Le repreneur est une taupe

Episode 1/3

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« J’hallucine quand je nous vois dans cette énorme usine. Au début, nos jambes couraient devant et notre corps restait derrière comme dans les dessins animés. » Le petit entrepreneur local qui devrait bientôt acheter les papeteries de Virginal n’en croit pas ses yeux.

Les cartons d’invitation étaient prêts. Si le scénario imaginé dans le plus grand secret s’était déroulé jusqu’au bout, l’entrepreneur Serge Godart de Virginal (Ittre) aurait déjà été présenté par le ministre wallon de l’Économie Willy Borsus comme un héros. « Le » repreneur des papeteries de Virginal. Celui qui est censé permettre au bourgmestre socialiste d’Ittre, le discret Christian Fayt, un voisin, de réaliser son programme de législature en un seul coup gagnant : « Rendre les papeteries aux Ittrois », comme il l’avait promis à ses électeurs. Une conférence de presse était prévue la semaine du 13 décembre. Le ministre libéral l’a reportée d’un mois, puis la mondanité a encore été ajournée.

Un grain de sable s’est glissé dans la machine. Comme Médor l’a écrit le 16 décembre dernier, deux machines encombrantes – des sortes de laminoirs à papier – restaient dans le jeu de quilles. Afin de libérer l’espace pour de nouvelles activités, les propriétaires des lieux ont accepté qu’une main d’œuvre payée moins de trois euros de l’heure s’esquinte durant des mois au démontage de ces deux mastodontes, protégés par de l’amiante. Quels propriétaires ? Pas n’importe qui. La Région wallonne, via son fonds financier chargé de reconvertir des sites industriels, la Sogepa.

Le 17 décembre, une cinquantaine de policiers, d’inspecteurs sociaux et de fonctionnaires fédéraux chargés de la sécurité-santé ont débarqué à Virginal. Il a été vérifié que des « esclaves », ukrainiens surtout, logeaient sur place, installés dans des caves ou des bureaux sans le moindre confort. Les scellés ont été posés sur le chantier. L’enquête judiciaire sur les responsabilités exactes prendra des mois. « Plusieurs travailleurs auditionnés ont affirmé être rémunérés à des tarifs indécents, de l’ordre de 800 euros par mois pour des prestations allant jusqu’à 70 heures hebdomadaires », a déclaré l’Auditeur du travail du Brabant wallon Gautier Pijcke.

Et là, on fait quoi ? Les autorités wallonnes sont dans l’embarras. Le héros annoncé, lui, évite pour le moment le regard des caméras. Serge Godart est un ancien agriculteur reconverti dans le curage d’égouts. Il n’a jamais aimé la notoriété. Il est très difficile de trouver une photo de lui en ligne. C’est aux anciennes papèteries que nous l’avons rencontré, avant les perquisitions. Il semblait un peu gêné qu’on l’interroge sur sa présence sur les lieux dont il n’avait pas encore la propriété :

« Politiquement, je ne sais pas ce que je peux dire », souffle-t-il quand on l’interroge sur le fait qu’il va bientôt être présenté officiellement comme repreneur du site. Oui, ce dossier est éminemment politique, comme souvent en Wallonie. En 2017, puis en 2019, les deux derniers exploitants de ces papeteries parmi les mieux cotées d’Europe, spécialisées dans le papier autocollant, ont fait faillite à deux ans d’écart. Les curateurs ont vendu le petit matériel et cédé gratuitement les deux grosses machines présentes à Virginal à une société financière française. L’enquête tentera de comprendre comment cette vente s’est passée.

Dans les faits, c’est la Sogepa, dont l’unique actionnaire est le gouvernement wallon, qui a la propriété du site – en ce compris les hangars où sont démantelées les deux machines. On aurait pu penser que de beaux plans de relance seraient dessinés sur ce périmètre encombré par des machines inexploitées, certes, mais idéalement situé le long du canal Bruxelles-Charleroi, à proximité du ring de Bruxelles et de l’autoroute menant vers Paris.

Comme l’explique un mail interne à la Sogepa, qui nous est parvenu par erreur, le seul projet complet qui aura été à l’étude durant ces deux dernières années est celui esquissé par la sprl Godart, dont le siège social et le principal site d’exploitation sont tout proches des papeteries.

Voici ce qu’écrit Vincent Vandrepol (Sogepa), le responsable actuel du site de Virginal :

« En fait, la sélection du candidat acheteur a fait l’objet de l’aval par une task force qui a évalué et validé la teneur du projet présenté par Serge Godart. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un appel d’offres (…) D’autres candidats potentiels, un Italien, un Américain et même un Belgo-Hollandais ont montré de l’intérêt mais n’ont soit pas soumis de business plan, soit n’étaient intéressés que par une partie du site, soit dans le cas de l’Américain, se sont retirés du tour de table pour se tourner vers un pays d’Europe de l’Est (…) Dans les faits, le seul projet industriel abouti, celui de Serge Godart, a pu être présenté et être retenu. »

Benzène

Médor a cherché à comprendre la teneur de ce « projet industriel abouti ». Ça n’a pas été simple. Avant les perquisitions de décembre, par exemple, le bourgmestre d’Ittre a tout fait pour maintenir un parfum de mystère quant à l’identité du repreneur et à ses intentions. « Je ne souhaite pas m’exprimer sur ce sujet », nous a-t-il dit le 7 décembre à la maison communale d’Ittre. L’amiante, le travail au noir durant des mois sur un site important de sa commune ? « Pas au courant. »

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Les ouvriers en charge de démonter les machines dormaient à même le site, employés dans des conditions qui ont mené à une descente de l’Auditorat du travail.
Thomas Haulotte. CC BY-NC-ND

Depuis la descente de police, le bourgmestre Fayt refuse d’en dire davantage sur les activités de la société de Serge Godart. Mais il vient néanmoins de lui attribuer un permis d’environnement de classe 2, ce qui permettra au repreneur présumé de transformer le site des papeteries en un centre de prétraitement des boues de curage, qui résultent du nettoyage des égouts.

Est-ce une volonté de la Région wallonne de répondre aux recommandations de la Commission européenne, qui la presse de développer sa stratégie de collecte, de traitement et d’assainissement des eaux usées depuis environ dix ans ? Pas vraiment. Nous avons retrouvé les documents administratifs présentés par la sprl Godart pour justifier sa demande de permis auprès de la commune d’Ittre, en juillet 2021, avant transmission classique vers l’administration wallonne.

Ces documents sont signés par Serge Godart. Le petit entrepreneur y explique comment il compte stocker quelque 15 000 tonnes de boues dans l’ancienne usine. Il précise :

« Plutôt qu’un vrai procédé, il s’agit plutôt de l’organisation de plusieurs compartiments de stockage des boues, jusqu’à obtention d’un produit valorisable. »

Principalement sous deux formes, indique Serge Godart. Un : du matériau de construction. Deux : de l’amendement agricole. Pour autant que ces boues ne comportent pas trop de benzène ou de phosphore, il s’agirait d’engrais pour l’agriculture intensive.

Jamais le bon permis

En matière d’eaux usées, la Wallonie semble en progrès après avoir frôlé le carton rouge auprès de la Commission européenne. Mais il reste des failles. Entre autres, il manque de lieux pour accueillir ces boues dites de « curage », résultant du nettoyage des conduites d’égouts.

C’est là que le plan Godart intéresse plusieurs pouvoirs publics en Wallonie. Dans sa demande de permis, la firme ittroise indique qu’elle est actuellement sous contrat avec les intercommunales InBW (Brabant wallon), Igretec (Charleroi) et Ipalle (Wallonie picarde et sud du Hainaut) et qu’elle est en négociation avec quatre autres groupements de communes.

Comment fonctionne la sprl Godart avec ses clients actuels, qu’il s’agisse de firmes privées, de villes et communes, ou des importantes intercommunales citées ci-dessus ?

Chaque jour, des camions entrent et sortent sur le principal site d’exploitation de la société, en plein hameau de Virginal, ils contournent un grand hangar, s’écartent des regards indiscrets et vident leur contenu dans des bacs de décantation creusés à même le sol. Il faut déclarer ce type d’activité. Créée en 2009, la sprl Godart n’a jamais disposé du bon permis d’environnement. Et le silence longtemps maintenu autour de cette anomalie est troublant.

Épisode suivant : La Région wallonne a-t-elle nié des infractions environnementales ?



Les questions de Médor : tous les mois une nouvelle enquête, en 3 épisodes. Les publications se font les mardi, jeudi et vendredi de la 3ème semaine, à 11h. Gardez les yeux ouverts.

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