauron est plus précis et accusateur, tel qu’il l’écrit dans une attestation officielle rédigée en 2013 : « Après que j’ai obtenu de haute lutte un séquestre de plusieurs pièces à la BCVs (banque cantonale vaudoise), j’ai appris avec surprise qu’un contact avec la BCVs avait été initié de la part de Moyersoen, pour le compte de Franquin, en novembre 1993 […] À la suite de plusieurs rencontres tant à Bruxelles qu’en Suisse, les deux parties avaient convenu, d’un commun accord, de mettre la société Tifous Productions SA en faillite. Cette initiative n’était certainement pas due à la décision personnelle d’André Franquin, mais plutôt de personnes dans son entourage qui désiraient récupérer les fruits de ce travail fabuleux. »

Marsu Prod ne lorgnait-elle pas ces derniers bijoux de famille ? Après la mort de Franquin, Thierry Afschrift et An.M. feront signer plusieurs documents à Liliane minimisant la portée de ses droits patrimoniaux et donnant plus de latitudes à Marsu, en 2002 et 2003 notamment. Or Liliane Franquin présente dès 2001 les premiers signes de la maladie d’Alzheimer. Elle est définitivement diagnostiquée en 2002. En juillet 2004, elle est hospitalisée et placée, par Isabelle Franquin, sous la tutelle de sa secrétaire, qui signe pour elle les papiers et demandes de Marsu. « Elle a toujours agi dans ce qu’elle pensait être l’intérêt de ma mère », précise Isabelle Franquin. Liliane Franquin décède le 25 janvier 2007, dix ans après son mari.

Ce n’est qu’au tournant de l’année 2007 que leur héritière Isabelle Franquin, qui a longtemps vécu à plus de 1000 kilomètres de la Belgique, se plongera réellement dans les comptes et contrats de la SA Franquin dont elle estime avoir été tenue volontairement éloignée. Elle entre rapidement en conflit avec Jean-François Moyersoen, entre autres autour de « Gastoon », une série réalisée dès 2011 par Yann et les frères Léturgie et proposant les aventures… du petit-neveu de Gaston. L’affaire se réglera « à l’amiable ». Isabelle Franquin obtient l’arrêt de la série après deux tomes et le pilonnage des invendus, après que Jean-François Moyersoen, dans des conclusions remises par son avocat Thierry Afschrift, aura tenté une dernière fois de revendiquer jusqu’au… droit moral d’Isabelle : « En ce qui concerne les droits moraux, il semble assez clair que monsieur Franquin considérait qu’à son décès ils seraient exercés par son épouse, et après le décès de cette dernière, par monsieur Jean-François Moyersoen. C’est pourquoi il a accepté en toute confiance de céder les droits d’auteur sur ses œuvres à Monsieur Moyersoen. » Des conclusions pour le moins hâtives et qui marqueront la fin de l’aventure Marsu. En 2012, Jean-François Moyersoen cède 45 % de ses actions à Médias Participations, et deux ans plus tard la totalité de sa société. Isabelle Franquin, entre-temps, a changé d’avocat fiscaliste. En quelques mois, celui-ci parvient à la surprise générale à obtenir une réduction drastique de la fameuse dette fiscale de la Franquin SA, assez « pour que la SA Franquin soit en mesure de la payer avec ce qu’elle avait en banque ». Une grande partie des droits d’exploitation de l’œuvre de Franquin appartient désormais à Médias Participations. Qui, pour amortir son énorme investissement, a donc mis en chantier ce nouveau « Gaston », dont ne voulait pas Franquin.

Cette enquête fait l’objet d’une rencontre le mercredi 5 juillet à 19h30 à la librairie Herbes Folles.

Infos et réservations ici

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Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

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  1. Entre autres Batem, Isabelle Franquin, Frédéric Jannin, Alain De Kuyssche, Christian Mauron, Jean-François Moyersoen, Olivier Saive et quelques autres.

  2. En 1985, la société Dupuis SA sera vendue au Groupe Bruxelles Lambert d’Albert Frère et Hachette (pour l’édition et l’audiovisuel) et aux Éditions mondiales (pour la presse hors Spirou, tel Télémoustique).

  3. Dans l’essai L’affaire Dupuis, NCM Éditions (1985).

  4. Thierry Afschrift se prénomme aujourd’hui Typhanie, après une récente transition de genre.

  5. Seuls 25 épisodes de cinq minutes des « Tifous » seront diffusés en 1989, très éloignés de leurs ambitions artistiques. Isabelle Franquin, elle, au terme d’une longue procédure entamée par sa mère, a racheté sur fonds propres les droits des Tifous.

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