La vie d’une plume
De l’autruche aux Gilles de Binche

Afrique du Sud, Klaarstroom, 2019. Poussins de six semaines sur une ferme de 3 000 à 4 000 autruches.
Un oiseau exotique s’est invité dans le folklore belge : l’autruche. Et plus particulièrement ses plumes, qui coiffent les Gilles de Binche. Le photographe Rip Hopkins a documenté cette filière aviaire, d’Oudtshoorn à Binche.
Les Gilles de Binche, tout le monde connaît. Folklore pluricentenaire, « chef-d’œuvre du patrimoine culturel immatériel de l’humanité » reconnu par l’Unesco et savoir-faire ultra-local. Leurs blousons, ceintures et sabots racontent nos contrées. Mais à ce que Médor sache, les plus gros oiseaux du monde ne gambadent pas dans les forêts hennuyères. Comment leurs plumes se sont-elles fichées sur les têtes des Gilles ?
« C’est l’argent, hein », rétorque Karl Kersten, pragmatique. Lui et sa famille sont « louageurs » depuis cinq générations, c’est-à-dire qu’ils confectionnent (et louent) les costumes des Gilles ainsi que leurs coiffes. « Au départ, on prenait des plumes du poulailler ou du bois d’à-côté. » Au XIXe siècle, la ville de Binche est bourgeoise et « le Gille est devenu un personnage important. Il y avait une concurrence entre Gilles et ils mettaient alors des bijoux de famille sur leurs chapeaux pour montrer leurs richesses ».
Frimeurs, les Gilles auraient choisi le panache d’autruche précisément parce qu’on n’en trouve pas par chez nous. Principe d’économie de base : la rareté fait la valeur. À cette époque, un kilo de plumes d’autruche valait plus qu’un kilo d’or ! Les usages de la plume sont multiples, mais avant tout décoratifs. Délicates et précieuses, leurs qualités bouffantes étaient d’un raffinement des plus manifeste. « On sait que la plume d’autruche est là depuis très longtemps : Marie de Hongrie (1505-1558, ndlr), la sœur de Charles Quint, habitait Binche et en portait déjà », gage Karl Kersten. On les retrouvait tantôt sur les heaumes, tantôt sur les vêtements de divers rois Louis et leurs cours. Elles devinrent ainsi symbole de pouvoir.
Leur business international explose autour de 1880. Aujourd’hui, 75 % des plumes d’autruche vendues à travers le monde proviennent d’Afrique du Sud, d’Oudtshoorn principalement. Soit 100 tonnes par an, exportées vers Binche et ailleurs. Le photographe d’origine anglaise Rip Hopkins a entrepris de retracer toute la chaîne de transformation de plumes. Ses images donnent à voir des hordes de ratites et leurs éleveurs sur fond de paysages arides ainsi que de vastes entrepôts où les oiseaux se font plumer (procédure certifiée cruelty-free, les autruches perdent leurs plumes tous les huit mois lors d’une mue naturelle). Mais c’est davantage aux artisans de nos régions que Rip Hopkins a dédié son livre Plumassiers, une commande du Musée des Arts précieux Paul-Dupuy à Toulouse et publiée aux éditions Filigranes. « Ce qui m’intéressait, c’est les gens qui travaillent la plume, leurs univers, leurs activités et leur savoir-faire. Je voulais toucher à des ateliers qui ont un lien historique avec le territoire et qui n’ont pas une grande renommée médiatique. »
Bicornes et drag queens
En France, Angleterre et Italie, Rip Hopkins a tiré les portraits de ces plumassiers qui sélectionnent les plumes d’espèces exotiques et locales puis les lavent, dégraissent, teignent, frisent et assemblent pour les usages les plus divers : costumes folkloriques ou de cinéma, haute couture, art plastique ou pêche à la mouche. « Je voulais que la Belgique figure au cœur de mon travail. Les louageurs et les marches traditionnelles, ça n’existe qu’ici. Les Belges ont beaucoup de mal à reconnaître leurs propres trésors, je ne sais pas pourquoi. Je voulais mettre en lumière ces trésors belges, vivants, que les Belges ignorent. » Chez nous, il immortalise bien évidemment Karl Kersten et son fils. Mais aussi les bicornes sertis de duvet d’oie des marcheurs de l’Entre-Sambre-et-Meuse ou les parures pailletées des drag queens – qui sont, contestablement, les Gilles des temps modernes.
« Les métiers liés à la plume sont assez fragiles, s’inquiète Rip Hopkins. Ils sont voués à disparaître. Trois entreprises que j’ai photographiées n’existent déjà plus. » Pour le photographe, la faute à Beyoncé. « Elle a porté des plumes en 2019 et, en 2023, il y a eu une énorme pénurie parce que l’industrie du prêt-à-porter s’arrachait ces plumes. » Si la star peut difficilement être rendue unique responsable, les plumassiers accusent le coup d’une concurrence globalisée. « Les artisans comme Karl Kersten ont plus de mal à se fournir, puisqu’ils n’achètent pas d’énormes quantités et sont donc des clients moins intéressants. »
Pour le folklore lui-même, pas d’inquiétude : le plus populaire des carnavals belges a attiré plus de 50 000 participants, lors du Mardi gras 2023, après deux années d’annulation. Si la plume d’autruche, elle, a du plomb dans l’aile, les Gilles pourront revenir aux faisans du bois d’à-côté.
Karl Kersten, louageur de costumes des Gilles de Binche, dans sa maison-atelier. Les chapeaux de Gilles sont fabriqués à partir des plumes d’autruche provenant d’Oudtshoorn en Afrique du Sud. Les Kersten sont louageurs depuis cinq générations.
Soixante femmes travaillent dans l’atelier de tri et de dimensionnement de plumes (sort and size shop) de l’usine d’Intshimpa à Oudtshoorn (Afrique du Sud). Klein Karoo International sous-traite à Intshimpa le tri et le dimensionnement des plumes pour fabriquer 1,2 million de plumeaux par an.
Peter Liebenberg, directeur exécutif du département des plumes de Klein Karoo, devant son usine à Oudtshoorn. Cette coopérative de 250 fermiers éleveurs d’autruches fournit 45 % de la production mondiale des plumes de ratites, soit 60 tonnes par an, et emploie 140 personnes dans son usine.
Afrique du Sud, Oudtshoorn, 8 novembre 2019. Une travailleuse de l’usine Klein Karoo International.
Tous les deux ans, Karl Kersten réassemble les plumes d’autruche de queue et blondines qui ont été démontées et lavées des chapeaux des Gilles de Binche. Avec sa femme et son fils, il travaille selon la tradition sur la confection des costumes jusqu’au 1er décembre. Il reçoit ensuite les Gilles pour la location des tenues jusqu’au carnaval de Mardi gras.
Eva Simons dans le salon de sa grand-mère à Gerpinnes, aux établissements Simons-Tenret, « louageurs » depuis 1951 de costumes des Marches de l’Entre-Sambre-et-Meuse. Les chapeaux bicornes des officiers du Premier Empire en feutre taupé noir sont entourés de marabout, un duvet d’oie cousu.
Madame Zaza, 49 ans, dans l’atelier du Showbizzshop à Lokeren. Madame Zaza est le nom de scène de Kurt Zaza, drag queen depuis 32 ans. En collaboration avec Marisa Allen, propriétaire du Showbizzshop, elle crée des costumes de plumes pour les cabarets et les revues belges, néerlandais, français et allemands.
Dans le « veld », un mot néerlandais désignant les larges espaces d’un relief peu marqué couverts d’herbe et d’arbustes de la campagne en Afrique du Sud, une employée de Klein Karoo apporte des plumes blondines et de queue à l’usine.
Belgique, Binche, 21 février 2020. Quentin Kersten livre un chapeau de Gille quelques jours avant le carnaval.
-
Oiseaux aux pattes robustes, aux ailes rudimentaires, incapables de voler.
↩