Sauve qui peut à la Cinémathèque

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C’est notre mémoire cinéphile collective. Une institution pas vraiment publique, ni transparente, et dont la nomination du nouveau conservateur fait grincer des dents.


Contrairement à ce que son nom pourrait faire penser, la Cinémathèque royale de Belgique est une institution d’utilité publique mais au statut juridique de fondation privée. Et ça, même plusieurs spécialistes belges consultés ne le savaient pas. L’organisation ne voue donc pas seulement un culte au 7ème art, elle cultive aussi le secret. A commencer par celui qui pèse sur sa collection. « Vous pouvez nous demander si on a une copie d’un film en particulier mais on ne vous donnera jamais la liste exhaustive, confirme Thierry (tous les prénoms ont été modifiés), cadre à Cinematek, car nous aurions de gros problèmes avec les ayants-droits (réalisateurs, scénaristes, producteurs ou leurs héritiers - NDLR). Nous ne possédons en effet pas les droits de la plupart de nos films. »

Difficile, en revanche, de cacher aux ayants-droits l’existence de ces copies lorsque la Cinémathèque programme des séances publiques à son Musée du cinéma, logé dans l’enceinte du Palais des beaux-arts de Bruxelles. « Elle contourne alors ces droits d’exploitation via une sorte d’exception muséale. Selon cette logique, le spectateur n’achète pas une place de cinéma mais un ticket d’entrée pour le musée du cinéma… Au Luxembourg, une loi exonère les cinémathèques de ces droits. En Belgique, cela ne repose sur aucune base légale. »

Malgré ce traitement de faveur, la fondation enchaîne les déboires depuis les années 90. Finances en berne, équipements vieillissants, bas salaires, départs non remplacés,… L’ancien conservateur Nicola Mazzanti, qui accumulait les problèmes managériaux et relationnels, n’a pas redoré le blason de l’institution. La suppression du laboratoire photo-chimique (où étaient notamment développées les copies de films sur pellicules) par cet Italien passionné d’archivage numérique reste encore en travers de la gorge de cet employé : « Mazzanti avait promis les machines à la cinémathèque de Bologne, son ex-employeur. Tous ces équipements étaient prêts à être embarqués dans des camions alors que notre conseil d’administration n’était même pas au courant du deal ! »

Nouveau casting

Une délégation syndicale a donc été créée par des employés – une première dans cette fondation privée - afin d’alerter les administrateurs sur l’état de dégradation de la Cinémathèque. « Ils ne comprennent pas comment la fondation travaille et viennent même de demander à chacun des 50 employés de décrire son job, s’étonne Thierry. Je me demande combien de ces administrateurs ont même déjà mis un pied dans nos bâtiments. »

Ce constat de carence explique sans doute le choix controversé du nouveau conservateur. Gravement malade, Nicola Mazzanti a en effet fini par céder sa place, d’un commun accord, à Tomas Leyers, bio-ingénieur forestier de formation et producteur de longs-métrages, notamment de Stephan Streker et Frédéric Fonteyne. Une demi-douzaine d’autres candidatures avaient pourtant été retenues, dont plusieurs diplômés en archivage ou pouvant se targuer d’une longue expérience à la tête d’une cinémathèque. Mais le conseil d’administration a préféré nommer l’un de ses membres. « Quand j’ai appris ça, je suis tombée de ma chaise, lâche Catherine, l’une des candidates. La conservation implique pourtant de nombreuses connaissances techniques. » Même incompréhension chez François, une source bien informée. « Alors que cette institution s’effondre, connaît une grave crise existentielle – les productions belges financées par de l’argent public sont désormais les seules copies qui y sont déposées -, le Conseil d’administration nomme un conservateur qui n’a aucune expérience en la matière. Un reflet éclatant des politiques à la belge teintées d’incompétence. »

On peut comprendre la déception de ces cinéphiles. Après tout, Cinematek ne vend pas des boîtes de conserve, elle reçoit des subsides pour assurer la survie de notre patrimoine culturel.

Nous avons souhaité nous entretenir en direct avec Tomas Leyers et le confronter aux critiques soulevées par certains employés ou collaborateurs à l’encontre de sa nomination. Sans succès. Le conservateur et le président du CA nous ont transmis leurs réactions et déclarations d’intention par écrit via le service communication de la fondation.

« Tout choix suppose des éliminations et des déceptions, nous a répondu par email l’économiste Eric De Keuleneer, président du CA. Le comité de sélection, le bureau exécutif et le conseil d’administration ont décidé à l’unanimité, et croyez bien que, tant au sein du bureau que du conseil, les discussions peuvent être tendues. Je m’en réjouis car, depuis près d’un an, j’ai pu apprécier les grandes qualités de Tomas, son apport et sa vision dans divers domaines. »

Intelligence artificielle

Ce nouveau patron a en tout cas du pain sur la planche pour sauver l’institution, exsangue. Pour éviter la banqueroute, l’Agence fédérale de la dette vient de reprendre 1,7 million d’euros de déficit de Cinematek. David Clarinval, ministre de la Politique scientifique, a également boosté la subsidiation annuelle de 250 000 euros pour l’élever à 2.62 millions.

Grâce à sa mission première de conservation, la Cinémathèque royale est en effet financée par la politique scientifique et non par la culture. « Cette fondation ne cesse de parler de recherche scientifique mais je me demande bien ce qu’elle réalise concrètement dans ce domaine…, s’interroge François. Une stratégie pour conserver ces subsides, plus faciles à obtenir que les enveloppes culturelles ? »

Réponse, également par email, du conservateur Tomas Leyers : « On ne nous perçoit pas comme cela aujourd’hui, mais grâce aux archives et au savoir-faire dont nous disposons, nous sommes une institution de recherche. Nous explorons de nouvelles techniques de restauration visuelle et sonore comme les logarithmes d’intelligence artificielle (IA) ou le deep-learning pour la correction des couleurs. De nombreux éléments de ces recherches se trouvent encore en phase préliminaire d’étude en open source. » Cette réponse fait marrer cet archiviste : « Est-ce que cette réponse a elle-même été rédigée par une IA ? Ils ont juste oublié de glisser le terme « bitcoin », sinon tous les mots-clés y sont… Plus sérieusement, il faudra voir ce qui sera réalisé car, à ce stade, ce sont juste de belles paroles. »

La note stratégique de Tomas Leyers, que nous avons consultée, évoque aussi un nouveau centre de conservation eco-friendly. Un projet déjà inscrit dans le plan stratégique 2013-2018. « Mais où allons-nous trouver les fonds pour bâtir un centre de conservation passif alors qu’on n’arrive déjà pas à payer les employés aux barèmes ? », demande Thierry. Et qu’en est-il du laboratoire analogique démantelé par l’ancien conservateur ?

On l’a vu dans l’épisode précédent, la sauvegarde de films(tournés en pellicule ou en numérique) sur supports digitaux nécessite des moyens financiers colossaux pour les conserver à peine quelques décennies. « Maintenir ce laboratoire avait donc du sens, regrette encore cet archiviste, car on peut aujourd’hui produire un bon master en pellicule qui pourra, lui, se conserver pendant des centaines d’années. » D’après le conseil d’administration de Cinematek, les finances en berne ne permettaient pas de conserver ce labo. « Mais nous sommes en train de voir si nous pouvons mettre à disposition le matériel dans un projet national ou international », assure le service communication. Selon nos infos, ces équipements seraient pourtant sur le point d’être vendus.

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