L’orthodontie, affaire de soins, sous, sourires
Société instagrammable, écrans omniprésents : sourire n’a jamais été aussi crucial. Ni aussi cher. L’orthodontie est entrée dans notre quotidien et n’en sortira pas. Pour tout parent, la question vient un jour ou l’autre : appareil dentaire ou pas ? Est-ce une question esthétique ou de santé ? Ce qui est sûr, c’est que ces dents coûtent un bras.

Le point de départ de cette enquête est un devis de 6 935 euros, reçu pour une combinaison d’appareils fixe et amovible pendant 18 à 24 mois pour une ado de 14 ans, à Bruxelles. Et cela sans compter les contrôles durant la période de maintien, les radiographies et l’arrachage de dents. 7 000 euros ? Un « devis » pour des soins de santé ?
Médor a lancé un appel à témoignages pour mieux comprendre les soins liés à l’orthodontie. Une vingtaine d’histoires nous sont parvenues. Dont celle-ci :
« Mon garçon est allé voir une première orthodontiste. Elle a appliqué un écarteur puis voulait lui placer un système de gouttières. Elle refusait l’idée de faire une autre technique comme les plaquettes, parce que cela blesse la bouche. Ces gouttières, elle les a évaluées entre 3 000 et 5 000 euros, sans nous donner de devis. Elle nous a prévenus que l’on partait sur un traitement de sept ans. Elle disait qu’elle ne travaillait plus qu’avec les gouttières et, si nous n’en voulions pas, il faudrait aller voir ailleurs. » Claire*
Claire a été voir un deuxième orthodontiste, qui s’est montré étonné par l’écarteur proposé par sa consœur. Aujourd’hui, le traitement de son fils consiste à resserrer les dents et à les aligner avec des plaquettes (à l’ancienne).
Sur son site, la première orthodontiste promeut « le système de gouttières Invisalign ». Comme un set de « protège-dents » translucides. Ces gouttières sont personnalisées à la dentition du patient et mettent une pression progressive sur ses dents. La technique en plein essor remplace petit à petit les plaquettes collées sur les dents. Les comptes de sa société indiquent que cette première orthodontiste gagne plus de 10 000 euros net par mois. Et si elle ne propose qu’un traitement, c’est peut-être pour cette raison : elle n’est pas orthodontiste. Elle est dentiste.
C’est une des aberrations, parmi d’autres, du monde des orthodontistes. Quand vous recevez le plan de traitement (les soins) et de paiement (le prix étalé sur plusieurs mois) pour les dents de vos enfants, il y a des questions qui ne vous lâchent pas. Ces interventions sont-elles nécessaires ? Pourquoi est-ce si cher ? Pourquoi est-ce injuste ?
SOURIRE JEUNE
Médor a enquêté sur les soins orthodontiques. Souci esthétique ou de santé ? Découvrez notre enquête dans son entièreté sur medor.coop/sourire

1. SOINS

Ces interventions sont-elles nécessaires ?
L’orthodontie est une spécialité dentaire. Comme l’orthographe redresse les mots, elle redresse vos dents et/ou votre mâchoire. Elle soigne votre sourire, mais, surtout, prévient des complications de santé.
Pour Annick Bruwier, chef du service orthodontique au CHU de Liège, cette discipline existe parce que nous ne mangeons plus que des aliments cuits, mixés ou bouillis. « Les Aborigènes d’Australie n’ont pas besoin d’orthodontie parce qu’ils mâchent, mangent solide. Ils ont de la place pour les dents de sagesse, ils n’ont pas d’encombrements dentaires, pas de troubles d’articulation temporo-mandibulaire, pas de caries parce que leur alimentation est tellement dure et peu sucrée que le temps de mastication plus long conduit à des arcades dentaires plus développées. Chez eux, l’usure dentaire dite attritionnelle facilite des mouvements latéraux de la mâchoire inférieure et interdentaires. »
Lors d’une première visite chez l’orthodontiste, cinq fonctions neuro-faciales sont observées :
- respiration (fonction maîtresse)
- mastication
- phonation (position de la langue – quand le patient parle, la langue doit être non visible)
- déglutition
- posture.
Annick Bruwier constate une complexification de l’orthodontie. « Si on veut avoir une compréhension globale d’une situation, il faut au maximum travailler en équipes pluridisciplinaires. Il y a un lien entre les os du crâne et la face. Des oreilles décollées, par exemple, peuvent signifier que la base du crâne a trop fonctionné en flexion. Cela va avoir un impact sur les dents et les mâchoires. » Migraine ou faible qualité de sommeil peuvent aussi découler de problèmes orthodontiques.
Et pour couronner le tout, Fabrice Liégeois, chef de clinique orthodontique au CHU de Liège, traite aussi de plus en plus de bruxisme. À savoir des frottements entre les dents, hyper-serrées. « Ces dernières années, on devine la société anxiogène rien qu’en voyant les dents. » À cela s’ajoute la rhinite allergique (pollen en explosion, réchauffement climatique). Résultat : le monde entier se lit dans la bouche.
Et donc à moins d’être Aborigène, on devrait tous et toutes passer entre les mains d’un orthodontiste ?
En Belgique, 1,95 million de prestations orthodontiques ont été remboursées en 2024. De 2017 à 2024, le nombre d’appareils dentaires est passé de 61 510 à 74 746. Soit 13 000 en plus. En 10 ans, le nombre d’examens orthodontiques a plus que doublé.
À voir le nombre de dents traitées dans une cour de récré, on a l’impression que l’orthodontie a toujours fait partie de nos vies – mais pas du tout. La pratique a été reconnue comme spécialisation en mai 2001 seulement. Et le remboursement par l’INAMI n’a débuté qu’en septembre 2007 avec 359 spécialistes reconnus. Depuis, on a bien rattrapé le coup. Le coût annuel des prestations d’orthodontie remboursables (tous âges confondus jusqu’à 21 ans inclus) est passé de 49 à 81,12 millions d’euros en sept ans. Une augmentation d’environ 65 %. Avec plus de remboursements dans les régions ou sous-régions cossues (Brabant wallon, Flandre) que pauvres (Hainaut). « Dans le cadre de l’assurance obligatoire, les soins d’orthodontie représentent 5 % du budget des soins dentaires », avance l’INAMI. Pression tout à fait gérable donc…
Mais les remboursements couvrent-ils uniquement des interventions indispensables ? C’est la question à cent dents.
Objectiver ?
En 2008, le Centre fédéral d’expertise médicale (KCE) a réalisé un rapport très complet sur l’orthodontie chez les enfants et ados en Belgique. Il soulignait la spécificité unique du traitement orthodontique dans les domaines médical et dentaire : « Dans la plupart des cas, il ne vise pas à prévenir ou à guérir un processus pathologique, mais à corriger des variations biologiques normales. » Et la conclusion était claire : « Ces traitements ne sont pas toujours médicalement fondés. »
Les orthodontistes corrigent, par exemple, les malocclusions (mauvais alignements des dents ou béances) dans un souci (excessif ?) de prévention, d’esthétisme – ou les deux. Or, selon le KCE, « sur la base des données probantes » de l’époque, « l’absence de traitement des malocclusions n’induit que peu d’effets médicaux indésirables ». Un orthodontiste explique : « Une malocclusion, ce n’est pas une maladie. Mais personne ne veut être le dernier avec une malformation en bouche. La question est très sociale. » C’est – entre autres – une question d’apparence. « La définition de la santé bucco-dentaire de l’Organisation mondiale de la santé intègre l’aspect psychosocial, précise Annick Bruwier. Son impact est non négligeable, surtout à l’époque des réseaux sociaux. »
Seize ans plus tard, en mai 2024, Regina De Paepe, experte santé auprès des Mutualités libres, intervenait dans un débat à la Chambre sur les frais médicaux. Elle estimait aussi qu’« un traitement orthodontique relève très rarement d’une nécessité médicale », ajoutant qu’il pouvait, en revanche, « contribuer à une bonne santé bucco-dentaire, à une bonne santé générale et à une bonne santé mentale ».
Un expert santé (qui préfère garder l’anonymat) conclut : « Certaines interventions sont très utiles, mais il faudrait en définir la proportion. »
Comment distinguer le futile du nécessaire (et ne rembourser que le second) ? Des outils de mesure existent : l’IOTN (Index of Orthodontic Treatment Need), le PAR (Peer Assessment Ratio) ou l’ICON (Index of Complexity, Outcome and Need). Ces index ne sont pas parfaits, mais ils permettent d’évaluer la nécessité d’une intervention. Le KCE indiquait que leur utilisation « représente sans conteste un premier pas sur la voie de l’identification claire des différents besoins au sein de la population des patients ».
À ce jour, aucun dispositif d’objectivation des interventions n’a pourtant été mis en place. En 2017 et 2018, la Commission nationale dento-mutualiste (composée des représentants des mutuelles, des dentistes et des orthodontistes) a travaillé sur cette question. Mais selon l’INAMI, « les orthodontistes ont estimé à l’époque que l’IOTN n’était pas un index suffisant étant donné qu’il prenait en compte le besoin de traitement, mais pas la problématique des malocclusions et la complexité d’un traitement ». Dix-sept ans après le rapport du KCE, les discussions sont donc « toujours en cours », et ce dans une « une phase de travail préparatoire qui ne permet pas encore de tirer de conclusions ».
Appellation non protégée
Pour s’assurer de la pertinence des soins prodigués à votre ado, il faudrait également veiller à la qualité des praticiens.
L’orthodontie est une spécialisation, après la dentisterie, de quatre ans (de la théorie et des milliers d’heures de stages en clinique orthodontique). Si la formation octroie le titre de « dentiste spécialisé en orthodontie », l’appellation « orthodontiste » n’est ni protégée ni contrôlée.
Des entreprises privées s’engouffrent dans la brèche et proposent dès lors de former des dentistes à leurs produits, en quelques jours. Les dentistes peuvent prendre ce raccourci et s’installer comme orthodontistes. « Un travail mal fait sera difficile à voir parce que si vous alignez les six dents de devant, la majorité des patients seront contents », avance Fabrice Liégeois.
Créée en août 2023, la société AEOON (Académie européenne d’orthodontie et d’occlusodontie numérique) propose une formation privée en deux ans pour 18 000 euros. Elle se déroule à la clinique dentaire privée Saint-Jean à Bruxelles. La première année est consacrée à la théorie lors de six week-ends. L’année suivante, les élèves présentent des cas pratiques orthodontiques et seront assistés pour les traiter. Le président de AEOON est français et pratique à Paris.
Denise* est dentiste et suit cet enseignement. Elle en est ravie, mais met en garde contre les formations rapides. « On ne déplace pas des dents n’importe comment. C’est au dentiste de connaître ses limites. » Et Denise connaît les siennes. Elle professera comme orthodontiste, mais uniquement via gouttières et uniquement pour les adultes, même si sa formation couvre les interventions sur enfants. « Chez les adultes on peut faire de petits traitements esthétiques, mais chez les enfants en pleine croissance, c’est différent. » D’autant plus que l’INAMI ne rembourse que deux traitements (l’un avant 9 ans et l’autre avant 15 ans). Il s’agit donc de ne pas se louper. « L’orthodontie pédiatrique demande des connaissances énormes. Ça, je le laisse aux orthodontistes exclusifs. »
Installé à Veurne dans un cabinet-hangar flambant neuf, Jean-Louis Hanssens abonde dans ce sens. « Coller des plaquettes sans en savoir beaucoup plus, cela crée des malheurs. » Jean-Louis Hanssens est vice-président de BUOS (Belgian Union of Orthodontic Specialists) et « BUOS ne va pas prendre la défense des dentistes. Une partie de la mission de notre union est de faire respecter le titre parce que les patients ne font, eux, pas la différence entre dentistes et orthodontistes. »
Détail surprenant, Mohssin El Hajjaji, le président de BUOS, emploie dans son cabinet verviétois une dentiste non diplômée en orthodontie. Contrairement aux fédérations francophone (UFOB) et flamande (BBNO), BUOS représente « tous les praticiens de l’art dentaire qui pratiquent l’orthodontie », précise son président, y compris les « dentistes généralistes qui pratiquent l’orthodontie ». Voilà donc une fédération qui met en garde contre une partie de ses membres…
2. SOUS

Pourquoi est-ce si cher ?
Le point de départ de notre enquête, c’était donc un devis de 6 935 euros. « 7 000 euros ? Impossible du côté de Liège, assure Annick Bruwier (ULiège). « On n’encourage pas de tels tarifs », avance également Jean-Louis Hanssens (BUOS).
À lire la dizaine de documents envoyés à Médor, les chiffres avoisinent plutôt les 4 000-4 500 euros pour des appareils de type gouttières. Les plaquettes tournent autour de 3 000 euros pour un traitement de 18 à 24 mois.
Rien que le mot « devis », en soins de santé, pose question. Il est inscrit sur les documents que les lecteurs et lectrices de Médor nous ont envoyés. Les plans de traitement sont accompagnés d’un plan de paiement, organisant l’échelonnement de la facture totale. Le coût est tel qu’une ingénierie ortho-comptable se développe. Les paiements s’étalent sur plusieurs années civiles pour permettre de meilleurs remboursements des assurances complémentaires.
Comment expliquer l’importance de ces montants ? La technologisation et la numérisation sont évoquées, ainsi que la formation des praticiens ou leurs frais d’installation. Une seule donnée manque : les bénéfices engrangés par les orthodontistes.
« Je ne cache pas qu’on gagne bien sa vie, on ne va pas se plaindre, mais on bosse de 7 à 19 h, explique Jean-Louis Hanssens. On a un emprunt, du matériel. Les radiographies, les fauteuils coûtent. Le système de ventilation aussi. Dans la construction même du bâtiment, il y a beaucoup d’exigences. On demande les meilleures techniques, que tout soit stérile, un cadre agréable. C’est facile de prendre un chiffre, mais il y a quoi dedans ? »
Prenons un cas concret, celui d’une jeune orthodontiste sortie brillamment de sa formation à l’UCLouvain. À 27 ans, elle obtient son numéro INAMI. Un mois auparavant, elle a créé sa société privée. Elle s’installe dans un cabinet du côté de Namur. Ses deux premières années, une fois les coûts amortis, les frais payés, elle dégage un bénéfice de 418 000 euros. C’est du net après impôts. Soit une rémunération poche de 17 400 euros par mois. Pour commencer.
Ce montant délirant n’est pas une exception. Plutôt la règle. Le cabinet bruxellois qui a proposé le devis à 7 000 euros déclare un chiffre d’affaires de 1,2 million et 320 000 euros de bénéfices avant impôts. Un orthodontiste arrivé de Roumanie en 2020 a engrangé 231 000 euros net en 2023, quasi 20 000 euros par mois.
Informé de notre enquête, un orthodontiste a pris la peine de nous écrire. Il pratique des tarifs à 2 600 euros pour les gouttières et 1 100 pour les braquets métalliques. Une affaire ! Mais il en place beaucoup. Et le dit lui-même : « Je gagne très très très bien ma vie. J’ai 71 ans, je ne soigne plus que trois jours et demi par semaine. » De quoi avoir une poire pour la soif en fin de carrière ? Carrément tout le verger. « En 2024, j’ai fait 660 000 euros de chiffre d’affaires. » Et 450 000 euros de bénéfices net en deux ans.
Son cabinet est installé dans un quartier populaire de Liège, à une brassée de la Meuse. En ce vendredi de mars, les personnes les plus chanceuses attendent sur une chaise. La dizaine d’autres se tiennent dans l’escalier qui mène au troisième étage, où l’orthodontie se pratique à la chaîne. Deux locaux sont séparés par un couloir que le praticien traverse toutes les dix minutes. Travaillant sur deux fauteuils à la fois, avec deux assistantes qui préparent les patients, il annonce soigner 80 patients par jour, la plupart au tarif conventionné. Selon lui, la plupart de ses confrères demandent des montants équivalents à 300 % des honoraires INAMI. « À ce tarif, on sélectionne les patients qui ont de très bonnes dents, chez qui il n’y a donc rien à faire. »
« Ce n’est plus de la santé, mais du business, avance notre expert du secteur de la santé. Et cela ne va aller qu’en augmentant. »
Le conventionnement permettrait de plafonner les prix. Mais seuls 9 % des orthodontistes se soumettent à cette limitation des tarifs (contre 93 % des généralistes, en 2024). Selon Jean-Louis Hanssens (BUOS), la raison serait un niveau de remboursement trop bas.
Ces deux dernières années, l’INAMI a pourtant mieux couvert deux forfaits de traitement orthodontique de première intention et les radiographies panoramiques digitales (+ 14 millions d’euros). Objectif ? Encourager le conventionnement. Résultat ? Nada. Notre expert santé cité plus haut conclut, fataliste : « En orthodontie, il faut être réaliste, on n’arrivera pas à rattraper les prix. »
Salut de l’Est ?
Un autre paramètre joue : l’offre et la demande. L’INAMI recense 525 orthodontistes. Or, tous ont des listes d’attente longues comme une négociation pour un gouvernement bruxellois (c’est dire). Pas vraiment de stress de manquer de clientèle, de leur côté.
Ne faudrait-il pas plus d’orthodontistes sur le territoire ? Leur nombre est soumis à des quotas. « Il y a deux commissions de planification, explique Jean-Louis Hanssens. En Flandre, 11 nouveaux spécialistes sont prévus chaque année ; mais dans les faits, il y en a sept ou huit qui terminent. En Wallonie, il y en a huit de prévus, mais on arrive à six. Il y en a trop peu par an. »
« On a contingenté ces professions et on le paie très très cher, avance notre expert de la santé. Ce sont les praticiens eux-mêmes qui désignent les quotas et qui ne sont pas prêts à partager le gâteau. » « Mais il faut tenir compte des praticiens étrangers qui ‘comblent les trous’, précise le vice-président de BUOS. On n’a pas de contrôle sur ces venues. »
Aujourd’hui, 105 dentistes disposant d’une spécialité d’orthodontie venant de l’étranger sont autorisés à exercer en Belgique. Cinquante-neuf du côté francophone, dont 8 de nationalité française et 40 de nationalité roumaine. Une plus grande offre, avec des tarifs modérés, viendra-t-elle de l’Est ? Notre expert ne le pense pas. « Augmenter le nombre d’orthodontistes n’aidera pas forcément. Il faut prendre le problème à la racine et mieux identifier les interventions utiles. » Retour à la case « objectivation »…
3. SOURIRES

Pourquoi est-ce injuste ?
« Vous êtes à la recherche d’un orthodontiste à Bruxelles afin d’obtenir un sourire parfaitement aligné en toute discrétion ? Vous êtes alors au bon endroit ! », « Votre sourire, notre priorité », « Vous allez aimer sourire »…
Quand la société ne s’appelle pas carrément « Le Sourire » ou « SmileCorner », les cabinets dentaires ne parlent que de ça. Comme le souligne l’auteur français Olivier Cyran dans son ouvrage Sur les dents (Éd. La Découverte, 2021), « si les yeux sont le miroir de l’âme, nos dents indiquent plus trivialement, mais avec une fiabilité incomparable, la position que nous occupons dans la pyramide sociale ».
Sergio* pourra se brosser pour y monter tout en haut. Du moins pour l’instant. En 2021, il a dix ans et des dents qui poussent légèrement de travers. Ce n’est pas très problématique, mais une intervention paraît une bonne idée. « On ne l’a jamais faite parce que c’était hors de prix, explique son père, Antoine. On n’est pas dans la misère, mais une telle dépense, ce n’est pas possible. La réflexion incluait un souci esthétique. Si l’argument avait été médical, ma compagne et moi aurions alors choisi l’opération. On n’aurait pas pu payer, mais on aurait cherché un financement. »
Antoine n’avait pas d’assurance complémentaire. Le prix était dissuasif. Dans un exposé au parlement fédéral, en 2024, Michel Devriese, de l’asbl Société de médecine dentaire, a expliqué que « l’orthodontie était le premier traitement couvert par ces assurances facultatives. Elles rencontrent un grand succès, même si les chiffres ne sont pas rendus publics. Ce ne sont pas les patients les plus fragilisés qui peuvent souscrire à ces assurances. Cette évolution est un sérieux coup de canif dans l’objectif de solidarité propre à l’assurance maladie ».
Mais, même avec une (chère) assurance complémentaire, les remboursements ne couvrent pas toutes les dépenses. Antoine n’a même pas tenté d’obtenir un « devis ». « On savait que ce ne serait pas possible. À notre niveau, 1 000 euros, c’est trop. C’est une question de priorités. Notre revenu pour un ménage à trois avoisine les 3 000 euros, plus les allocations. On est à peine au-dessus du risque de pauvreté. »
Coût dans les dents
La maison médicale Bautista van Schouwen connaît bien ce risque de pauvreté. Elle est installée dans une rue ouvrière de Seraing. L’entrée vitrée est coincée entre deux bâtisses qui la surplombent de quelques mètres. Passé la porte, le visiteur traverse un espace d’accueil pour rejoindre un patio central permettant de prendre l’air. C’est là que Kayra* retrouve François Mathonet, un des rares dentistes à professer en maison médicale.
Kayra ne mange jamais devant des personnes qu’elle ne connaît pas. Quand elle ferme la bouche, on peut glisser une cuillère entre ses deux rangées de dents. Ce décalage, qui l’empêche de mordre des aliments juteux comme une tomate, ne saute pas aux yeux. « Mais les jeunes le remarquent, assure-t-elle. Avec Instagram, le jawline (le tracé de la mâchoire dans le visage) est devenu un critère de beauté. »
L’esthétique, cela dit, Kayra s’en fout. Elle risque à terme un ulcère. Au fond de sa mâchoire, seules les molaires se touchent. Impossible de mâcher correctement. Son sommeil est impacté. « Il y a de gros soucis d’articulation, de position de mâchoires », confirme François Mathonet. Il l’avait déjà dit il y a quatre ans à la mère de Kayra. Cette maman solo a passé la porte d’un orthodontiste. Puis l’a refermée. Rien que les 40 euros de consultation l’ont étranglée (d’ailleurs elle n’a pas payé). Alors des plaquettes à 2 000 euros, c’était hors de question. Aujourd’hui, sa fille a 21 ans. Elle étudie la psycho et touche des allocations via le CPAS. Elle va porter des plaquettes pendant un an, puis se faire opérer, et enfin entamer de la logopédie. Un parcours « en vrai, un peu stressant » pour la jeune fille, tant pour l’opération que les frais à payer (2 650 euros). Mais au bout, Kayra espère manger des tomates.
Sergio et Kayra gonflent le rang, malheureusement aussi translucide que les gouttières, de ces personnes qui ne se font pas soigner, faute d’argent. « Outre le coût, l’accessibilité géographique pose problème », avance François Mathonet. La carte des orthodontistes spécialisés montre qu’ils s’installent en effet dans des régions plutôt riches. « Ici à Seraing, il n’y a plus d’orthodontiste à part à l’hôpital du Bois de l’Abbaye, mais là, ils acceptent peu de nouveaux patients. Sans voiture, c’est limite impossible. »
Selon une étude de Solidaris (la mutualité socialiste) pour les années 2015 à 2017, portant sur la Wallonie, les enfants dans les ménages à bas revenus entament moins souvent un traitement (25 %) par rapport à ceux issus de familles plus aisées (40 %). Par ailleurs, sur les 28 % d’enfants âgés de 10 et 15 ans ayant commencé un traitement en orthodontie, près de un sur cinq n’a pas poursuivi les soins. C’est énorme. Entre sourire éclatant et dents amochées, les marques du déclassement social se creusent un peu plus au milieu de nos visages.
SOURIRE JEUNE
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