6min

Les voies du plasma (2/2)

Le parcours de l’argent

enquete-sang-plasma
Julie Kern Donck. CC BY-NC-ND.

Le don de plasma est le point de départ d’un étrange marché, mêlant santé publique et intérêts privés. Il part d’un don « gratuit » de particuliers, génère des bénéfices colossaux pour des sociétés privées, et revient à la gratuité pour le patient. Après avoir parcouru la voie du plasma, prenons le chemin de l’argent.

Retour à l’hôpital d’Érasme. Reste couché, Dorian. La veine, la piqûre. Tends ton bras, et voilà, le liquide rouge entre dans une machine blanche juste à côté de toi. Ton don est volontaire. Tu as reçu un malheureux sandwich et un demi-ticket de cinéma (tu recevras l’autre moitié lors d’un deuxième don !)

Ensuite, on entre dans un autre univers. Accroche-toi à ton pansement. La Croix-Rouge vend à CSL 90 euros le litre de plasma résiduel (soit extrait d’un don de sang total), 100 euros le litre de plasma d’aphérèse (soit un don de plasma). L’honorable institution dégage-t-elle des bénéfices de cette vente ? C’est interdit par la loi. Les marchés du sang (environ 80 à 85 % du chiffre d’affaires du Service du Sang de la Croix-Rouge) et du plasma ne peuvent pas dégager de profits. Mais, pour le vérifier, c’est compliqué. La Croix-Rouge n’a qu’une seule entité juridique. Le Service du Sang, dont une partie des activités est subsidiée, fait remonter ses comptes, comme tous les autres métiers (humanitaire, urgence, formation…) vers un budget commun de la partie francophone qui lui-même est couplé au bilan flamand pour donner en définitive les comptes de la Croix-Rouge nationale. Tu as suivi ? Autant dire qu’il est impossible de distinguer la place du sang dans ces chiffres globalisés. Ce vaste rassemblement de comptes en un seul bilan ne permet pas de distinguer le financement de l’important département du Service du Sang, soit 300 employés et un budget avoisinant les 44 millions d’euros côté francophone (le double au nord du pays).

Si ce service ne rend public aucuns compte, il les dépose cependant à l’Agence des médicaments (AFMPS). Du côté des comptes flamands, impossible d’y voir clair, seules les dépenses étant mentionnées. Du côté francophone, selon ces comptes d’exploitation, le Service du Sang a dégagé 4,4 millions de bénéfice entre 2014 et 2017.

Écran plasma

Une partie de ces profits a été gonflée par la vente des parts de la CAF-DCF, une société qui fractionnait le plasma belge jusqu’à 2015 pour le compte de la Croix-
­Rouge, qui en était actionnaire à hauteur de 30 %. Valeur de la vente des parts ? Les directeurs ne pourraient contractuellement pas donner de chiffres.

Ce manque de clarté concernant le don de plasma a déjà été souligné. En 2009, le KCE (Centre d’Expertise) constatait « l’absence de vérification de l’affectation des coûts de structure de la Croix-Rouge à l’activité de plasmaphérèse ». Sur le même sujet, en décembre 2010, la Cour des comptes « recommande au management du SPF Santé publique et aux ministres concernés d’accorder une plus grande attention à ces opérations et d’évaluer la pertinence des moyens prévus au regard des objectifs poursuivis ». Le SPF Santé nous annonce que le suivi conseillé n’a pas eu lieu. Philippe Vandekerckhove (Rode Kruis) explique que le manque de clarté pointé par la Cour des comptes était uniquement dû à la société de fractionnement CAF-DCF, de laquelle la Croix-Rouge a revendu ses parts.

Mais répétons la question : quelle était la valeur des parts ? Leur vente avoisinerait les 5 à 6 millions selon nos sources.

Dans le même temps, le Service du Sang de la Croix-Rouge a reçu du SPF Santé la somme de 9,13 millions en 2018, pour 6 millions en 2016 et 7,6 millions en 2017. Alors Dorian, la Croix-Rouge croulerait-elle sous l’or du sang alors que la Belgique interdit d’en faire le commerce ?

Croix-Rouge exsangue ?

À entendre ses dirigeants, tant au Nord qu’au Sud, c’est tout le contraire. Le marché du sang et du plasma est particulier puisque les quantités et les prix sont fixes. Le ou la ministre de la Santé publique décide du montant auquel le sang et les dérivés du sang sont dispensés et délivrés, cela de façon à exclure tout profit. La marge de manœuvre de la Croix-Rouge est inexistante. Et tant du côté flamand que du côté francophone, on envoie le même signal : la mission de collecte coûte de plus en plus cher. La Croix-Rouge doit s’équiper pour augmenter le don de plasma. Et les dons de sang sont moins fréquents pour des frais fixes identiques. S’il reconnaît des bénéfices les années précédentes, « on est à présent à la limite financière », prévient Ivan de Bouyalsky. Du côté flamand, « sur le plasma d’aphérèse, on perd de l’argent. Par rapport au côté francophone, on a un avantage d’économie d’échelle, mais nous sommes dans une dynamique similaire ».

Rassure-toi, Dorian. Si les Croix-Rouge sont dans le rouge, du côté de CSL Behring, c’est plus confortable. La société achète 180 000 litres de plasma belge pour environ 16,2 millions d’euros. Et le revend aux hôpitaux pour 40 millions. Soit deux fois et demie plus cher. Sans compter les autres produits dérivés qui peuvent émerger du plasma belge (des produits pharmaceutiques contre l’hémophilie, par exemple).

Sur le plan international, quelques sociétés (CSL, Baxter, Grifols, Octapharma…) se partagent le gâteau. Et le cake est gros, avoisinant les… 100 milliards de chiffres d’affaires. En 2018, un article de The Economist concrétisait l’importance de ce marché : « Presque 50 millions de litres ont été utilisés en 2016, l’équivalent de 20 piscines olympiques, dont 15 remplies par les États-Unis. Oubliez l’acier et les voitures, le plasma correspond à 1,6 % de la totalité des biens exportés par les États-Unis. » Et les demandes dépassent l’offre. « Le secteur plasma est dans une situation très particulière, explique Philippe Vandekerckhove (Rode Kruis). Les profits sont au plus haut, les industries pharmaceutiques du secteur enregistrent la plus forte croissance ! »

De fait, entre 2014 et 2017, le groupe CSL (qui a d’autres activités « pharma » que le plasma) a engendré 5,75 milliards de dollars de bénéfices, dont 1,7 la dernière année, avec des marges bénéficiaires moyennes de 22,38 %. Bon sang.

Du don à la gratuité

Dorian, ton don revient dans les hôpitaux belges, comme convenu via le « plasma tender ». Avec ce marché public réalisé par l’État belge en 2015, les hôpitaux payaient un peu plus cher leurs produits mais ils s’assuraient de leur disponibilité, avec un coût fixe. Depuis, les prix ont augmenté sur le marché international et la Belgique a donc fait une bonne affaire.

Mais si le coup est bien joué, le risque de pénurie n’est pas totalement écarté car le « plasma tender » n’assure « que » 50 % du marché d’immunoglobulines. La moitié restante est soumise à la loi de l’offre et de la demande.

Du côté d’un centre hospitalier qui préfère rester anonyme : « Les 50 % non couverts par le marché public fédéral sont difficiles à trouver. Les trois firmes qui délivrent la Belgique, CSL, Octapharma et CAF-DCF, nous avaient assuré un stock suffisant, mais elles n’ont pas tenu leurs promesses et nous avons des difficultés à être approvisionnés ; de plus, cette partie nous coûte 18 % plus cher qu’avant. » Pire, il manquerait 180 kg d’immunoglobulines en Belgique, selon Thomas Derijdt, responsable de la pharmacie à la KUL.

Face à cette pénurie potentielle, le gouvernement a mis en place un groupe de travail composé d’experts. Le 29 avril 2019, l’agence des médicaments a diffusé des recommandations pour encourager l’utilisation rationnelle des immunoglobulines « afin de trouver une solution à court terme pour d’éventuelles ruptures de stocks ». Pas de panique, Dorian (reste couché) ! Tous les patients sont traités et l’immunoglobuline sous-cutanée (une autre forme d’administration) reste disponible pour toutes les indications. Que peut faire de plus l’État belge ? Dans ce marché concurrentiel mondial, sans doute pas grand-chose.

Finalement, et côté INAMI, les dépenses liées à l’immunoglobuline et à l’albumine s’élèvent à 91 millions d’euros en 2016 (pour 51 millions en 2007). Ces soins vitaux sont couverts par les mutuelles. Et enfin, voici la fin du chemin de l’argent. Pierre reçoit ses soins. Dorian, après ce parcours chaotique, ballotté entre intérêts publics et privés, parsemé de bénéfices colossaux, ton don revient à son point de départ : la gratuité. Pour Pierre. Grâce à notre système de soins de santé, qui a un point commun avec le marché du plasma. Être sous pression.

Tags

Dernière mise à jour

Un journalisme exigeant peut améliorer notre société. Voulez‑vous rejoindre notre projet ?

La communauté Médor, c’est déjà 3400 abonnés et 1859 coopérateurs

Vous avez une question sur cet article ? Une idée pour aller plus loin ?

ou écrivez à pilotes@medor.coop

Médor ne vous traque pas à travers ses cookies. Il n’en utilise que 3 maximum pour la sécurité et la navigation.
En savoir plus