Haren : des barreaux sur la prairie

4 ans sur le chantier de la méga prison

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Camille Seilles. CC BY-NC-ND.

La première méga prison de Belgique vient d’ouvrir ses portes avec 10 ans de retard. Ce « village pénitentiaire » de 1 190 places accueille depuis le 17 octobre ses premièr.e.s détenu.e.s. La photographe Camille Seilles a documenté la sortie de terre de ce mastodonte carcéral à Haren pendant quatre ans.

L’histoire commence en avril 2008. Le premier master plan pour une « infrastructure pénitentiaire dans des conditions humaines » est lancé par le ministre de la Justice Stefaan De Clerck, soutenu par son collègue francophone Didier Reynders, alors ministre de tutelle de la Régie des bâtiments. L’objectif : résoudre enfin le problème de surpopulation carcérale (voir encadré en fin d’article) qui touche la Belgique depuis plus de trente ans. Ce plan prévoit entre autres la rénovation des prisons existantes et la construction de sept établissements à l’horizon… 2012. Dont le nouveau « village pénitentiaire » de Haren. Celui-ci devra au passage remplacer les bâtiments vétustes de Saint-Gilles, Berkendael et Forest. Deux ambitions de taille pour une seule maxi geôle.

Pour bâtir Haren à moindre frais, les ministres de l’époque proposent une solution « innovante » : un contrat de Partenariat Public Privé (PPP). En mai 2013, un accord est scellé entre le Service Public Fédéral Justice et le prestataire « Cafasso Consortium » (voir encadré en fin d’article). Aussi appelé DBFM pour Design, Build, Finance, Maintain, l’accord prévoit que Cafasso conçoive, construise, finance et entretienne la méga prison. L’Etat, lui, paie au prix fort et au nombre de détenus. Un marché opaque que la Cour des comptes critiquera à plusieurs reprises, entre autres sur le fait qu’aucune évaluation préalable n’a été réalisée sur le coût final de l’opération pour l’Etat.

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Site du Keelbeek avant 2018. Photo prise par Catherine Montondo, ancienne harennoise.

Un an plus tard, le 17 avril 2014, les premières mobilisations citoyennes naissent à Haren.

Quatre-cent « patatistes » viennent planter des légumes dans le champ du Keelbeek pour dénoncer « l’aberration écologique et sociale » du projet. Ils sont soutenus par de nombreux Harenois soucieux de la disparition de cet espace vert de plus de 15 hectares accueillant une diversité de faune et de flore dont certaines espèces protégées. Dans les environs directs : l’aéroport, le ring, l’arrière-gare de Schaerbeek et l’incinérateur de Neder-over-Heembeek. Vous situez ?

À la suite de cette action, des centaines de militants y fondent la première Zone à Défendre (ZAD) du pays. La photographe Camille Seilles fait leur rencontre à l’occasion d’un festival anti-carcéral en 2018. Elle tire le portrait des néo zadistes.

« Quand je suis arrivée, les derniers zadistes s’étaient déjà installés sur un terrain mitoyen à la maxi-prison. L’hiver avait été rude et voir le chantier dévaster le paysage sous leurs yeux jour après jour, ça leur sapait le moral. » Après quatre ans de chassé-croisé avec les forces de l’ordre et les bulldozers, les zadistes du Keelbeek quittent définitivement les lieux en décembre 2018. Les pelleteuses rasent le site et son bois. Les dernières cabanes partent en fumée et avec elles l’un des derniers poumons verts du nord de la capitale.

Après l’expulsion, la photographe accuse le coup  : « C’était déprimant d’assister à la destruction d’un espace vert mais le voir remplacé par 15 hectares de béton c’était juste effrayant. Ce qui m’a motivé à continuer, c’est la rencontre avec les habitants à proximité du site, qui subissaient les nuisances. Beaucoup pensaient que la prison ne les concernait pas directement. On leur avait parlé d’une prison à petite échelle, à plus de 12 mètres de leurs habitations. Quand c’est arrivé devant chez eux, ça a été la claque.  » Dans la rue du Witloof, qui fait la jonction entre la commune de Haren et celle de Machelen, les habitants se réveillent face à un mur de béton.

« J’ai continué à suivre l’évolution des travaux. Je voulais voir comment les bâtiments se construisaient. Il y avait un fossé gigantesque entre ce qu’on voyait réellement et la propagande de communication. »

« La dernière fois que j’y suis allée, il venait d’y avoir l’inauguration. Les derniers éléments de décor étaient posés, tout pour vous donner envie de venir en prison : une aire de jeux pour les enfants, des tables de pic-nic, des parasols couleurs pastel, des fresques enfantines sur les murs d’enceinte… Il y a même une balançoire catapulte en haut d’une butte pour admirer les différents pavillons de détention. Un véritable espace de détente ! »

Welcome to the Lake house

Le chantier pharaonique s’achève en septembre 2022. Il en coûtera 1 milliard d’euros à l’Etat, un montant colossal. Pendant 25 ans, la collectivité paiera 40.2 millions d’euros au consortium Cafasso. Le prix de construction étant lui de 382 millions d’euros, on comprend les réticences de la Cour des comptes.

La prison a été inaugurée par l’actuel ministre de la Justice, le libéral Vincent Van Quickenborne, qui salue «  une véritable révolution dans notre approche de la détention ». Pour le SPF Justice comme pour la Régie des bâtiments, ce modèle de « village pénitentiaire » et ses « infrastructures à petite échelle » reste la solution la plus adaptée pour garantir une « réinsertion dans la société dans de meilleures conditions que lorsqu’ils et elles sont entré.e.s en prison. ». Autre innovation censée garantir cette réinsertion, des accompagnateurs de détention pour guider les détenus à chaque étape de leur séjour.

Sur la nouvelle pelouse de Haren se dressent les « Ocean house », « Mountain house » et autre « Lake house ». Au total, sept blocs pénitentiaires répartis sur 15 hectares. Comme dans les villages vacances Sun Parks, chaque bloc est composé de plusieurs bâtiments autonomes pouvant accueillir chacun une trentaine de personnes. Mais la comparaison s’arrête là. Au sein de chaque bloc, deux « cellules de punition ». Le cachot. Là, c’est : vitres opaques et lits de contention au centre de la pièce. Le Conseil central de Surveillance Pénitentiaire a par deux fois demandé la modification de ces cellules contraires aux standards internationaux. Jamais effectuée.

Méga prison, maxi problèmes

« Le coup du village pénitentiaire, c’est vraiment du bullshit », résume Marie Berquin, coprésidente de l’Observatoire des prisons, une organisation non gouvernementale de surveillance des conditions de détention. « C’est une méga structure et il est impossible de se sentir ailleurs que dans une méga prison. » Cette avocate pointe du doigt l’aberration du projet : « Saint Gilles et Forest avaient été construites dans le modèle panoptique, en étoile. Pour Haren, on ne sait pas ce qui a guidé les choix d’une telle construction. La loi dit que la vie du détenu en prison doit être la plus proche possible de la vie à l’extérieur. Or, on ne vit jamais à 1 200. » Pour l’avocate Marie Berquin, la méga prison ne peut amener qu’a une déshumanisation des détenus : «  Nourriture, douche, tout est régulé, vous ne décidez plus de rien. Plus le temps passe, et plus vous êtes incapable de prendre la moindre décision. Et à la sortie, vous êtes totalement déphasé, inapte à reprendre une vie. L’autre difficulté d’une structure de cette taille, c’est qu’elle réduit de facto les liens entre les détenus et les agents. Quand il y a 1200 détenus, c’est impossible de tous les connaître, comme c’est le cas dans les petites structures. Cette déshumanisation passe aussi par le système de surveillance électronique. Les détenus vont avoir des badges pour se déplacer d’un endroit à un autre, sans qu’il y ait besoin d’agent. »

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Camille Seilles. CC BY-NC-ND

Le deuxième écueil, selon l’avocate, c’est l’emplacement de la prison. Installée en périphérie bruxelloise, à l’abri des regards, elle est difficilement accessible. « Les détenus sont majoritairement issus de milieux socio-économiques défavorisés et leurs familles n’ont pas de voiture. Or, c’est loin et mal desservi par les transports publics. Pour les familles c’est une catastrophe. De plus, ça éloigne considérablement les détenus de leurs avocats, qui devront faire des allers-retours quotidiens entre le palais de justice et la prison. Cela pose un vrai problème pour les droits de la défense. »

Le 17 septembre, les portes de la prison se sont ouvertes à 55 juges venus pour une immersion de 48 heures dans le milieu carcéral. Une privation de liberté qui, bien que choisie, a dérouté plusieurs magistrats, dont Damien Vandermeersch, avocat général à la Cour de cassation qui relaie son expérience dans le Journal des tribunaux  : « Je ne suis pas sûr que l’objectif du social-sécuritaire, tel qu’on le revendique dans la perspective d’une resocialisation, puisse être atteint avec ce régime dont le caractère ouvert relève de l’illusion. (…) L’amélioration des conditions de détention est plus qu’une affaire d’infrastructure. »

Les portes se referment depuis sur de vrais de détenus. Outre le coût exorbitant du projet, c’est l’essence même de la politique carcérale énoncée par le ministre qui est critiquée. Comme le résume Marie Berquin : « En Belgique, le taux de récidive est de 66 %. Dans la majorité des cas, la prison n’aura servi à rien. Et pourtant, on continue d’incarcérer toujours plus. On a construit un projet qui va coûter plus d’un milliard à la société, et dont on est sûr qu’il ne marchera pas. Et de conclure : À long terme, ce n’est pas seulement l’augmentation du nombre de détenus qui est en jeu. Ce sont des milliers de vies brisées. »

Photos : Camille Seilles http://www.camilleseilles.com

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