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Le fragile recyclage des hommes d’acier

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Thomas Freteur. Tous droits réservés.

En 2013, le sidérurgiste ArcelorMittal supprime 1 300 emplois dans le bassin liégeois. Pour amortir le choc, Région wallonne et syndicats se montrent « créatifs ». Le plan social se mue en un véritable creuset expérimental. En 2016, les « créations » sont terminées. Des centaines de travailleurs en ont profité. Ou en ont fait les frais.

En juin 2014, Gérard tente de passer sa carte pour accéder à la cokerie, mais cette fois, la barrière ne s’ouvre pas. « Vous ne pouvez plus entrer, c’est fini, fermé », lui balance le poste de garde. C’est un choc. Aujourd’hui, ses effets personnels, dont les photos de ses enfants, n’ont sûrement pas quitté son ancien casier. En tout cas, lui n’a jamais pu les récupérer.

Cette porte close est le point final de la décision prise en janvier 2013 par ArcelorMittal, le géant indien de l’acier, de fermer une partie de la phase à froid à Liège. Après deux siècles de métallurgie, le bassin s’apprête à dire adieu aux centrales d’énergie d’Ougrée, à la cokerie de Seraing, au train à large bande (TLB) de Chertal, aux Galva 4 et 5 de Flémalle.

En tout, sept des douze sites ArcelorMittal de Liège ferment leurs portes. Seuls 800 emplois sont épargnés, 1 300 sont sur la sellette. Déjà, depuis 2011, les hauts fourneaux ne tournent plus. Petit à petit, une atmosphère pesante s’empare des rives de la Meuse où les ouvriers qui allaient et venaient, nuit et jour, dans le bruit continu des machineries, ont disparu. Mais que sont-ils devenus ?

La « créativité » coulée dans l’acier

Au moment de l’annonce de la fermeture, les divergences entre la Région, les syndicats et ArcelorMittal sont énormes, chacun campant sur ses positions. Au niveau politique et syndical, l’objectif est alors de « limiter la casse sociale » et donc de conserver un maximum d’emplois. Au-delà de la gestion des hommes, il faut aussi réfléchir à la restructuration du bassin. En découlent les « fameux » accords de 2013, passés entre les trois acteurs de ce huis clos, la Région wallonne, les organisations syndicales et ArcelorMittal. Ces engagements, qui prendront fin en juin 2019, ne perdent jamais de vue cette double finalité sociale et industrielle.

Jean-Claude Marcourt (PS), ministre de l’Économie, en fait alors son cheval de bataille politique. Il ne peut pas se permettre de devenir « l’homme qui a enterré la sidérurgie liégeoise », surtout pas avec la flopée d’élections à venir, fédérales, régionales et européennes, prévues le 25 mai 2014. À l’issue des négociations, il est donc fier d’annoncer qu’ils ont fait « le mieux qu’[ils] pouvaient » et que « la Région a su faire preuve de créativité ». Ça, c’est pour la théorie.

Lorsque Waki, salarié d’ArcelorMittal depuis 1996, est convoqué par la direction du groupe pour son entretien de départ, en janvier 2014, il n’a aucune idée de ce qui l’attend. Il a passé ses vacances de Noël en famille avec la boule au ventre. Comme beaucoup, il a appris par voie de presse le contenu des accords. Outre les départs en prépension, qui pourront bénéficier de la cellule reconversion du Forem prévue par un décret wallon de 2004, la Région wallonne et les syndicats prévoient le développement de deux structures qui permettront de limiter les licenciements secs - la fameuse partie « créativité » mentionnée par le ministre Marcourt : Udil.ge, qui contient une cellule démantèlement et une cellule compétences, et Arjemo, société travaillant sur l’emballage, la manutention et la réparation de l’acier d’ArcelorMittal. Les travailleurs « démantèlement » démonteront les outils d’ArcelorMittal. La cellule « compétences » préserve « les compétences nécessaires aux lignes mises sous cocon ».

Mais dans les détails, rien sur leur fonctionnement, sinon des chiffres : 200 travailleurs pour la cellule compétences, 75 au démantèlement, 137 pour Arjemo. Différence de taille : les emplois Arjemo et « démantèlement » sont des CDI, ceux de la cellule compétences sont des CDD de deux ans (avec indemnités d’ArcelorMittal).

Waki sera-t-il licencié ? Transféré au sein du groupe ? Ou rejoindra-t-il l’une des entités prévues par les accords ? Son entretien de départ a lieu un mardi, à 14 h 15. Juste après Roberto à 14 h et juste avant Jacques à 14 h 30. Quinze minutes par personne, pas plus. Waki passe devant les chefs entourés de deux gardes. Il se souvient, comme d’autres ouvriers, que les plus “sauvages” sont prévenus : si tu fais le guignol, c’est dehors. La nouvelle tombe : Waki ira chez Arjemo, Gérard chez Udil.ge en cellule compétences.

Nouveaux postes, refus interdit

André, 50 ans, a lui passé dix-neuf ans au sein du groupe comme préposé technique ou brigadier mécanique posté : « Personne ne savait où on allait aller. On jouait avec les gens. Démantèlement, Udil, Arjemo, quelle était la meilleure solution ? Je rentrais chez moi, je me disais, avec ce que j’avais fait, qu’ils me foutraient dehors. » Ce qu’il avait fait ? Pendant les manifestations, il était devenu une figure du mouvement, souvent interviewé à la télé, parce qu’il parlait bien et avec aisance. Lors de son rendez-vous avec la direction, on lui a juste dit : « Toi, tu vas au démantèlement. »

Les travailleurs se rendent compte qu’ils sont éparpillés mais ne comprennent pas pourquoi l’un est licencié tandis qu’un au­tre est transféré. Les subtilités du contenu des accords leur échappent complètement tout autant que le choix des affectations. Tout ce qu’ils savent, c’est qu’ils ne peuvent pas refuser. « Toutes les personnes qui se sont vu proposer un poste pérenne au sein d’ArcelorMittal Liège, de la cellule de démantèlement chez Udil.ge ou d’Arjemo, ne pouvaient pas le refuser. Le refus était alors considéré comme une démission ne donnant droit à aucune prime », rappelle le Flash numéro 588 de juin 2014, du département communication d’ArcelorMittal distribué en interne.

Perdre sa prime après trente ans passés dans l’entreprise ? Impensable. D’autant qu’on parle ici de plusieurs dizaines de milliers d’euros. « D’après ArcelorMittal, les répartitions se sont faites en fonction des compétences. Mais on a constaté que c’était un règlement de compte envers les militants les plus proches, une façon de nuire au mouvement syndical au sein du groupe », déplore Jean-Luc Rader, secrétaire régional de la FGTB Métal. Tous – ou presque – accep­tent finalement leur sort.

Pour la première fois dans un plan social, la Région wallonne s’engage au-delà des obligations légales prévues par la loi Renault, en cas de licenciement collectif. Un budget exceptionnel de cinquante millions d’euros pour deux ans est dégagé pour la création d’Udil.ge. Cette entité, entièrement financée par de l’argent public, doit « notamment préserver les compétences nécessaires aux lignes mises sous cocon ». L’idée est novatrice : rassembler une partie des métallurgistes licenciés par ArcelorMittal dans une asbl et les garder sous la main, en maintenant leur salaire et leurs acquis, pendant deux ans, au cas où les outils redémarrent. De nombreuses études, comme le rapport Syndex, vont en effet dans le sens d’une relance du chaud, certes coûteuse – entre 300 millions et 800 millions –, mais possible.

Agence hybride

Les statuts d’Udil.ge sont déposés en février 2014. Marie-Kristine Vanbockestal, ex-membre du cabinet Marcourt (PS), administratice de la Sogepa, ainsi que directrice du Forem, en est la présidente. Ce n’est pas une surprise puisque Udil.ge a été constituée par le Forem, la Sogepa, Socamut et Meusinvest. La Région est en première ligne.

Pour occuper ses nouveaux salariés en CDD de deux ans non renouvelables de la cellule compétences, Udil.ge, sous le statut de groupement d’employeurs, opte pour un fonctionnement hybride entre une agence d’intérim et un centre de formation. Parmi la quarantaine d’entreprises membres, on retrouve Magotteaux, la FN Herstal, Goessens Énergie ou encore… ArcelorMittal ! Le but ? Qu’elles embauchent les anciens travailleurs ArcelorMittal pour les réinsérer dans le tissu économique local.

Débuts chaotiques

Les débuts, dès février 2014, sont chaoti­ques. L’équipe de « job coachs » d’Udil.ge ne connaissant rien de ses futurs employés – ArcelorMittal n’a fourni aucune information à l’asbl si ce n’est le nom des personnes à engager –, difficile de prévoir des formations adéquates ou de leur faire parvenir des offres d’emploi adaptées. Cours d’anglais, ateliers de rédaction de CV et de let­tres de motivation… Certains s’ennuient. D’autres obtiennent des missions d’intérim chez les employeurs membres. « On nous a dit qu’il fallait penser l’après-Arcelor et remonter “la courbe du temps” comme ils l’appellent », se souvient Gérard. Penser l’après-Arcelor alors qu’ArcelorMittal fait partie d’Udil.ge ? Gérard en a fait les frais puisqu’il y a été embauché pour une mission de six mois. « Je pouvais pas, trop dur. J’ai expliqué ça à mon employeur Udil. Il m’a dit : “Si ça va pas, arrête.” » Il tient quinze jours, qui le replongent dans la dépression. « Quand on retourne travailler là-bas, on se dit : pourquoi eux ont gardé leur job et pas moi ? Pourquoi me demander de revenir si j’étais si mauvais pour me virer, mais si bon pour me reprendre ? Cette rancœur contre ArcelorMittal, on l’a toujours. » Si Gérard est déçu de la gestion aléatoire d’Udil.ge, il est néanmoins reconnaissant de l’opportunité de reconversion qu’il a pu avoir grâce aux formations. « 80 % des cho­ses y sont bien. Je ne trouverais pas une société qui me paierait 2 000 euros net avec congés payés. Toutes les formations que j’ai demandées, je les ai eues. Peut-être qu’on a fait ça pour me calmer, mais j’en suis très content. » Si lui a trouvé sa voie, pour d’autres, l’attente d’une nouvelle mission, l’angoisse d’être envoyé chez ArcelorMittal ou l’absence de perspective, deviennent une vraie souffrance. Ces derniers se sentent désormais inutiles et dévalori­sés.

Démantèlement démantelé

C’est ce qu’ont vécu les membres de la cellule démantèlement d’Udil.ge. Au départ, contrairement à la cellule compétences, eux n’ont pas été licenciés par ArcelorMittal mais transférés vers l’asbl, donc du privé vers le public.

Pas de C4, pas de prime de licenciement, mais une garantie de travail pour cinq ans à démolir les outils qui ne servent plus, avec maintien de leurs anciens salaires – payés désormais par l’argent public d’Udil.ge.

Les syndicats ont beaucoup insisté sur le nombre de 75 travailleurs pour le démantèlement, pour conserver un maximum d’emplois. Mais ils ont aussi inscrit la mise sous cocon d’une partie des outils dans les accords signés début 2014 : la moitié des sites ne peuvent pas être démantelés avant 2019. Pour Marie-Kristine Vanbockestal, le responsable, c’est ArcelorMittal : « Le grou­pe a pris du retard pour obtenir les permis [de déconstruction, NDLR], c’est un cas de figure classique. Et là, on se rend compte qu’il ne faut pas 75 travailleurs pour démanteler, mais beaucoup moins ! Si on démontait tout, oui il y aurait du boulot pour tout le monde. Les travailleurs sont en colère, ils voyaient Udil.ge comme un sauveur. La colère est passée d’ArcelorMittal à nous… » En réalité, en voulant sauver des emplois, les organisations syndicales ont vu trop grand. Même Jordan Atanasov, secrétaire régional CSC Metea Liège, le reconnaît : « Dans le planning, qu’on [ArcelorMittal, NDLR] nous a fourni, il y a du travail pour une dizaine de personnes. Nous avons gonflé ce nombre de travailleurs au moment des accords mais par rapport à la réalité il y a un décalage. » Jean-Luc Rader (FGTB) ne se voile pas la face : « Sur le principe, les syndicats étaient d’accord, mais c’est un échec. » Le service communication d’ArcelorMittal refuse, lui, tout commentaire.

Travail au repos forcé

De plus, selon l’accord global signé le 27 février 2014 entre la Région wallonne et ArcelorMittal, le groupe n’a jamais « promis » de les embaucher. Il est écrit noir sur blanc qu’il doit en revanche « faire ses meilleurs efforts » pour engager les salariés d’Udil.ge. L’article 10.3 précise qu’ArcelorMittal peut faire un appel d’offres et choisir l’entreprise la plus intéressante pour s’occuper du démantèlement, ce qu’ArcelorMittal a fait avec le consortium SMLD, composé des sociétés Martens, Wanty et Oxytec. Le démantèlement a officiellement commencé en janvier 2016 et, au final, seuls cinq travailleurs d’Udil seraient occupés à détruire le haut fourneau, cinq sur les 75 envisagés au moment des accords. C’est une interprétation très personnelle des termes « meilleurs efforts » par ArcelorMittal.

Pratiquement sans travail à leur fournir, la direction d’Udil.ge n’a d’autre choix que de supprimer la cellule démantèlement et de transférer les travailleurs vers la cellule compétences. Problème, cela ne correspond pas aux mêmes statuts. Il faut donc faire signer une nouvelle convention de travail. C’est à ce moment-là qu’André ne comprend plus ce qui lui arrive : « J’ai conservé mon CDI d’ArcelorMittal et maintenant on me demande de signer un CDD, sans avoir reçu de C4 ? Et en plus on ne me fournit pas de travail. Je suis payé à rester chez moi à ne rien faire. J’ai mes chèques-repas, mes congés payés, tout comme si j’étais salarié. »

Deux mois après la création de l’asbl, en mai 2014, une dizaine d’actions individuelles en justice sont menées contre Udil.ge, ArcelorMittal et la Région wallonne. Parmi les plaignants, André, qui rappelle que « l’article 20 de la loi relative aux contrats de travail prévoit le droit contractuel de tout travailleur à ce que l’employeur lui fournisse du travail ». Il est représenté par Me Fatima Omari, avocate au barreau de Liège : « On leur a promis de les embaucher et, au final, ils ne faisaient rien. Les travailleurs d’Udil recevaient les informations au compte-gouttes, contradictoires, suivaient quatre fois la même formation… Le dommage moral est incontestable, sans compter une forme de harcèlement. Udil.ge, c’est une voie de garage, vous attendez, vous attendez, vous attendez… »

Échec de la cellule démantèlement, plain­tes d’une dizaine de ses salariés diffusées dans les médias, le directeur d’Udil.ge, Xavier Ciechanowski, n’apprécie guère cette mauvaise publicité des débuts : « Ce qui est apparu dans la presse nuit gravement, non seulement à l’image d’Udil.ge comme employeur mais surtout à l’image de TOUS nos travailleurs […]. Je demande à l’avenir de la retenue », écrit-il dans un communiqué diffusé en interne à la suite de la publication d’articles de presse. Il faut dire qu’Udil.ge ne peut pas se permettre d’être un échec. Sinon comment expliquer les cinquante millions annoncés, consacrés à moins de 300 travailleurs ?

Pas de miracle

C’est ce qu’ont tenté de comprendre plusieurs députés lors de sessions du parlement wallon, comme Marie-Dominique Simonet (cdH) et Frédéric Gillot (PTB). Interrogée, Christine Defraigne (MR), en bonne représentante de l’opposition, qualifie même la structure « d’écran de fumée » avec un budget d’une « opacité la plus totale ». Les comptes n’ont d’ailleurs pas été déposés ni en 2014 ni en 2015. La présidente de l’asbl promet de les publier rapidement. Christine Defraigne pose aussi la question : pourquoi parler de préserver les compétences quand, deux ans après, Jean-Claude Marcourt évoque le profil des travailleurs comme ayant des « qualifications peu élevées et une moyenne d’âge de 43,6 ans » (lors d’une session du parlement le 25 mai 2016) pour justifier la difficulté à recaser les travailleurs dans d’autres entreprises ? Le ministre de l’Économie répond alors par des chiffres : 61 000 heures de formations depuis 2014 et 11 500 heures d’ateliers de recherche d’emploi. Si Marcourt répond, n’est-ce pas à côté ?

Udil.ge est une grande première, mais ce n’est pas une structure providentielle. Avec 20 % de chômage à Liège, impossible de faire des miracles. « Si on ne l’avait pas, il y aurait eu plus de casse sociale, plus de licenciements secs, ça aurait coûté pour les allocations de chômage », analyse Marie-Kristine Vanbockestal. Selon la direction d’Udil.ge, en juillet 2016, sur 275 travailleurs pris en charge, seuls 30 % d’entre eux ont récupéré un emploi stable (86 avec un CDI), 110 travailleurs ont retrouvé un CDD, 7 ont été licenciés ou sont partis volontairement, 18 se sont lancés comme indépendants (commerçant, conseillers immobiliers, consultant sécurité, bien-être,…)

Nouveaux jobs mais salaires réduits

« Aventure », « expérimentation », c’est plutôt comme ça que l’asbl est perçue. « C’est un vrai labo social », déclare sa présidente. Et qui dit « labo » dit réussites mais aussi ratés. « L’objectif est de maintenir Udil.ge pour être un outil à développer pour l’industrie liégeoise et accueillir les prochains licenciements collectifs. Au niveau de la structure, le pire est derrière nous », assure-t-elle. Vouée à poursuivre son expérimentation, l’asbl ne pourra pas assurer le maintien du salaire comme ça a été le cas pour les anciens d’ArcelorMittal, cela coûterait trop cher. Après leurs deux ans de CDD passés chez Udil.ge, les anciens de chez ArcelorMittal, arrivés au compte-gouttes et non en une vague unique, devront quitter l’asbl. La cellule compétences se verra de fait dissoute au départ du dernier d’entre eux. Mais pour autant, Xavier Ciechanowski, dans un courrier du 24 avril 2014 à l’un de ses employés, assure que : « Quelle que soit la majorité au lendemain des prochaines élections, le financement de l’asbl Udil.ge a été assuré. La solidité financière de l’asbl Udil.ge est bien plus grande que celle de beaucoup d’entreprises privées. » Difficile à avaler pour Jean-Pierre qui a reçu son C4 de la part de l’asbl avec pour motif : « raisons économiques ». Il attend l’issue de son procès en janvier 2017.

Pas encore de procès chez Arjemo, entreprise dont le capital est détenu à 50 % par ArcelorMittal et à 50 % par la Région wallonne, mais certains travailleurs sont sur le point de craquer. C’est là qu’ont été transférés une partie de ceux qui ont « échappé » aux licenciements. Au moment des négociations, l’idée était de préserver les emplois « d’emballage/manutention/réparation/ parachèvement des secteurs encore actuellement assurés en interne » par ArcelorMittal. Créée en 2007, par la Sogepa, cette société est restée une coquille vide jusqu’aux accords. En 2014, l’entreprise fait un bond avec un bénéfice qui augmente de 167 %, soit 646 576 euros, et se maintient en 2015. Arjemo est donc viable et respecte les objectifs fixés en termes de productivité.

Mais la signature des conventions signées par les syndicats réserve une surprise de taille : aucun nouveau contrat n’a été signé. Il est stipulé dans lesdites conventions qu’« il n’est pas nécessaire d’établir de nouveaux contrats de travail individuels ». Les conditions de transfert du personnel n’ont pas non plus été idéales. Selon les accords, les travailleurs conservent leur CDI, mais ce qu’ils ne savaient pas, c’est qu’il était également précisé que « les salaires de base individuels sont diminués afin de les amener au référentiel de rémunération défini pour la SA Arjemo », soit 10,21 euros de l’heure.

Du caviar au prix du hareng

En regardant de plus près les profils de ceux qui ont été transférés, on remarque d’anciens chefs d’équipe, des brigadiers, électro-mécaniciens, électriciens… qui se retrouvent à l’emballage de bobines. Beaucoup sont placés à des postes qui ne les valorisent pas. Bonus : quand la machine tombe en panne, ils ont les compétences pour la réparer. Phil travaille, lui, toujours chez ArcelorMittal et connaît bien les travailleurs d’Arjemo : « Les gens se sentent humiliés, rabaissés. Non seulement on les paye moins mais on leur demande de faire plus. » Frédéric Gillot (PTB) s’insurge : « Arjemo a du caviar pour le prix du hareng ! »

Du 16 au 19 septembre 2014, les travailleurs d’Arjemo se mettent alors en grève sur les sites de Tilleur, Flémalle et Ramet. Quand ils font le piquet de grève pour le deuxième jour, des huissiers débarquent. Ils viennent relever les noms des grévistes. Les chefs leur font bien comprendre que s’ils ne redémarrent pas, ils risquent de perdre leur travail. Ils tentent même de faire appel à des intérimaires pour venir les remplacer, « avec une jolie carotte, 12,50 euros brut de l’heure », rapporte un délégué syndical. Aucun n’a accepté. Ce sont des travailleurs ArcelorMittal qui prennent la place des grévistes. Les deux jours suivants, Arjemo fait carrément appel à une firme extérieure pour les remplacer à leur poste de travail. Côté syndicat, Jean-Luc Rader (FGTB) assure qu’il a parlé avec la direction et que ça ne « se reproduira plus ». La « victoire », avec notamment l’obtention d’une augmentation du salaire à 10,80 euros de l’heure, est un peu amère.

On est loin de la solidarité qu’il y avait dans le chaud, comme l’atteste la note placardée par la direction à l’intérieur de l’usine, favorisant la délation : « Tout comportement intolérable qui ne serait pas dénoncé sera considéré comme de la complicité ! Fermer les yeux, c’est prendre une voie sans issue ! »

Les travailleurs commencent à se démoraliser. Bob a craqué après seulement trois mois chez Arjemo. Il n’arrivait même plus à sortir de chez lui. Agoraphobie. Après les six premiers mois, les chefs d’Arjemo donnent l’occasion à certains de partir. Sur les 137 transférés en décembre 2013, ils ne sont plus que 115 en juin 2016 (Arjemo occupe actuellement 198 personnes : 129 CDI, 38 CDD et 31 intérimaires). Un groupe pense porter plainte, comme ceux d’Udil.ge. Yoan, qui se rend désormais au boulot avec les pieds de plomb, estime : « Notre emploi a été sauvé, mais ils nous ont détruits physiquement et moralement. » Chez un avocat, ils s’entendent pourtant dire que ça ne servirait à rien puisque la Région et les syndicats ont signé pour eux. Ils ont sauvé leur situation, pourquoi porteraient-ils plainte ?

Un sauvetage qui ressemble plutôt à un joli pansement sur une jambe de bois. Jordan Atanasov (CSC), qui a signé les accords, se défend en avançant que « l’idée était d’éviter les contrats précaires au maximum pour le volet social et garantir aux travailleurs de rester chez ArcelorMittal avec un CDI ». Si les salariés d’Arjemo ont conservé leur CDI, ils n’en ressortent pas moins éprouvés.

Acier intelligent et emploi indigent ?

Reste un dernier espoir : l’émergence d’une sidérurgie du futur. Mise en avant dans les accords par un plan industriel, celle-ci est supportée par la Région wallonne via la Sogepa et Meusinvest. 138 millions d’euros sont ainsi prêtés à ArcelorMittal pour effectuer des investissements sur les lignes liégeoises. À l’époque, ça avait fait scandale : le groupe licencie d’un côté et emprunte des millions aux pouvoirs publics de l’autre. Au ministère wallon de l’Économie, on assure aujourd’hui que « les intérêts sont trimestriellement payés par ArcelorMittal depuis l’octroi ; le remboursement en capital débutera en juin 2017 et le solde sera prêté d’ici à la fin de l’année ».

Soixante millions ont été investis dans le JVD (Jet Vapor Deposit). Ce nouveau procédé de revêtement des tôles d’acier (processus qui consiste à revêtir une bande d’acier à grande vitesse grâce à la protection de vapeur de zinc), conçu par le Centre de recherches métallurgiques (CRM), est développé chez Arceo (Kessales), avec ArcelorMittal, utilisateur de l’installation. Arceo, joint-venture entre la Région et ArcelorMittal, s’est vu « octroyer une licence gratuite pour l’utilisation de la propriété intellectuelle du JVD, de manière à pouvoir l’utiliser dans la conception, la construction et le développement et la commercialisation d’équipements industriels, et ce pour autant que cela soit au bénéfice du groupe ArcelorMittal ou pour des activités non concurrentes aux activités de base du groupe AM ». Détenteur des brevets, ArcelorMittal a donc le monopole du JVD pour son secteur. Avec la création de dix-sept emplois pour l’instant, Frédéric Gillot (PTB) n’est pas convaincu des retombées pour les habitants de la région : « De la thune, ça va en gagner mais en termes d’emploi, c’est que dalle. »

Une autre ligne de production expérimentale, Arceo Engineering (aucun lien opérationnel avec Arceo), à Flémalle, est, elle, passée sous contrôle de la Région wallonne en juillet 2013. Publique à plus de 99 %, elle développe un autre procédé, le PVD (procédé de dépôt de matière sous vide, qui permet un produit à haute valeur ajoutée, avec une meilleure résistance à la corrosion, autonettoyage…)

Pourquoi poursuivre les investissements dans le JVD et le PVD ? Du côté politique, cette « technologie révolutionnaire » doit relancer la sidérurgie liégeoise et « réindustrialiser » la région, garantit Jean-Claude Marcourt, qui y croit dur comme fer. Pour ArcelorMittal, en plus de développer des aciers de « niche », censés être plus performants, écologiques et moins chers, ce pourrait-être son image, écornée par son dernier plan social. Le 6 octobre 2015, le numéro 1 d’ArcelorMittal Europe, Aditya Mittal, déclarait encore : « Le groupe a une stratégie à long terme pour Liège et mise sur la technologie liégeoise. »

Arceo, Arjemo, Udil.ge : à chaque étape, ArcelorMittal reste l’un des rouages incontournables du dispositif imaginé par les syndicats et la Région wallonne, que ce soit sur le plan social ou industriel. Mais, paradoxalement, en voulant sauver les travailleurs, les organisations syndicales et les représentants de la Région ne les ont-ils pas enfermés dans une structure tentaculaire dont ils peinent à s’échapper ?

« Merci pour votre compréhension »

Pour le directeur des ressources humaines d’ArcelorMittal, Benoît Jeukens, signataire des conventions, tout cela est derrière nous : « La négociation du plan Transformation de Liège est terminée depuis deux ans et demi ans et a abouti à un accord global entre la direction d’ArcelorMittal Liège et les organisations syndicales. Les mesures prévues dans cet accord ont été mises en place et je ne souhaite pas revenir aujour­d’hui sur les termes et les circonstances de ces négociations. Merci pour votre compré­hension. »

Il a raison. Ne revenons plus sur les dysfonctionnements d’un plan social morcelé empêchant quiconque d’avoir une vision d’ensemble. Mettons de côté les drames humains liés à la fermeture de 2011 puis 2013. Le suicide d’Alain Vigneron, en octobre 2013, avait fait la une des journaux. André, lui, en est à sa cinquième tentative. Un profond malaise qui ne serait que la partie émergée de l’iceberg ? Mieux vaut se concentrer sur les centaines d’ouvriers travaillant encore chez ArcelorMittal Liège, loin d’être à l’abri d’un nouveau plan créatif.

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