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Les invisibles d’Arlon : et toi, tu travailles à Lux ?
Enquête (CC BY-NC-ND) : Grégoire Comhaire
Textes et photos (CC BY-NC-ND) : Katherine Longly
Publié le
Chef-lieu de la province du Luxembourg, Arlon s’est transformée au fil des ans en banlieue-dortoir du voisin du Grand-Duché du Luxembourg. 56,9 % des Arlonais en âge de travailler bossent au Luxembourg. Il a créé une forme de dualité à Arlon, entre ceux qui travaillent au Grand-Duché et ceux qui n’y travaillent pas.
Il est 7h05, ce mardi matin, à la gare d’Arlon. L’omnibus rouge et blanc des chemins de fers luxembourgeois (CFL) quitte le quai numéro 3 à l’heure. Mais la moitié des sièges est encore inoccupée. Le gros des troupes des navetteurs arrivera dans les prochaines minutes. « Les trains de 7h28, 7h58 et 8h28 sont généralement bien chargés » avait prévenu cet habitué. Dans le quart d’heure suivant, plusieurs dizaines de voyageurs convergent en effet vers le quai. Pas sûr que le train de 7h28 soit assez fourni en wagons pour offrir une place assise à tout le monde…
Gilles est l’un d’entre eux. Tous les matins depuis dix ans maintenant, cet informaticien de 32 ans se lève avec les poules, gare sa voiture devant la gare d’Arlon, et poursuit sa route en train jusqu’à la banque qui l’emploie, de l’autre côté de la frontière. « Pour moi, il n’y a rien de plus normal » explique-t-il. « Mes parents ont travaillé au Luxembourg toute leur vie. Autour de moi, la plupart de mes amis le font aussi ». Ce qui l’attire au Luxembourg ? Le salaire évidemment, qui est beaucoup plus intéressant qu’en Belgique. « Mais plus généralement, c’est assez naturel d’aller travailler là-bas quand on habite dans cette région du pays. Dans mon domaine, il n’y a pas vraiment d’opportunités ici, et c’est pareil pour beaucoup de gens. »
La navette quotidienne, pourtant, est loin d’être synonyme de qualité de vie. « Pour moi c’est 1h10 de porte à porte. Mais avant, quand je faisais le trajet en voiture, je perdais au moins 1h de plus dans les embouteillages. » Alors que les voyageurs s’engouffrent dans le train de 7h28, les voitures sont déjà à l’arrêt au poste-frontière de Sterpenich. Un jour comme les autres se lève sur Arlon, dans le froid et la grisaille de l’hiver.
Dualité
Au centre-ville, Thibaut émerge tranquillement d’une nuit réparatrice. Originaire de Namur, ce jeune homme de 26 ans a posé ses valises à Arlon après un master en Aménagement du territoire effectué à l’Université du Luxembourg. « A peine diplômé, j’aurais pu travailler pour la commune d’Esch-sur-Alzette » explique-t-il « mais au même moment j’ai eu une opportunité d’emploi à Arlon pour l’échevinat de la Mobilité ». Pour lui, le choix d’Arlon n’a pas fait l’ombre d’une hésitation. « Je n’avais pas envie de passer ma vie dans les transports. Les gens qui travaillent au Luxembourg ne profitent pas de cette ville. Ils partent à l’aube et rentrent tard le soir quand les magasins sont déjà fermés. »
Comme beaucoup de jeunes, Thibaut a élu domicile dans une maison en colocation. Le loyer est élevé - 3000 euros à partager à six - mais la situation est idéale, en plein centre-ville, pas très loin de la gare. « Sur les six colocataires, quatre travaillent au Luxembourg. Les premiers quittent la maison alors que je dors encore. Ils rentrent du boulot très tard, souvent après 20h, alors que je suis souvent de retour à 17h30, après cinq minutes de vélo. Eux, ils passent leur vie dans les embouteillages avec leur voiture de société. On ne fait que se croiser. » Arlon est-elle devenue une cité dortoir de Luxembourg-ville pour la moitié de sa population ? Beaucoup d’habitants s’insurgent contre cette idée.
Matérialisme
Dans le quartier de Saint-Donat, cœur historique d’Arlon situé autour de l’église du même nom, les habitations sociales côtoient les familles « bobos », qui ont réhabilité certaines des maisons anciennes qui font la beauté du quartier. Pieter et Gudrun y ont élu domicile il y a une vingtaine d’années. Originaires de Bruges, ils ont choisi Arlon après plusieurs années passées au Grand-Duché.
Le prix de l’immobilier a guidé leur choix de s’éloigner du centre de Luxembourg-ville, pour s’installer du côté belge de la frontière. Mais ce n’est pas l’unique raison. « Même si nous travaillons tous les deux au Luxembourg, je suis content que mes enfants grandissent en Belgique et soient scolarisés ici » explique Pieter. « Au Luxembourg, on travaille dur et les gens sont beaucoup plus matérialistes qu’en Belgique. Il y a un esprit de consommation et d’étalage des richesses assez fort. Nous n’étions pas à l’aise avec cela. »
Entre les Arlonais navetteurs, et ceux qui restent en Belgique pour travailler, ce sentiment de conflit de valeur existe parfois. « Les navetteurs sont invisibles pendant la journée, mais leur présence est bien visible et disproportionnée le reste du temps » explique ainsi Géraldine, libraire bien connue du centre d’Arlon. « Ce n’est pas tellement leurs grosses bagnoles, et les signes extérieurs de richesse qui tranchent avec celui des Arlonais qui restent en Belgique. C’est surtout un état d’esprit qui a contaminé la ville. Beaucoup de gens travaillent dans le secteur de la finance. Cela se ressent au quotidien. »
Tous les Arlonais interrogés ne partagent pas ce constat. Mais beaucoup admettent que le différentiel de pouvoir d’achat a créé une dualité qui se ressent dans la vie quotidienne, notamment au niveau du logement. « Les prix du logement ici sont comparables à ceux de Bruxelles » explique ainsi Thibaut. Beaucoup de propriétaires profitent de l’arrivée des jeunes, et de travailleurs étrangers, attirés par les perspectives d’emploi au Grand-Duché, pour louer leur maison à prix d’or, au détriment de ceux qui doivent se débrouiller avec un salaire belge.
Au-delà de la dualité entre travailleurs existe un public plus précarisé encore sur Arlon. Pour celui-ci, quelques structures se sont mises en place. Elles doivent souvent compter sur la bonne volonté de bénévoles pour assurer leurs activités. Rendez-vous dans notre article de ce soir pour découvrir leur réalité.