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Folie libre

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Jean-Claude aime beaucoup porter des objets lourds. Il est à la Devinière depuis le début, soit depuis 1976. Il parle beaucoup, ce qui en fait un des « gosses » les plus médiatisés. De lui, Benoît Dervaux, réalisateur du film La Devinière (2001), dit : « Je pense que c’est lui qui souffre le plus, parce qu’il n’est nulle part. Il est un peu dans la normalité, il est un peu dans la folie. »

Il y a 40 ans, Michel Hocq rassemble des enfants psychotiques dans un lieu, la Devinière. Objectif : les tenir loin des camisoles chimiques et physiques. En 2016, les résidents sont encore appelés des « gosses ». Et restent libres. Avec le concept de « psychothérapie institutionnelle », la Devinière est un lieu unique en Belgique.

En octobre 1943, l’artiste Camille Claudel meurt dans un asile. Malnutrition. Des dizaines de milliers d’internés connaîtront le même sort. Le massacre de la folie incarcérée. Trente-trois ans plus tard s’ouvre près de Charleroi un lieu unique : la Devinière, une maison où des ados psychotiques lourds peuvent vivre leur folie librement. Le trait d’union entre ces deux événements ? La psychothérapie institutionnelle.

Après la Seconde Guerre mondiale, la violence de l’institut psychiatrique frappe l’imagination. Un parallèle avec les camps est inévitable : les malades sont gardés, captifs d’une organisation très hiérarchisée de type « totalitaire ». Pour en sortir, une phrase : « Il faut soigner l’hôpital psychiatrique. » Une méthode : la psychothérapie institutionnelle. D’après ce concept, l’organisation d’un lieu génère ou non des contraintes, voire de la violence sur les résidents. Un exemple concret ? Dans un hôpital psychiatrique qui doit gérer une centaine de patients, une personne qui ne dort pas devient un problème car, le lendemain, elle doit se lever à une heure précise pour déjeuner. La solution : un somnifère. Qui soigne-t-on ? L’hôpital ou le patient ?

À la Devinière, chacun se lève et se couche quand il veut. Jean-Claude y vit depuis 40 ans. Il peint des centaines de tableaux (dont la Guerre de Bush » parce qu’« il a détruit des bateaux quand même ! »), il collecte de la ferraille et la soulève à bout de bras (« À partir d’une tonne, ça devient quand même lourd »). Il ne prend pas de médicaments pour sa psychose. Éric, bricoleur de génie, cherche un briquet. Zak rigole avec l’éducatrice, cette « zwarte piet grosse pute ». Tous fonctionnent avec le moins de médicaments possible, histoire de briser le mur chimique qui empêche de rencontrer la personne. Quentin est entré avec 32 pilules à ingurgiter chaque jour. Aujourd’hui, il lui en reste deux à prendre.

Le dernier venu, Hussein, est en stage. Son comportement est scanné, les éducateurs cherchent à comprendre qui il est, ce qu’il aime, comment il fonctionne. Au bout de cette observation, Hussein deviendra un « gosse », surnom donné aux 25 résidents de la Devinière, réminiscence des débuts du projet lancé avec des enfants, aujourd’hui adultes.

Des lits et délits

Dans le bureau des éducateurs, une phrase du fondateur Michel Hocq est punaisée au mur : « La Devinière n’est pas là pour sauver l’humanité. Elle n’est même pas là pour sauver 25 personnes. C’est simplement pour voir si ça marchait, prouver qu’il y avait moyen de faire autrement. »

Et l’autrement marche. Ici, tu peux casser, injurier, hurler, manger avec tes doigts. Chacun a ses limites, chacune est discutée. « Le propre de la psychose, c’est de casser tous les ponts, explique Yves, dit “Pecose”, éducateur depuis 17 ans dans la baraque. Est-ce que tu vas me garder si je casse ? Si je dis des gros mots ? Puis ils comprennent qu’on les gardera malgré ces symptômes et passent à autre chose. »

L’objectif pour les « gosses » n’est ni le progrès ni la performance, et certainement pas la guérison. La Devinière vise le bien-être, ce qui est déjà pas mal. « On peut apaiser la psychose, la rendre douillette, explique Yves. Une sérénité peut s’installer. »

La réforme du secteur Santé vise à fermer des places résidentielles (des « lits ») au profit de soins déambulatoires. Xavier De Longueville est psychiatre à la Devinière, directeur du service médical de l’hôpital psychiatrique du Beau Vallon. Pour lui, la réforme n’est pas mauvaise si… on ouvre 100 Devinières en Belgique. « Où vont aller les patients qui cumulent des troubles psychotiques profonds avec des troubles somatiques graves, et parfois des retards mentaux ? On parle de personnes qui n’ont aucune chance d’autonomie et de vie en dehors des institutions. Un rapport1 a démontré que 90 % de ces personnes n’arriveront pas à vivre sans accompagnement. Aux États-Unis, 500 000 lits ont été fermés et on retrouve 350 000 psychotiques dans les prisons. Un cas de référence : une personne psychotique fait du tapage nocturne, la police arrive, il y a des gestes de violence. On l’enferme. »

Et impossible de le sortir. Faute de places. Aujourd’hui à la Devinière, deux places sont libres. Il y a 15 demandes pour les occuper. Elles resteront vacantes. « L’Awiph2 n’a plus d’argent à consacrer à l’accueil en résidentiel pour le moment », explique Xavier De Longueville.

Cela fera deux assiettes en moins à remplir pour la cuisinière de collectivité de la Devinière. Elle dit que « tout le monde est soignant et soigné ici ». Alors qu’elle prépare les salades du soir, ses propos montrent à quel point la philosophie du lieu imprègne tout le monde : « Travailler ici m’a beaucoup changé. Notamment dans le rapport avec mes enfants. Ils me le disent. Avant, j’étais très cadrante. À présent, le cadre devient la confiance. » Un ingrédient essentiel dans la recette d’une folie libre.

  1. Les séjours psychiatriques de longue durée en lits T, Centre fédéral d’expert d’expertise des soins de santé (KCE), Bruxelles, 2008.
  2. L’Agence wallonne pour l’intégration des personnes handicapées.

Vingt-cinq résidents occupent la Devinière. Ils sont encadrés par une équipe pluridisciplinaire de 30 personnes. Vous ne verrez pas ceux-ci sur les photos de Vincen Beeckman qui concentre son regard sur les résidents. Travailler à la Devinière demande une capacité à faire bouger ses frontières internes pour réussir la rencontre avec l’autre, avec la différence. Pour le psychiatre du lieu, Xavier De Longueville, « le secret de ce genre d’organisation est une équipe très tolérante. Elle est très impliquée, d’une grande générosité ».

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