Il y a dix ans, à la création de Médor, nous avons fait un choix : consacrer, dans chaque numéro, entre 10 et 15 pages au portfolio d’un ou d’une photographe qui, comme nos journalistes, documente la Belgique. Il ne s’agit pas ici d’illustrer un article, mais de mener un travail documentaire de longue haleine, de développer un regard, d’interroger le réel.
Et alors ? Alors, dans le contexte de la presse en Fédération Wallonie-Bruxelles, c’est tout sauf un détail. La photo documentaire a quasi disparu des pages de nos journaux. C’est même « le nœud du problème », lance Georges Vercheval, créateur du Musée de la Photo de Charleroi en 1987 et mémoire vive de la photo documentaire en Belgique.
Aujourd’hui, nous voulons nous engager à poursuivre dans cette voie : soutenir la photographie du réel et lui donner plus de place dans nos pages. Dans cet élan, nous nous associons à Contretype, en désignant un « lauréat Médor », dans le cadre de l’appel à participation « archipel » (photographes, foncez, avant la fin septembre).
Et puis il y a ce numéro 36, « les yeux ouverts sur la photo ». Qui consacre 26 pages à des portfolios, des dizaines d’autres à la photo au sens plus large, et propose une réflexion sur la place et le pouvoir que nous pouvons lui donner.
Révéler le processus
À l’heure où chacun documente sa vie en direct, smartphone à la main, et que toute image – parfois générée artificiellement – peut être balancée sur n’importe quelle plateforme, la photo n’a jamais semblé aussi floue. Sa lecture se brouille, son authenticité, sa légitimité font débat.
Pourtant, la photo joue un rôle essentiel. Depuis sa création, à la fin du XIXe siècle, elle a cette capacité hors norme à enregistrer le réel, elle contribue à documenter le monde qui nous entoure, l’archive et nourrit minutieusement notre mémoire collective.
En 1895, Gustave Marissiaux photographiait les houillères liégeoises en vues stéréoscopiques. Des tableaux qui témoignent d’une époque et d’une industrie qui ont marqué durablement la région.
Au XXe siècle, l’essor de la photo de presse a ouvert « l’âge d’or » du photojournalisme. La riche iconographie autour du chef amazonien Raoni (en 1989, dans Paris Match) atteste de cette recherche du fameux « choc des photos ». La puissance émotionnelle des photographies alimente l’idée qu’elles peuvent changer le monde et jouer un rôle social décisif.
Cette croyance absolue dans l’image a depuis pris un sérieux coup dans l’aile, le monde (re)découvrant peu à peu que, derrière chaque photo, il existe un cadrage, un choix subjectif. Oui, les photographes adoptent toujours un point de vue, partial par nature. Mais c’est, précisément, ce qui fait leur force. Aujourd’hui, plus que jamais.
Les nouvelles générations inventent d’autres manières de capter le réel. En associant les personnes photographiées à la démarche. En révélant leur processus, en revendiquant la mise en scène ou en naviguant entre les approches et les genres, loin des cases toutes faites.
Anne-Françoise Lesuisse, qui observe les nouvelles pratiques visuelles au sein de la Biennale de l’Image possible (BIP) à Liège, souligne le rôle crucial des supports de diffusion, garants indispensables d’une éthique du travail. Ceux-ci doivent « afficher un cadre de confiance et le respecter ». Chez Médor, nous voulons continuer à vous proposer une diversité de points de vue sur le monde. Vous surprendre. Pas vous tromper.
Corps politique
Lorsqu’elle a vu sa photo en couverture de ce numéro 36, Marine a pleuré. « Autant de joie que de peur. » De joie de voir son corps, nu, exposé, en aboutissement de sa collaboration avec le photographe Laurent Poma. Pour elle, il est capital « de montrer la diversité de ce monde, des gens, et de normaliser certaines choses comme la peau, la pilosité, le poids, simplement le différent de soi ». Elle a pleuré de peur, aussi, en imaginant le regard des gens. Le corps est politique. La photo aussi.