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La piscine oubliée du Résidence Palace

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Fanny Monier. CC BY-NC-ND.

En plein cœur du quartier européen, au sous-sol du Résidence Palace, j’ai découvert l’existence d’une fascinante piscine inspirée de Pompéi. Officiellement en travaux et fermée au public depuis 2002, elle est aujourd’hui à l’abandon.

Pour comprendre l’histoire de cette piscine désaffectée, il faut d’abord se plonger dans celle de l’immeuble qui l’abrite, le Résidence Palace. Bâtiment Art déco inauguré en 1927, il est l’un des premiers immeubles à appartements de Bruxelles. Le complexe luxueux est le fruit de l’imagination de son promoteur, Lucien Kaisin, et de l’architecte suisse Michel Polak. Cet immeuble moderne était le point de rendez-vous de la haute société bru­xelloise, à laquelle l’aménagement du palace s’est adapté. Ainsi, de nombreux services étaient intégrés à l’enceinte du bâtiment : une galerie marchande, des restaurants, un salon de coiffure, une banque, un théâtre (lui aussi souterrain et aujourd’hui fermé au public) et… une piscine ! Le projet du Résidence Palace représente donc l’édification d’une frontière qui place la classe aristocratique hors (et au-dessus) du monde.

Dès sa construction, le projet aux ambitions monumentales mobilise plus de 1 200 ouvriers, qui bâtissent péniblement sur un terrain meuble cet écrin où les plus privilégiés vont pouvoir briller. Après une décennie d’opulence, le Résidence Palace est occupé par l’Allemagne nazie, qui le réquisitionne en 1940. À la fin de la guerre, le palace est récupéré par l’État belge pour un franc symbolique et sera ensuite investi par les ministères. Alors que le quartier européen commence à se développer à partir des années 1960, l’emplacement du Résidence devient un atout stratégique dont l’État cherchera à tirer profit.

UN PALACE À RENTABILISER

Au début des années 2000, le gouvernement du libéral flamand Guy Verhofstadt crée le Centre de presse international qui dépend du Service public fédéral de la Chancellerie, en charge de l’appui logistique au Premier ministre. L’objectif du centre est de louer les salles du Résidence Palace à des agences de presse et des médias internationaux. À cette même période, une autre partie du complexe est cédée à l’Union européenne et devient Europa, le nouveau siège du Conseil européen (qui regroupe les 28 dirigeants des États membres). Il a été inauguré fin 2016 après dix ans de travaux. Europa prend la forme d’une gigantesque amphore, placée dans un cube composé de fenêtres provenant de tous les pays membres de l’Union européenne. Cette structure pharaonique et hautement symbolique (l’amphore, le patchwork européen, la prétendue transparence…) est sortie de terre précisément au-dessus de la piscine enfouie. Le contraste est de taille. La piscine représente ici un patrimoine local, délimité et invisible. À l’inverse, les étages du Résidence Palace sont occupés par des institutions dont les enjeux se déploient à une échelle élargie, dans un quartier qui incarne un pouvoir global, politique et un peu lointain.

RETRAITÉ NON REMPLACÉ

Je rencontre H qui connaît très bien le Résidence Palace, dont il me raconte l’histoire jusqu’au début des années 2000. À cette époque, la Régie des Bâtiments – organisme public autonome chargé de gérer le parc immobilier de l’État et de préserver son patrimoine architectural – prend la décision de fermer la piscine en raison de la vétusté des installations. H me fait visiter le souterrain du palace, nous arrivons devant une porte vitrée à travers laquelle je distingue des formes familières. H allume les lustres et le décor apparaît, splendide. Le bassin est encadré par une galerie à l’étage qui donne accès à des cabines. Le carrelage au sol est bleu ciel, légèrement passé. Le fond du bassin vide forme une vague dans laquelle des coupes ont été réalisées, pour analyser son étanchéité. Deux cavités n’ont pas été refermées. Sur les fresques des murs de la piscine, des échantillons ont aussi été grossièrement prélevés. De vives couleurs couvrent aujourd’hui les peintures d’origine.

Je questionne H sur la lenteur de la procédure de réhabilitation de la piscine, qui a conduit à son abandon. Il me rappelle que l’entretien des lieux dépend de la Régie des Bâtiments, où la personne en charge du dossier serait partie en retraite sans être remplacée. Par ailleurs, il n’a toujours pas été décidé si la piscine deviendra publique, privée, ou bien si elle se transformera en salle d’exposition1 ou de réception, moyennant la pose d’une plaque de verre sur le bassin. En attendant, le dossier est enterré, à l’image du bassin vide. H me propose de découvrir l’envers du décor et nous descendons sous la piscine. Nous contemplons son fossile, la forme vidée de sa substance vivante.

IMPUISSANCE

Je rencontre ensuite R, qui répare le palace depuis des dizaines d’années. Il se trouve bien impuissant face à l’abandon de ce patrimoine endormi, dont il est le témoin au quotidien. À l’abri d’une pièce du labyrinthe souterrain, il évoque la stratégie mise en place par l’État pour rentabiliser le Résidence Palace : « Afin d’occuper le bâtiment, on a créé un genre de parastatal (organisme semi-public), puisqu’en théorie l’État ne peut pas louer son bien. Donc on a créé le Centre de presse international, qui ne dépend pas de la Régie des Bâtiments mais de l’État, par le biais de la Chancellerie. » R m’explique que c’est un moyen d’avoir une entrée indirecte et légale d’argent : les salles de réunion et les bureaux dans les étages sont disponibles à la location, ils représentent une source de revenus. Aujourd’hui, cette combine sert des intérêts financiers dont le poids écrase l’espoir de voir la piscine et le théâtre rouvrir au public.

Plus loin dans les méandres souterrains, derrière une porte vitrée, je reconnais les sphères de verre suspendues au-dessus du bassin. R m’explique alors comment on changeait les ampoules à l’époque : il y a une trappe dans une des cabines à l’étage qui permet d’entrer dans le faux plafond et d’accéder au dispositif des suspensions. Mais R prévient, « il faut faire très attention pour que les fils ne s’emmêlent pas dans le plafond, parce que là on ne sait pas les démêler ». Il fallait donc faire descendre avec prudence les lustres vers le bassin et monter à bord d’une petite embarcation sur l’eau, pour les atteindre. Les mécanismes que décrit R font écho au fonctionnement alambiqué du palace : c’est en tirant des ficelles que l’on rentabilise un immeuble centenaire.

Fanny Monier CC BY-NC-ND

  1. À l’exemple de La Piscine de Roubaix, devenue le Musée d’Art et d’Industrie André Diligent, en 2001, ou des anciens Bains de la Sauvenière à Liège, devenus la salle d’exposition La Cité Miroir en 2014.
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