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Des uber-correcteurs

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Espèce menacée, le correcteur de presse quitte peu à peu les salles de rédaction. Ce sont désormais des Français bossant pour des Suisses à 10 euros de l’heure qui traquent les fautes dans certains de nos journaux belges.

« Cher correcteur, après que tu aies relu mon article ni noir, ni blanc, tu as mis à jour mes erreurs non-exhaustives, voire même pallié à mon incurie. Merci à toi. Et pardon d’avoir rassemblé en une phrase tous les cauchemars de la profession : un subjonctif au lieu de l’indicatif, une virgule entre “ni… ni”, un “à” qui balaie le “au”, un trait d’union qui s’incruste, le pléonasme “voire même” et cet impossible “pallier à”… » Ce palmarès des fautes nous a été soufflé par un correcteur – appelons-le Robert – qui les répertorie. Robert travaille pour CopieQualité, société genevoise chez qui IPM (La Libre Belgique, la DH) a externalisé ses services de correction au printemps dernier (Médor vous en parlait dans son dernier numéro). Il y gagne entre 9,5 et 11 euros de l’heure, le tout pour un travail en soirée, à la maison, sans lien direct avec les rédactions. Quand on lui annonce ces tarifs, Romane, correctrice dans la presse périodique depuis quinze ans, reste bouche bée. « Depuis mes débuts, les tarifs dans certains médias ont diminué de moitié ! Mais en dessous de 20 euros de l’heure, quand on est indépendant, on est proche du chômage technique… »

Fondée en 2016, CopieQualité vante son réseau d’une centaine de correcteurs – français pour la plupart – disponibles « 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 » et « passionnés de la langue de Molière ». « Beaucoup de nos correcteurs sont diplômés de Formacom », explique le patron, Gabriel Joanes. En Belgique, où il n’existe aucune formation équivalente et pas plus de syndicat ou d’association professionnelle spécifique, les correcteurs – souvent romanistes ou journalistes de formation – sont jugés sur pièces. Gabriel Joanes assure d’ailleurs ses arrières avec un « test poussé » lors du recrutement. « On peut avoir des gens qui se disent correcteurs mais qui en fait n’en ont pas les compétences. La correction, à mon sens, c’est un peu un art ! »

Pierre, autre correcteur belge passé du côté helvète, explique pour sa part que la plateforme lui a permis d’avoir accès à plusieurs collaborations (journaux mais aussi éditeurs). Il estime que dans le contexte d’ubérisation généralisée, il serait simpliste de voir CopieQualité comme le grand méchant. « C’est simplement une boîte qui s’est engouffrée dans la brèche. »

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Couteaux suisses

Et la brèche, entre les tarifs à la baisse et la tentation d’externaliser, ne cesse de croître. « À l’heure où les journaux appartiennent désormais à de grands groupes, la centralisation de certains services comme la mise en page ou la correction est inévitable. C’est en tout cas ce que j’observe déjà en Suisse », raconte Gabriel Joanes, qui confirme ne pas avoir d’autres clients qu’IPM dans le secteur des médias belges… pour l’instant. « Pour les employeurs, c’est un gros souci de travailler avec des correcteurs free-lance. D’un côté, vous avez des volumes qui varient ; de l’autre, des travailleurs qui peuvent tomber malades, des grossesses… Nous, on les soulage de ces problèmes d’organisation tout en leur offrant un travail de correction impeccable à des tarifs raisonnables. » L’avenir, en somme ?

Que les articles des journalistes belges soient désormais relus dans l’Hexagone par les couteaux suisses de la correction risque-t-il de conduire à une francisation ou à un lissage de notre vocabulaire médiatique ? « C’est la même langue, n’est-ce pas ? Regardez, nous nous comprenons parfaitement », nous taquine le patron suisse. Prévoyant, Mister Joanes veille d’ailleurs à ce que ses équipes de correcteurs soient à tout le moins binationales, de quoi assurer la survie minimale de nos belgicismes. « La seule chose sur laquelle les Français butent encore, c’est sur “nonante” qu’ils veulent toujours remplacer par “quatre-vingt-dix”. »

Pour Robert, qui télétravaille tantôt avec un instituteur de village landais, tantôt avec une pensionnée bretonne, l’essentiel de la question n’est pas là. « Un des désavantages de tout ça, c’est que les correcteurs, en étant détachés de la rédaction, ne connaissent plus le journal. Or, on ne corrige pas la DH comme on corrige Le Monde. Il y a des niveaux de langue qu’on peut se permettre ici et pas là, des plumes auxquelles les lecteurs peuvent être attachés. » Dans le monde de la correction délocalisée, les conditions de travail se dégradent. L’uniformisation des écrits journalistiques pourrait bien être l’autre prix à payer.

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