Article 81 : 600 % d’augmentation pour les conventions secrètes de l’industrie Pharma
Enquête (CC BY-NC-ND) : Olivier Bailly
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Audit sur les maisons médicales, déremboursement de médicaments, effort budgétaire de 900 millions d’euros, le secteur de la santé se serre la ceinture de quelques crans. Mais dans le monde des comprimés, tout le monde n’est pas sous pression. Un secteur verra son enveloppe augmenter de… 600 % en quatre ans : le budget des médicaments innovants sous « article 81 ». De 2015 à 2018, la Belgique dépenserait 2,1 milliards d’euros pour une septantaine de ces médicaments. Ni les mutualités ni les parlementaires ne peuvent contrôler ces dépenses. Bienvenue dans la pharma valley belge. Et attention aux gouffres.
Une branche des soins de santé dont le budget est multiplié par six, est-ce possible ? Retour en 2015, le gouvernement épouse une position en phase avec la stratégie des entreprises pharmaceutiques. À travers le Pacte pour l’avenir, la ministre fédérale de la Santé Maggie De Block s’engage à soutenir les médicaments innovants.
Ça tombe bien. Dans le monde en blouse blanche, les « blockbusters » ont cédé la place aux « nichebusters ». Les entreprises pharmaceutiques ciblent à présent des médicaments rares, agissant sur des maladies graves pour des publics restreints. Public réduit, marges augmentées. Johnson & Johnson, 5 000 emplois en Belgique, envisage carrément une rafale de ces médocs innovants. Pas moins de dix d’ici à 2019 !
Afin de soutenir ce mouvement, une logique de vases communicants est organisée dans le budget « médicaments » en Belgique (4 milliards d’euros pour l’Inami). Les économies des « vieux » médicaments (hors brevet) sont transférées vers les « nouveaux » médicaments (innovants). « On s’est mis pour la première fois ensemble pour un ‘horizon scanning’, voir ce qu’il y avait dans les pipelines des entreprises pharmaceutiques, avec telle probabilité que tel médicament arrive à telle période, explique Stefaan Fiers, porte-parole de Pharma.be (Fédération belge des entreprises pharmaceutiques). Cela a permis au gouvernement de prévoir sur plusieurs années les nécessités budgétaires pour permettre aux nouveaux médicaments d’arriver sur le marché. Et c’est sur cette base qu’on a constaté que 1,6 milliard était nécessaire. On a trouvé des économies de 200 millions sur la période 2014-2018, plus les économies patent cliff de 1,4 milliard. »
En Belgique, le principal bénéficiaire de cette planification tient en un mot et un nombre : « article 81 ». Cette douce appellation rébarbativo-administrative regroupe des conventions passées entre les firmes pharmaceutiques et le gouvernement. Les annexes de ces accords, qui contiennent les données chiffrées, sont ultra-secrètes. Le deal ? Officiellement, l’État paie le prix plein d’un médicament innovant aux bénéfices thérapeutiques ou impact budgétaire incertains, MAIS l’entreprise accorde à l’État des ristournes tenues secrètes.
Avantage pour l’État : il offre l’accès des médicaments innovants aux patients belges. Avantage pour la firme pharmaceutique : elle peut négocier dans d’autres pays d’autres accords secrets.
Les médicaments inscrits dans cette procédure dite « article 81 » correspondent à ces caractéristiques :
- Il existe encore une incertitude qui plane sur leur efficacité thérapeutique ou sur leur impact budgétaire ;
- Le traitement coûte trois bagnoles par an !
En bref, les accords sont cachés et le cachet est salé.
« L’article 81 est bien utilisé par rapport au règlement écrit, explique Vinciane Knappenberg, experte Inami qui a participé à la création du système. Aujourd’hui, on y recourt davantage, mais le contexte est différent. Le prix de la R&D a augmenté. Mais que ferait-on si on n’avait pas cette possibilité ? Avant, quand la Commission de remboursement des médicaments n’avait pas de proposition, la négociation se déroulait au cabinet du ministre, sans contrôle et avec un accord conclu sans limites à la décision (qui pouvait toujours être révisée). Ici, tous les ‘article 81’ sont temporaires. »
LES VENDEURS DE VIE
« C’est normal que, pour des problèmes vitaux, des médicaments soient rapidement sur le marché, explique Pierre Drielsma, membre de la CRM (Commission de remboursement des médicaments) et président des maisons médicales. Beaucoup de personnes demandent des protocoles thérapeutiques. Mais c’est l’appât du gain, le problème ! » Et l’appétit vient en mangeant… Début septembre, la firme Novartis annonçait l’arrivée d’un médicament anticancéreux fabriqué sur mesure pour chaque patient. Prix : 400 000 euros le traitement de 1,4 milliard. Fin mai en Belgique, Maggie De Block rendait public le refus de rembourser un médicament (Orkambi) à 250 000 euros l’année, médicament que les patients (atteints de mucoviscidose) devront prendre toute leur vie.
D’où viennent ces prix demandés ? D’un changement de paradigme. Ils ne sont plus calculés sur leur coût réel, mais sur la vente de vie. Un (vieil) indicateur économique, le QALY (de l’anglais quality-adjusted life year) sert de mètre étalon pour fixer un prix. Une année de vie de qualité égale à un. Et cette unité se vend entre 30 000 et 50 000 euros selon la capacité de remboursement du pays.
Et ça, pour Anne Hendrickx (Soldaris), qui était à la manœuvre au cabinet Onkelinx (ministre fédérale des Affaires sociales et de la Santé publique de 2008 à 2014) lors de la création des « article 81 », c’est une donnée qui n’a pas été anticipée dans le système : la flambée démesurée des prix exigés par les entreprises. D’autant que les statistiques explosent : 78 conventions en novembre 2015 ; 169 en juillet 2017 !
Même l’OCDE, structure supranationale peu suspecte d’accointances gauchisantes, trouve le procédé excessif : « La multiplication de médicaments très onéreux et la hausse des prix des médicaments sont à l’origine de pressions de plus en plus lourdes sur les dépenses publiques de santé et conduisent à remettre en question les stratégies tarifaires de l’industrie pharmaceutique. »
MÉGA-TOP SECRET ET BÊTE RÈGLE DE TROIS
L’article 81 était confidentiel ? En 2015, il est devenu ultra-top secret avec le pacte signé par Maggie De Block et le secteur pharma. Un dispositif légal a renforcé l’opacité du système. Et l’encre du pacte à peine sèche, Pharma.be envoyait un recommandé réclamant les destructions de données d’une étude du Centre fédéral d’expertise des soins de santé (le KCE). Objectif de ladite étude : évaluer l’efficacité du processus « article 81 ». Ou comment pulvériser un document d’intérêt public avec le soutien politique…
En juin 2017, Médor a voulu obtenir le coût total des ventes de médicaments Article 81. Une information officielle et donc publique. Ce fut refusé par l’Inami, en charge de la gestion des soins de santé. Motif : « Une telle transmission n’est autorisée que lorsque les objectifs scientifiques ou pédagogiques le justifient. »
Dans une telle bouteille à l’encre, comment Médor a-t-il alors calculé les dépenses consacrées aux « article 81 » ? Par une simple règle de trois. Allons-y.
Dans le dernier rapport MORSE (pour « Monitoring of Reimbursement Significant Expenses », 2016), on apprend que les « article 81 » coûtaient 207 millions d’euros en 2015. Mais, de cette somme, les firmes rétrocédaient à l’Inami 54 millions d’euros à l’État. Soit 26 %. Retenez ce pourcentage. Pour un euro remboursé en 2015, les firmes en touchaient quatre.
En 2016, le secteur pharmaceutique a rétrocédé 126 millions d’euros. Et dans le dernier audit semestriel de l’Inami (juillet 2017), une rétrocession de 261 millions est prévue en 2017 et de 309 millions en 2018. Si les remboursements augmentent de manière aussi importante, Médor émet l’hypothèse que les dépenses épousent la même courbe.
« C’est un raisonnement simpl(ist)e, mais qui est sans doute proche de la réalité,estime Anne Hendrikx, experte en la matière pour Solidaris, la mutualité socialiste. On imagine mal en effet que, tout d’un coup, on soit parvenu à doubler les restitutions. Je dispose d’une analyse IMS qui avance que les ristournes pour le Sovaldi en Europe depuis 2015 sont de 15 à 20 %. Donc un même ordre de grandeur. »
En extrapolant le pourcentage des réductions octroyées en 2015 (soit 26 %), cela signifierait que la Belgique consacre à ces accords secrets 2,88 milliards d’euros en quatre ans, dont 749 millions sont rétrocédés. Une augmentation de 600 % en quatre ans ! Pas mal pour des accords secrets, dans un secteur en souffrance. Ces chiffres, envoyés à Maggie De Block, n’ont pas suscité de démenti.
Rien que pour les « article 81 », nous en serions à 2 milliards de 2015 à 2018, alors que l’année 2019 n’est pas comptabilisée. Et ça c’est embêtant, parce que Maggie De Block ne débloquait donc « que » 1,6 milliard pour toute l’innovation lors de sa législature.
Sur le budget 2017 des médicaments, la ministre se veut pourtant rassurante : « S’il y a un dépassement, c’est le secteur qui doit le compenser via le mécanisme du‘Clawback’ (l’industrie rembourse les dépassements budgétaires, à hauteur maximum de 100 millions, NDLR). En cas de dépassement, c’est le secteur pharmaceutique qui remboursera la différence par entreprise, en fonction du chiffre d’affaires. » Le propos fait bondir Anne Hendrickx (Solidaris) : « Pour 2015, on connaît enfin le dépassement budgétaire et une facture de 166 millions sera impayée ! » Pour Jean Hermesse, secrétaire général des Mutualités chrétiennes, « l’industrie pharmaceutique s’est engagée à respecter une croissance moyenne de 0,5 % par an sur les trois années 2016, 2017 et 2018 par rapport à 2015, mais il y a discussion sur l’interprétation du point de départ et sur les différentes compensations qui peuvent entrer en ligne de compte telles que la cotisation (taxe) à charge de l’industrie. Je crois aussi que cet engagement repris dans le Pacte ne sera pas reconduit ‘facilement’ après 2018 vu l’énorme dépassement constaté en 2017 qui ne va que s’amplifier. »
Au-delà de cette guerre des chiffres, une certitude : la politique « article 81 » met une pression considérable sur l’ensemble du budget du médicament. Joris Van Assche (FeBelGen, fédération fédération des producteurs de médicaments génériques), un des trois signataires du Pacte pour l’avenir, peut en témoigner : « Dans le Pacte, les ‘article 81’ y sont présentés, mais sans plus, comme un phénomène relativement modeste. On parle d’une restitution qui pourrait dépasser les 30 millions. On donne l’impression que le phénomène est assez limité. C’est pour cela qu’on l’a signé. Maintenant qu’est-ce que l’on constate ? et c’est un problème majeur… Que ces contrats article 81 sont utilisés de façon presque exponentielle avec des conséquences budgétaires énormes qui font qu’on a toutes les peines du monde à respecter la trajectoire budgétaire. Les discussions seront difficiles pour élaborer le budget 2018. Si j’avais su que cela allait prendre une telle ampleur, FeBelGen aurait certainement mis d’autres accents dans le Pacte. »
Trop tard ? Dès 2016, la Commission de contrôle budgétaire de l’Inami signalait que « la forte augmentation des contrats articles 81 et 81bis est pour une grande partie responsable du dérapage de la trajectoire budgétaire prévue par le Pacte d’avenir ».
En 2017, on ne parle plus de dérapage, mais d’un crash. Mi-2017, 169 contrats confidentiels étaient en cours. Comment être certain que ces accords poussés à leur maximum ne vont pas provoquer des dépassements considérables ? À cette question, ni la ministre De Block ni Pharma.be n’ont fourni de réponse. Et Jean Hermesse (Mutualités chrétiennes) a avoué son impuissance : « On n’en sait rien. À terme, ce système n’est pas tenable. La Sécurité sociale ne peut pas servir à l’enrichissement énorme de certaines entreprises du secteur. »
Pour 2017, un dépassement total de 247 millions est annoncé selon les Mutualités chrétiennes. À charge pour le secteur pharma ? Les discussions, animées, sont en cours. Et ce lundi 18 septembre, nous devrions tous y voir plus clair : l’Inami soumettra les estimations techniques actualisées du budget 2017 des soins de santé à son comité d’assurance. Et les mutuelles pourront enfin avoir des informations sur le budget qu’elles sont supposées cogérer.
« Pour que les mutuelles puissent faire leur travail et tirer la sonnette d’alarme dès qu’un risque de dérapage se présente, il faut remettre de la transparence dans tout cela, demande Anne Hendrickx (Solidaris). Ce n’est pas normal qu’en septembre 2017, le seul élément pour évaluer la politique menée par la ministre dans les contrats soit le dernier rapport MORSE qui donne les informations sur les ventes en 2014 et début 2015. Tout le reste des informations porte sur des recettes obtenues (jusqu’à 2016) ou attendues, mais personne ne sait sur quels montants de ventes elles portent. »
TROIS INQUIÉTUDES
L’absence de transparence des « article 81 » provoque par ailleurs trois inquiétudes :
- Les nouveaux remèdes qui arrivent sur le marché et veulent concurrencer un médicament sous convention « article 81 » risquent, pour des logiques de concurrence, de se retrouver systématiquement sous la même convention, avec un effet boule de neige et un budget « médicament » de moins en moins sous le contrôle radar des pouvoirs publics.
- La force de pression du secteur pharma dans le cadre de ces négociations est considérable. Ces entreprises constituent notre « sidérurgie du XXIe siècle ». Elles représentent en Belgique 35 000 emplois. Face à ce mastodonte économique, quelle est la marge de manœuvre de l’État ? Arié Kupperberg (expert en charge du remboursement des médicaments du cabinet de la ministre Onkelinx), à la base de l’article 81, reste un « fervent partisan » du système, mais reconnaît qu’il n’y a pas que les arguments sanitaires qui entrent en ligne de compte. « L’emploi fait partie de ce que certaines firmes peuvent négocier quand il y a des difficultés en ce qui concerne le budget. Il est arrivé dans un nombre limité de cas où les Affaires sociales étaient d’accord de signer une convention, mais le budget trouvait que c’était un peu trop lourd. Là, les firmes pouvaient très bien faire mention auprès du ministre du Budget de l’impact économique de l’entreprise, impact pour la Belgique tant en termes d’emploi qu’en termes de rentrées économiques directes ».
- La pertinence des médicaments remboursés doit être remise en question. Tous les acteurs du secteur reconnaissent l’excellence du travail réalisé par les experts de l’Inami. Ceux-ci préparent les dossiers pour affiner les décisions. Par ailleurs, la Commission de remboursement des médicaments peut accepter une négociation en délimitant très précisément le contexte médical dans lequel le médicament est remboursé. Enfin, un médicament comme le Solvadi (au prix très critiqué) est un réel remède miracle qui sauve la vie des patients. Mais l’efficacité d’autres médicaments remboursés sous article 81 posent question. La très indépendante revue française Prescrire publie chaque année une liste de médicaments à écarter, « des cas flagrants de médicaments plus dangereux qu’utiles » ! En 2017, sur les 74 médicaments sous article 81, neuf se trouvent dans cette liste : Brinavess, Farydak, Forxiga, Invokana, Lemtrada, Lynparza, Ofev, Prolia, Vargatef.
« Le Prolia est considéré par Test-Achats comme un médicament à ‘utilité limitée’ et non ‘à déconseiller’, précise Martine Van Hecke, experte « Santé » à Test-Achats. La CRM n’a pas accepté la valeur thérapeutique ajoutée revendiquée par la firme par rapport à ce qui existait alors. Pourquoi payer plus pour un médicament alors qu’il n’est pas meilleur que les médicaments déjà sur le marché ? C’est étonnant. »
Autre étonnement : qui a fait pousser du Champix dans les « article 81 » ? Ce médicament de Pfizer, remboursé depuis 2008, l’est depuis octobre 2015 via la convention article 81, « comme support thérapeutique chez les patients dépendants à la nicotine qui sont motivés pour arrêter de fumer, en association avec une thérapie comportementale de soutien, et ce pour un deuxième essai remboursable ». Pour permettre le remboursement du Champix en 2015, Maggie De Block a dérogé à l’avis négatif de la CRM. Pourquoi ? Quel était le besoin sociétal ou thérapeutique si urgent du Champix pour justifier la procédure article 81, supposée d’exception ? Présent sur notre territoire depuis neuf ans, ce médicament n’est pas franchement innovant et son efficacité thérapeutique est connue. « Il y a une incertitude au niveau du budget, explique Elisabeth Schraepen, porte-parole de Pfizer. On ignore le nombre de personnes qui vont tenter ce deuxième arrêt tabagique. » Ce propos est également vrai pour un nombre considérable de médicaments. L’esprit des « article 81 », supposé soutenir l’innovation, est-il respecté ? À moins qu’il ne s’agisse de garder le prix facial d’un médicament développé en Belgique ? Contactée par Médor, Maggie De Block n’a pas souhaité réagir à cette information.
Opacité d’un système, coût de plus en plus élevé et interrogations sur les produits remboursés, la procédure « article 81 » mériterait une réforme. Comme le constatait le rapport du Centre d’expertise fédéral (KCE) fin mai : « Les bénéfices du système sont clairs pour le monde pharmaceutique, mais le sont de moins en moins pour les payeurs publics. ».