Enquête sur les violences dans le scoutisme : ce qu’on en retient

Pendant 9 mois, Médor a enquêté sur les abus de pouvoir et les faits de violence au sein des mouvements de jeunesse. Des dizaines de témoignages nous sont parvenus, émanant de victimes, de témoins ou d’auteurs de ces violences. À l’heure où les jeunes s’apprêtent à partir au camp, voici ce que nous retenons de notre enquête.

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Colin Delfosse

Mode d’emploi : Il y a deux niveaux de lecture dans ce texte. Le premier, pour les pressés, est simplement constitué des points énumérés ci-dessous. Il vous permet de vous faire un avis vite-fait sur notre enquête, avant les camps de l’été. Le second se dévoile lorsque vous cliquez sur "en savoir plus", qui ouvre plus d’explications, de détails et de citations extraites de notre mur de témoignages.

1. Notre enquête participative a démarré par le message d’un père effaré par le récit du camp scout de son fils. Nous avons ensuite ouvert un mur de témoignages sur les faits de violence dans les mouvements de jeunesse. Le média flamand Apache a lancé un appel similaire en Flandre.

En savoir plus sur le déroulé de notre enquête.

  • Septembre 2022. La rédaction de Médor reçoit un message d’un parent d’un jeune scout. Il s’étonne des pratiques d’un autre temps, observées dans la troupe de son fils, et se demande si les camps peuvent encore être les petits théâtres d’une culture de l’humiliation et du rejet de la différence.
  • Trois journalistes de Médor interrogent une dizaine de jeunes et de parents dans leur entourage direct, qui confirment qu’une culture de la violence persiste dans certaines unités. Il y a en tout cas un sujet. Médor rencontre les principales fédérations de mouvements de jeunesse qui confirment le problème. Elles en sont conscientes.
  • Entre mars et juin 2023, nous mettons en ligne sur www.medor.coop/scouts un formulaire appelant les auteurs, témoins ou victimes de faits de violence au sein des mouvements de jeunesse à nous faire part de leur expérience. Nous invitons les fédérations à relayer l’appel. Nous recevons plus de 150 témoignages, ce qui est une participation massive à l’échelle de notre média. Aucune personne ou unité n’est nommée. Vous pouvez lire une partie de ces témoignages sur le mur dédié.
  • Le média flamand Apache reprend notre initiative, quelques semaines plus tard, et lance également un appel à témoins. Il obtient des principales fédérations (notamment les Chiro et Scouts en Gidsen) le nombre de signalements reçus sur les numéros d’appels d’urgence. Ceux-ci sont en augmentation concernant les faits de violences sexuelles, physiques, verbales et psychologiques. Cela peut signifier que les faits sont en augmentation mais aussi, selon le porte-parole des Scouts et guides, que de plus en plus de personnes signalent les problèmes, permettant aux fédérations de réagir de manière plus appropriée. À ce stade, Apache a principalement investigué la question des violences sexuelles ainsi que celle du racisme et de l’absence de diversité dans les mouvements. Ces articles sont à découvrir, en néerlandais, sur www.apache.be
  • Lundi 19 juin 2023. Nous convions les fédérations de mouvements de jeunesse, ainsi que toute personne intéressée ou déstabilisée par notre enquête à venir en discuter avec nous, comprendre notre travail et ses enjeux et évoquer les pistes de solutions.
  • Notre travail autour des violences dans les mouvements de jeunesse est à découvrir :

2. Pourquoi enquêter sur le scoutisme ? Parce que la Belgique est l’un des pays au monde où il y a le plus de scouts par habitant !

En savoir plus sur le scoutisme en Belgique.

Un succès fou

Notre pays connaît l’un des « plus forts taux de pénétration du scoutisme » dans le monde, nous dit wikipedia. Pour 11,5 millions d’habitants, dont 2,5 millions âgés de 5 à 24 ans, il y a chez nous plus de 180 000 scouts et guides affiliés aux principales fédérations.

Milieux aisés

Pour autant, l’amour du foulard n’est pas partagé dans tout le Royaume de manière homogène. En Wallonie et à Bruxelles, il y a quatre fois plus de jeunes (5-24 ans) affiliés à un mouvement de jeunesse dans les 25 % de communes les plus riches que dans les 25 % de communes les plus pauvres (chiffres de 2005). Bien qu’il ait été à l’origine pensé pour les jeunes des milieux ouvriers, le scoutisme et le guidisme d’inspiration catholique, qui comptent la majorité des membres, se sont en effet rapidement adressés plutôt aux milieux bourgeois, concentrés dans les pôles urbains et leur périphérie. Le Patro a, à l’inverse, conservé un ancrage rural et plus populaire. Les pluralistes, créés en Belgique en 1910, soit deux ans avant les scouts catholiques, ne comptent que 5200 membres, principalement dans la capitale et sa périphérie. Il y a également un mouvement de jeunesse d’inspiration socialiste, les Faucons rouges, qui s’est avant tout implanté dans les milieux ouvriers des provinces du Hainaut et de Liège.

Dans cette enquête, nous utilisons fréquemment l’expression « les scouts » ou « le scoutisme » pour désigner les différents mouvements de jeunesse à foulards, même si un lutin, un patro ou une guide pluraliste ne dépendent pas de la fédération des Scouts (avec une majuscule). Notons toutefois une différence de taille : les scouts et guides, en Belgique, pratiquent la totémisation de manière systématique (cfr plus loin), ce qui n’est pas le cas des patros.

Des groupuscules en marge

Notre enquête s’intéresse aux principaux mouvements de jeunesse reconnus. Il ne tient pas compte des groupes minoritaires évoluant en-dehors de grandes fédérations. «  Le mouvement scout, vu son histoire, est un mouvement protéiforme avec des groupuscules en marge, et on sait que les dérives y sont plus importantes  », souligne Olivier Servais, historien et anthropologue (UcL), qui a notamment collaboré à l’ouvrage « Scouts, Guides, Patros. En marge ou en marche ? » (Bruxelles, Luc Pire, 2007). «  Le rapport de contrôle du public sur ce type de groupe est plus compliqué. Il faut éviter les amalgames.  »

3. Nous avons reçu plus de 150 témoignages, issus d’horizons divers. Ils concernent, pour moitié, des faits récents. Parmi les personnes qui témoignent, certaines se disent très déçues car très attachées au scoutisme et à ses valeurs.

En savoir plus sur les témoignages reçus.

Qui sont les témoins ?

Toutes les personnes qui nous ont relaté des violences sont directement concernées par les faits. Ils ne rapportent pas des rumeurs mais des faits qui les impliquent en tant que victime (ou parent), témoin ou auteur.

Où et quand se sont produits les violences ?

- Un témoignage sur trois concerne des faits qui s’étalent sur plusieurs années. Ils ne s’agit là pas de faits ponctuels ou isolés.

- La moitié des témoignages reçus concerne des faits récents, qui se sont déroulés entre 2011 et 2023.

- Les témoignages proviennent de toutes les provinces de la Belgique francophone. Ils concernent en grande majorité la fédération des Scouts, qui est la plus importante en nombre.

Un attachement au scoutisme

Plusieurs personnes qui témoignent évoquent aussi leur attachement aux mouvements de jeunesse ou aux valeurs qu’ils incarnent. Elles ne s’adonnent pas à un « scoutbashing » de principe. Les témoignages expriment soit une déception, soit une volonté que ces mouvements progressent dans la lutte contre les violences et abus.

« En tant qu’ancien animateur et formateur chez les guides, je peux confirmer que le problème est sous évalué. Selon moi l’inertie du problème réside dans le fait que beaucoup de jeunes qui ont souffert lors de leur totémisation quittent le mouvement peu après celle-ci. Le mouvement se retrouve alors presqu’uniquement composé de jeunes qui, parce qu’il sont moins sensibles, n’ont pas mal vécu la totémisation. Quand à leurs tours ces jeunes deviennent animateurs, c’est très difficile, pour eux, de faire une analyse critique d’une situation qu’ils ont globalement tous bien vécu. » Raton-Laveur, 2003

4. Les témoignages attestent de pratiques d’humiliation et d’exclusion. Les faits rapportés portent sur des insultes et des coups, sur des humiliations publiques, sur des abus de pouvoir et de positions hiérarchiques.

En savoir plus sur les faits rapportés.

Quelles sont les violences évoquées dans les témoignages ?

  • humiliations et rapports hiérarchiques malsains  : les petits qui mangent les restes des grands, portent les sacs les plus lourds et se tapent toutes les vaisselles ; des jeunes qui se sentent obligés de boire ou de fumer pour intégrer un staff ;
  • culture virile et insultes homophobes, racistes ou grossophobes  : la gym se pratique torse nu, par tous les temps, si possible en public ; on oblige celui qui n’est pas en uniforme impeccable à passer la réunion en jupe ; insultes sexistes et homophobes (« tapette » par-ci, « gonzesse » par-là…) ;
  • coups physiques, atteintes à l’intégrité physique  : épreuves qui poussent physiquement à bout (privation de sommeil, longues marches avec sac à dos remplis d’objets inutiles, seaux d’eau glacés jetés sur le corps en pleine nuit, coups…) ; épreuves réalisées en sous-vêtements, voire nu, trucs dégueulasses versés dans le slip, obligation de lécher une potion sur le corps d’un autre, de mimer des pratiques sexuelles, de ramper dans des abats…

Dans de rares cas, les faits rapportés pourraient être mis entre les mains d’avocats et, s’ils sont avérés, être qualifiés de délits (coups et blessures) ou de crimes (attentats à la pudeur sur mineurs, viols).

L’effet du groupe

Les violences et abus rapportés sont rarement le fait de personnes isolées (ou alors uniquement dans les cas les plus graves que nous avons entendus, comme un viol).

Elles sont commises en groupe et en public. Cette violence est théâtralisée, constitue un spectacle qui engendre l’humiliation des enfants ciblés.

Une double validation de ces violences est apportée par le collectif. Dans un premier temps, le groupe accepte, voire organise la violence. Les humiliations sont publiques pour marquer l’autorité et la sanction. Le groupe valide ou exclut.

« Un louveteau un peu turbulent se révolte. Il est humilié devant tout le monde. Bloqué dans un coffre en métal par deux chefs et puis aspergé au tuyau d’eau froide. Les larmes viendront plus tard le soir, en cachette, pour ne pas perdre la face devant le groupe. Moi je n’avais pas cette force. Je ne savais pas garder le sourire et prétendre jouer a une sorte de jeux avec les chefs quand il s’agit en fait d’humiliation publique. » Fu, 2010

Dans un second temps, les parents valident par approbation ou silence des procédés violents, dans le cadre du passage de rite (totémisation). Cette violence devient « normale », voire « traditionnelle » (le « on a toujours fait comme cela »). Cette validation par l’histoire revient régulièrement dans les témoignages.

Les témoignages parlent de « régime de la peur » ou « autoritarisme total », soit des systèmes qui permettent ou encouragent la violence par le groupe. Peut-on alors parler de violence systémique ou structurelle, dans le sens où le groupe (au sens « unité » et non « fédé ») la prend en charge ? Les caractéristiques du scoutisme peuvent-elles engendrer les abus (hiérarchie, bénévolat, jeunesse,..) ?

« À 12 ans, on m’a fait ramper dans des boyaux de poulets, que nous avions dû tuer la veille, pour la totemisation. Les adultes en rigolaient, et parfois jetaient sur les jeunes des bouts de boyaux. » Fennec, 2012

« Mon fils était tellement content de rejoindre les scouts. Pourtant, dès sa première réunion, il a été dégoûté de l’accueil réservé aux nouveaux. Ils ont dû se mettre en slip devant les autres et traverser un ruisseau pendant que certains chefs leur criaient dessus ou les poussaient tandis que d’autres mettaient de la boue sur leurs habits restés à côté du ruisseau. » Libellule 2019

Autoritarisme

Outre la totémisation (développée dans un autre point), les témoignages évoquent l’autoritarisme excessif des chefs, du staff ou de la structure. La hiérarchie s’organise autour des chefs, sous-chefs, mais également selon l’âge.

« Chaque jour, je demandais au chef si il pouvait appeler mes parents, celui-ci me disait qu’il le ferait le lendemain. J’en ai toujours voulu aux chefs qui, parce que j’étais un enfant, n’ont jamais pris en compte que je ne voulais peut-être pas rester ou n’ont en tous cas pas tenu mes parents au courant. » Claclaclop, 2011

« Pendant le hike, les scouts plus âgés achètent des bouteilles et font boire les plus jeunes. Puisque les chefs n’étaient pas là, ils organisaient des petites totémisations, ils donnaient des épreuves aux plus jeunes, leur faisaient manger de la bouffe pour chat. » Fourmi, 2016

« J’étais de 12 à 18 ans chez les éclaireurs. C’est une tranche d’âge large. Autant te dire que ceux qui ont six ans de moins, ce sont des insectes. », Écureuil, début des années 2000

La référence militaire, avec le respect de l’uniforme, a également été mentionnée. Rangement, inspection, discipline excessive. L’usage immodéré des statuts hiérarchiques participent à la même logique. Les plus jeunes sont à la merci des ainés. Ils encaissent les corvées et les brimades.

« Instaurant une ambiance militaire, [le chef] faisait des inspections en hurlant : chaque louveteaux au garde à vous devant son lit de camp. Si tu n’avais pas tout bien rangé, il attrapait ton lit et il le jetait par la fenêtre. » Fu, 2010

« Dans la troupe de mon fils, les plus âgés ont autorité sur les plus jeunes. Cela se justifie et je ne remets pas ce principe en cause. Mais certains se permettent des abus et manquent d’empathie envers leurs cadets. » Pleurote, de 2015 à 2019

Boucs émissaires

Plus rarement, les témoignages évoquent un groupe qui peut générer des boucs émissaires. Le groupe sélectionne qui fait partie ou non de la troupe.

« Il était le bouc émissaire des enfants et des adultes. Insultes grossophobes et racistes à gogo. Ni lui, ni moi n’avons continué. » Nototem, 2010

« Au scout, une handicapée était tournée en bourrique, la faire courir partout pour se foutre de sa gueule. Un petit garçon a arrêté, parce que roux, petit, c’est vrai que les gens différents ne restent pas. Un pote gay se prend encore des vannes alors qu’il est même plus là. » Chousinga, 2015

« Ma fille a écrit une lettre aux chefs d’unité, témoignant de son vécu et demandant, en cas de retour, que l’accueil qui lui soit réservé soit un vrai accueil. Réaction gênée d’un des chefs d’unité (dont la fille avait harcelé la nôtre) qui n’ose pas nous dire en face que, vraiment, ce serait quand même bien mieux que notre fille dégage, puisque le groupe préférait manifestement être sans elle. » Harfang, 2015

Le premier verre d’alcool

L’alcool est enfin dénoncé de nombreuses fois dans les témoignages. Le mouvement de jeunesse est souvent le premier lieu où les jeunes fréquentent les boissons alcoolisés. Si elles sont avant tout réservées aux « grands », elles sont aussi consommées dans des moments qui peuvent être critiques (à savoir lors de prises de responsabilités).

« La violence est dans tout le parcours. Ma dernière année éclaireur (14 ans), on a eu une réunion avec des chefs et il y avait un bac de bières. On t’en offre une. C’est cool, c’est mon premier contact avec la bière. L’alcool c’est une grosse question, j’ai vu des chefs vomir sur des enfants. »

« Premier camp de patrouille chez les éclaireurs (12-13 ans) : on se retrouve à 6-7 pour créer du lien en patrouille. On a fini, les plus jeunes, à appeler l’ambulance pour un des plus âgés : coma éthylique. On a passé la fin de la soirée à ramasser le vomi des plus âgés et à nettoyer pendant qu’ils désaoulaient. Je pense que je n’y suis plus retourné pendant 3-4 mois après ça. »

5. La totémisation, qui est une particularité du scoutisme « à la belge », est une porte d’entrée royale pour des mécanismes de domination et pour des dérives de type « militaristes » ou bizutage. Celles-ci sont dénoncées par les fédérations depuis les années 1950  !

En savoir plus sur les dérives signalées et sur l’origine de la totémisation en Belgique.

C’est quoi la totémisation ?

  • En Belgique, les scouts et guides pratiquent la totémisation des jeunes, généralement vers 12-13 ans. Il s’agit d’une cérémonie rituelle qui se déroule à l’issue d’une série d’épreuves, en journée et en soirée/de nuit, encadrées par les scouts/guides plus âgés.
  • Le jeune reçoit un totem (nom d’animal) par lequel le groupe l’appellera désormais et qui marque son appartenance. Durant son parcours scout, il reçoit aussi un « quali » (qualificatif).
  • Certains groupes donnent aussi des faux-totems et faux-qualis, peu flatteurs (en lien avec des défauts de la personne), en faisant croire qu’ils sont définitifs. Le « vrai » totem ou quali est donné quelques heures ou jours plus tard.
  • Tant les épreuves que le déroulé des cérémonies sont tenus secrets par les scouts et guides, qui sont invités à n’en parler qu’à des personnes totémisées.

« On m’explique que je ne serai pas totemisé car je n’aurais pas respecté le fonctionnement de la troupe et que si je souhaitais être totemisé, je pourrais l’être 2 jours plus tard uniquement si je présente au préalable mes excuses. À ce moment-là, je reçois un énorme coup de massue. J’ai 12-13ans, je suis parmi les plus jeunes de la troupe et je ne comprends rien à ce qui m’arrive. Personne n’a réagi ne sachant pas ce qu’il s’était réellement passé. Même moi, je ne savais pas ce qu’il me reprochait. J’étais complètement perdu. »

Des témoignages effarants

La liste des dérives signalées est longue : des coups de pieds et des baffes donnés sans que personne ne voie le problème, une fille qui se trouve grosse à qui on demande d’imiter la baleine pour faire rire la compagnie, des ados de 12-14 ans à qui on interdit de regarder les animateurs dans les yeux, obligés de se prosterner gueule en terre tout au long de la journée, de lécher des aliments ou une mixture infâme sur le corps d’un autre ou de tuer un animal à mains nues, des tenues dégradantes (sous-vêtements déchirés ou inexistants), des seaux d’eau glacée jetés sur un enfant frigorifié, affamé et épuisé, l’obligation de ramper dans des boyaux d’animaux ou des restes de repas (on mettra la diarrhée sur le compte d’une contamination de l’eau…), la peur, la faim, les hurlements, la souffrance physique.

«  Tous ont pleuré à un moment, à part mon fils m’a-t-il dit… Il y avait une forme de souffrance, des brimades. Pendant trente minutes, les autres scouts leur ont fait de petites épreuves. Des brimades, les fouetter avec le foulard sur les jambes, les faire marcher sur des cailloux pieds nus. C’est pas terrible. C’est quoi le sens au niveau éducatif ?  », Un parent, 2022

«  Un totem cela se mérite et il n’aurait pas la même saveur s’il avait été bradé ! !  » Lionceau, 1990

«  À 12 ans, on m’a fait ramper dans des boyaux de poulets, que nous avions dû tuer la veille, pour la totémisation. Les adultes en rigolaient, et parfois jetaient sur les jeunes des bouts de boyaux.  » Fennec, 2012

On ne choisit pas son totem

Le choix du totem ou du qualificatif, laissé à l’appréciation des chefs ou des aînés, peut engendrer une grande violence, comme quand le seul garçon noir de la troupe reçoit un nom de singe.

Le totem et le quali ne sont pas négociables. On vous l’a donné ; il faudra ensuite le porter.

«  La chef me retire le bandeau, je dois arrêter de faire le dindon… et me remet un bout de bois avec les incantations d’usage et mon totem : Dindon… RIRES encore plus gras… Sotte me dit elle, parce que je pleurais. Je pensais aux autres totems donnés à ce camp. Elles étaient sur le "s" dans le dico… Saïmiri, saïga, souslick, etc. Puis tombe « spalax » (son totem définitif, donc, NDLR). Jamais vu ni entendu parlé. Le lendemain, j’ai droit au livre ouvert à la bonne page : « animal bigleux » qui vit sous terre comme une taupe et qui a une tête de rat… Je porte des lunettes depuis que j’ai 8 ans. » Gen’mary, 1970

La totémisation en Belgique, depuis 1920

Les fédérations s’inquiètent de ces dérives et ce, depuis près de 70 ans ! Les pratiques se transmettent oralement et la résistance au changement est massive, avec des arguments choc : « on a toujours fait comme ça », « moi aussi j’ai souffert pendant ma tot’ et je n’en suis pas mort ».

Pourtant la pratique de la totémisation n’est pas multiséculaire. Elle a évolué, depuis son importation par les scouts belges dans les années 1920 – en total désaccord avec le fondateur du mouvement, Baden Powell.

Dans « Quels sont donc les totems du Grand Manitou ? », Sophie Wittemans du Centre d’histoire belge du scoutisme, explore le développement des pratiques totémiques et indianistes dans le scoutisme. Selon elle, on peut dater l’utilisation généralisée des totems par les scouts de Belgique à l’été 1920. Cette pratique n’apparaît pourtant pas dans le manuel « Scouting for Boys » (1908) de Baden Powell, qui est la référence absolue. Le fondateur du mouvement dénonça même en 1920 le « peaux-rougisme » rampant et ses rites inutiles.

Au départ, les scouts belges pratiquent la totémisation « à l’indienne », c’est-à-dire une cérémonie très symbolique et empreinte de bienveillance. Le jeune se choisit un animal et une qualité qui l’inspirent. Il saute un coup au-dessus d’un feu et le voilà grandi. Petit à petit, le rituel est enrichi d’épreuves « pour rire ». Dans les années 1930, un scout a eu les yeux bandés et a dû mimer le décollage d’un avion… On savait rire, à l’époque.

Des dérives, dénoncées depuis les années 1950

Avec la guerre 1940-1945, le scoutisme prend son envol dans notre pays. Mais, observe Sophie Wittemans, les chefs ont été marqués par la violence des années de guerre. «  Dans les années qui suivent, on se rend compte que la violence a percolé chez les jeunes et des dérives commencent. » En Ile-de-France, «  les premières dénonciations officielles de totémisations aux épreuves ‘sadiques’  » se font dès l’année 1945.

Chez nous aussi, les fédérations tentent très vite de freiner la bête. En 1955, déjà, les scouts catholiques sont très clairs, à propos du totémisé : «  Il ne s’agit pas d’une victime à martyriser  ».

Pendant des décennies, les fédérations multiplient les messages condamnant la violence et, à partir des années 1970-1980, l’influence de la vie estudiantine (baptêmes, accès à l’alcool) sur les totémisations. «  Les bizutages, les épreuves humiliantes, dégradantes, les chocs psychologiques ainsi que les consommations d’alcool, de tabac… sont interdits  », rappellent les pluralistes en 2002.

«  La difficulté, souligne Sophie Wittemans, c’est que c’est informel. Ça vit de manière souterraine.  »

Le culte du secret

Cet aspect « souterrain » est renforcé par la dimension secrète de la totémisation. Ce besoin de secret peut jeter le trouble sur les motivations qui l’entourent. Doit-on le taire car les pratiques y sont honteuses, voire répréhensibles ?

Selon la présidente des Scouts, Christelle Alexandre, une totémisation qui ne peut pas être racontée pose problème.

«  Je dis aux animateurs/trices ‘fais l’exercice mental suivant : explique aux parents tout le déroulement de la totémisation. Si tu peux le faire sans hésitation, c’est qu’il n’y a pas de problème. Sinon c’est que quelque chose cloche.’  » Christelle Alexandre, les Scouts.

Faut-il supprimer la totémisation ?

Pas pour l’anthropologue Olivier Servais : « Notre société n’a plus vraiment de rituels proposés. Or la ritualisation est une manière de s’ancrer. L’humain a besoin d’exister au niveau collectif et communautaire. Le rituel permet en outre de faciliter l’intégration de l’incertitude du monde. » Voir aussi le dernier point de cet article, sur les pistes de solution.

6. La violence s’immisce dans les notions de « dépassement de soi » et de « tradition ». Pour le sociologue Abraham Franssen, le scoutisme est en plein basculement entre deux modèles de sociabilisation.

En savoir plus sur le dépassement de soi et l’individualisation des pratiques

De nombreux témoignages évoquent une résistance au changement et une justification de la violence par la « tradition ». L’argument massue est souvent : « on a toujours fait comme ça (et on n’en est pas morts) ». Les personnes qui veulent réformer la pratique de la totémisation se heurtent à des récits d’expériences personnelles positives, censées valider les pratiques violentes.

Un ancien formateur chez les Guides évoque un biais important dans l’appréciation des faits : « l’inertie du problème réside dans le fait que beaucoup de jeunes qui ont souffert lors de leur totémisation quittent le mouvement peu après celle-ci. Le mouvement se retrouve alors presqu’uniquement composé de jeunes qui, parce qu’il sont moins sensibles, n’ont pas mal vécu la totémisation. Quand, à leurs tours, ces jeunes deviennent animateurs, c’est très difficile pour eux de faire une analyse critique d’une situation qu’ils ont globalement tous bien vécue. »

Une envie de se dépasser

La volonté de dépassement personnel est exprimée dans de nombreux témoignages, comme faisant partie de l’initiation nécessaire liée aux mouvements de jeunesse.

« Un totem cela se mérite et il n’aurait pas la même saveur si il avait été bradé ! ! », nous écrit-on. C’est un élément qui est revenu régulièrement dans les témoignages : les totémisés se plaignent si les épreuves sont trop faciles.

Cette volonté de dépassement conduit parfois à justifier des faits de violence inacceptables (violences verbales, physiques, humiliation de groupe, etc.) et des brimades. Il faudrait souffrir pour acquérir son totem et son appartenance au groupe.

Mais la volonté de dépassement s’ouvre aussi sur une zone grise, où il est parfois difficile de faire la part des choses entre ce qui relève de la maltraitance et ce qui relève du jeu ou du défi. Une marche de 15 kilomètres, un dropping de nuit, un effort physique intense : qu’est-ce qui est acceptable et qu’est-ce qui ne l’est pas ?

Thaïs Dewulf, présidente des Guides : « Ce qu’on apprend à nos animateurs, c’est que les limites sont différentes pour chacun. On a tous un premier cercle où on se sent en sécurité, un deuxième où on dépasse nos limites mais où on se sent encore en sécurité, et puis il y a l’insécurité totale. La personne qui n’est pas sportive du tout, si elle marche 5 km, c’est un dépassement et c’est très bien. La totémisation n’a pas besoin d’humiliation, n’a pas besoin de moquerie, de se sentir diminuée, moins que rien. »

Un changement de modèle

À la lecture de notre enquête et des témoignages reçus, le sociologue Abraham Franssen (St-Louis) observe un basculement entre deux modèles de socialisation, qui entrent en conflit. «  Le modèle classique, dans lequel s’inscrit en partie le modèle scout (« la force du loup, c’est le clan »), est fondé sur le primat du collectif sur l’individu. Il y a une intériorisation de la norme par l’individu, avec une pression sociale, une discipline, de la culpabilisation ou une sanction à l’égard de ceux qui s’écartent de la norme. Cela implique une violence symbolique, qui marque les individus. Pendant longtemps, c’était le seul modèle éducatif et de socialisation. Désormais, on est dans un modèle où le primat est l’auto-réalisation de chaque individu et l’autonomie de chaque enfant. Une série de comportements qui apparaissaient ‘normaux’, normés, non-problématiques, sont maintenant ressentis comme intolérables et sujets à dénonciation – ce qui ne veut pas dire qu’avant, ils étaient acceptables mais ils étaient tolérés.  »

Pour le sociologue, les parents des milieux scouts, issus des classes moyennes et supérieures, montrent une forte sensibilité à l’épanouissement de leur enfant. François Dubet a étudié les attentes des parents des classes moyennes. «  Que veulent-ils ? Des enfants épanouis et performants. Le scoutisme reste un bon lieu pour articuler ces deux attentes, à la fois une expérience de vie et une ligne sur un CV. Dans certaines zones, il y a des listes d’attente. Ça a un succès fou !  »

7. Il est beaucoup plus difficile de dénoncer des rapports de pouvoir chez les scouts qu’à l’école, observe Bruno Humbeeck. En cause : la sacralisation du scoutisme dans les familles. Cet aspect identitaire rend également difficile le travail de remise en question des pratiques.

En savoir plus sur la sacralisation du scoutisme en Belgique.

Le psychopédagogue Bruno Humbeeck, spécialiste du harcèlement, observe qu’il est beaucoup plus difficile pour les enfants de dénoncer des rapports de pouvoir chez les scouts qu’à l’école.

«  Ils ont l’impression de décevoir deux fois leurs parents : une fois parce qu’ils n’ont pas réussi à s’insérer dans un groupe et une autre parce qu’ils ne parviennent pas à trouver du plaisir dans une activité que leurs parents ont choisi pour eux et qu’ils ont sacralisée.  » Bruno Humbeeck.

Les bons souvenirs

Cette sacralisation du scoutisme vient, selon lui, des bons souvenirs que les parents s’y sont forgés. Il peut être difficile d’entendre le malaise de son enfant chez les scouts quand on y a soi-même vécu les meilleurs moments de sa jeunesse.

Il peut également être difficile de dénoncer des faits inacceptables quand ils s’insèrent dans une expérience globalement positive.

« Le scoutisme, c’est une partie fondamentale de mon identité, une tradition familiale. En mettant en lumière la rudesse du mouvement, ses dérives, j’ai l’impression de trahir mes pairs. L’exercice est d’une grande difficulté pour moi ». Ourson

Lisez le témoignage complet d’Ourson, ancien chef scout qui revient sur des faits qu’il qualifie de « violence extrême », notamment pendant les totémisations. S’il fallait parler en terme pénal, il juge qu’« on en était à de la non-assistance à personne en danger ».

« J’ai entendu je ne sais combien de fois ces récits épiques de réunions scoutes clandestines organisées pendant l’occupation de Bruxelles par les nazis. Hitler leur avait interdit de se rassembler. J’ai grandi avec cette idée héroïque de jeunes à la morale irréprochable. On m’a répété aussi qu’être chef, c’était ajouter une ligne déterminante sur son CV. C’est très difficile dans ma famille d’ouvrir le débat sur les dérives du mouvement surtout que j’y ai, moi aussi, vécu les plus beaux moments de mon adolescence. Pourtant, je dois l’admettre : on avait une façon de se moquer de celles qui n’étaient pas dans le coup, de les dégoûter, de tout faire pour qu’elles n’aient pas envie de rester. On voulait un groupe de filles dynamiques, sportives, en bonne santé, avec les mêmes codes. Avec le recul, ça me débecte. », Sapajou, 1990

« Je me suis trompée à un moment de chemin et je suis entrée dans le bois. De là, je pouvais observer toute la scène. Je me suis dit que j’allais rester là jusqu’au matin. Attendre que tout ça s’arrête. Que pour une fois ce serait eux qui stresseraient. J’ai attendu. Mais à un moment, j’ai commencé à réfléchir et je me suis dit que quand je réaparaitrais, on allait se fâcher, que peut-être on téléphonerait à mes parents. J’avais très peur de la réaction de mon père. Alors je suis retournée sur le parcours et j’ai subi. J’ai finalement subi le reste de mes années scoutes, je ne sais pas pourquoi je suis restée. » Caribou, 1992

« Je n’ai jamais osé dire à mes parents ce que j’avais subi. j’ai été traumatisé pendant des années, avec des flashbacks incontrôlables. » Wombat, 2000

8. Des personnes ont témoigné de faits de violence anciens, qui les marquent encore aujourd’hui. Le travail de libération de la parole reste nécessaire. Fait étonnant : des auteurs de violence ont également exprimé leur regret et leur malaise en repensant aux faits commis.

En savoir plus sur les témoignages anciens.

La moitié des faits rapportés datent d’avant 2010, parfois même des années 1970 ou 1980. Des personnes évoquent de réels traumatismes et la nécessité d’un suivi psychologique.

Elles disent aussi qu’à l’époque, leur parole n’a pas été entendue. Elle était étouffée par les témoignages positifs sur les mouvements de jeunesse. De nombreuses personnes ont décrit notre initiative comme « salutaire » car il s’agissait pour elles d’un rare espace d’expression sur le sujet.

« Cette boule au ventre de la « totémisation », j’ai presque 40 ans et je ne sais pas m’en départir. Elle fait partie de moi. », Ourson, début des années 2000

Des auteurs de violence s’expriment

C’est un fait marquant de cette enquête : si la majorité des personnes qui ont témoigné sont des victimes, certaines disent aussi avoir commis des violence et être encore marquées par cela.

« A ce moment-là, j’étais trop jeune pour comprendre ou expliquer quoi que ce soit, mais avec le recul, j’avais toujours l’histoire dans ma tête et je ne comprends toujours pas, mais surtout je ressens un dégoût profond de la part de ce que je considère comme les responsables. » Ecureuil, 2005

«  Je suis conscient des dérives qui ont eu lieu. J’ai appris par la suite que mes chefs n’avaient pas ou peu d’expérience de totémisation, mais plutôt de guindaille estudiantine. Quand j’ai été chef à mon tour, j’ai reproduit certaines épreuves qu’on pourrait largement qualifier d’humiliantes tout en cherchant aussi à redonner du sens au rituel global. » Tigre, 2003

«  Quelques années plus tard, alors que j’avais arrêté le scoutisme, je me suis questionné sur ces pratiques et j’en ai été gêné ! Tout m’est revenu en pleine figure et je me suis dit que ces pratiques dataient d’un autre âge et devaient disparaitre. J’ai 3 enfants qui fréquentent la même troupe et ils ont été totémisés eux aussi. Je les ai mis en garde contre certaines dérives. » Panda, 1993

9. Les fédérations ne cherchent pas à nier les faits de violence et mettent en place des dispositifs pour réagir ou anticiper. Mais leur dispositif est incomplet, tardif et la jeunesse des animateurs et le bénévolat limitent la portée de ces actions.

En savoir plus sur les actions menées par les fédérations (et les limites de ces actions).

Des jeunes encadrés par des jeunes

Le scoutisme, en Belgique, a une particularité : les animateurs sont très jeunes. Ils ont le plus souvent entre 17 et 23 ans, alors que dans le modèle anglo-saxon, les scouts sont animés par des parents. Les fédérations de scouts et guides mettent volontiers cette caractéristique en avant pour expliquer l’extraordinaire vitalité du mouvement dans notre pays et sa mise à jour permanente. Les animateurs, qui se voient confier des responsabilités qu’ils n’ont souvent nulle part ailleurs, sont donc également visés par le projet éducatif. Plutôt que de les virer ou de les sanctionner à la moindre dérive, les fédérations préfèrent les responsabiliser, les accompagner, les former. Et cela prend du temps.

Bénévoles à tous les étages

Ce dispositif repose entièrement sur le volontariat. Tant les animateurs qui assistent aux formations que les formateurs sont bénévoles, de même que les staff fédéraux ou régionaux, qui interviennent en cas de problème avéré. Ce dispositif est forcément limité et ne permet pas de toucher tous les groupes concernés.

Formations

Côté Patro, les objectifs d’encadrement sont déjà atteints nous assure Dornaz Beigi, chargée de communication : 50 % des animateurs patros ayant suivi la formation Accompagnateur de Formation en 2023. « Nos formations sont quasi pleines tout le temps. Nous avons un des taux les plus élevés de fréquentation avec environ 1000 participants par an (pour 3500 animateurs). » Depuis deux ans, le cadre de l’engagement doit être signé par les animateurs et animatrices. « On s’est dit que c’était important. »

Idem du côté de la Fédé des Scouts. La présidente Christelle Alexandre parle d’une personne sur trois formée par la Fédé et « la Charte d’Adhésion de l’animateur/trice est très claire et ils doivent à présent la signer, marquer leur adhésion. « Toutes les personnes qui ne le respectent pas, elles sortent. »

Faire remonter le taux d’animateurs formés est «  une priorité du mouvement des Scouts et Guides Pluralistes  », affirme Olivier Hustin, président fédéral. «  On est à 25-30 % de brevetés mais ils ne sont pas répartis proportionnellement ou comme on le voudrait. Principalement parce qu’on n’arrive pas à en organiser assez, on n’arrive pas à combler la demande. »

Impuissance

Malgré ces efforts réels, dans toutes les fédérations, il demeure un sentiment d’impuissance face aux faits de violence. La présidente des Scouts évoque sur son mur Facebook, en octobre 2022, la rencontre avec une mère qui voulait lui parler de la totémisation de sa fille. Selon ses propres dires, « son témoignage est déchirant. JAMAIS je ne pourrai tolérer que ce genre de choses soient proposées, et surtout définies comme « activité scoute ». Jamais. » Elle ne précise pas de quoi il s’agit mais évoque de « vieilles habitudes ». Sous le post de la présidente, des dizaines de témoins réagissent.

Extraits :

« Ma fille est restée 2 ans dans une compagnie où elle se plaisait beaucoup. Elle s’y amusait, elle y avait des amies, bref c’était génial. Puis est arrivé le camp d’été et la totémisation… Résultat : dès la rentrée suivante elle n’a plus voulu y aller. Elle a totalement abandonné le scoutisme, où pourtant elle se sentait si bien. »

« J’ai été choqué l’été dernier, des pratiques douteuses existent encore. J’avais rassuré une amie pour sa fille et finalement on en a été réduit à une caricature de totemisation. »

Mais aussi :

« Rendre la totémisation humaine et en faire un jeu/cadeau… C’est ce qu’on fait déjà, non ? »

Dans ce témoignage transformé en édito en novembre 2022, sous le titre « Tot’: le changement, c’est maintenant », la Présidente ajoute qu’il y a de nombreux enfants qui quittent les mouvements de jeunesse entre les sections « louveteaux » (jusqu’à 12 ans) et « éclaireurs » (ou scouts, à partir de 12 ans), à cause de la totémisation. Selon elles, les chiffres sont « affolants ».

Des avancées récentes

Depuis le lancement de notre enquête et sans forcément faire de lien avec celle-ci, la fédération des Scouts a mis en place plusieurs outils pour permettre le signalement des abus commis lors des camps.

Le site https://lesscouts.be/ a été complètement revu. « InternetArchive », une bibliothèque des millions de sites recensés depuis 1996, a identifié une sauvegarde du site des Scouts en octobre 2022. La page « Scout safe place » a été sauvée une première fois le 23 mai 2023.

Par ailleurs, un robot-hibou répond aux questions des internautes. En avril 2023, Médor le teste en lui écrivant ce message : «  J’ai vécu pas mal de violences lors d’un camp scout, Où puis-je témoigner ?  » Il bottait en touche. À la même question, deux mois plus tard, il renseigne un formulaire.

Les choses avancent.

Sans titre

10. Certaines unités ont réussi à opérer un changement de culture pour mettre en place des rapports bienveillants et respectueux, par exemple durant les totémisations.

En savoir plus sur le changement.

L’article « C’est parce que j’adore mon unité scoute que j’ai voulu la changer » met le focus sur une de ces unités qui a réussi à transformer ses pratiques et traditions pour endiguer des faits de violences et «  permettre à tous et toutes de se sentir plus à l’aise  ». Notamment en intégrant le consentement à la totémisation.

Okapi et Coati expliquent que ces changements ont été relativement rapides. Une fois que la mise en compétition, certains jeux brutaux et les systèmes de hiérarchisation ont été évacués, une atmosphère plus saine a régné sur le camp. Mais qu’ils ont été suivis par un «  élan réactionnaire  », c’est-à-dire des scouts qui réclamaient le retour de la tradition. Ce phénomène a été évoqué à plusieurs reprises dans les témoignages reçus.

Après deux années en tant qu’animatrice et après avoir suivi tous les modules de formation, Okapi décide d’endosser le rôle de responsable d’unité pour poursuivre le travail. Ces responsables jouent un rôle déterminant. Ils sont chargés d’encadrer les animateurs et l’unité ainsi que faire le lien avec la fédération. En créant un dialogue avec les jeunes animateurs, en insistant sur ces formations, ils peuvent faire percoler les valeurs scoutes. Car, sur le terrain, loin des fédérations et de leur message de bienveillance, ce sont les traditions locales des unités qui prévalent.

Médor a eu l’occasion d’entendre les fédérations sur leurs formations et de se pencher sur leurs contenus. Celles-ci sont complètes, bien ficelées et s’attellent à des enjeux ciblés (stratégie du changement, vie relationnelle affective et sexuelle, attitudes adaptées et stratégies d’intervention..) avec des outils concrets (objectifs opérationnels, balises pour l’animation scoute, supports ludiques et médiatiques…) adaptés pour les animateurs (trois niveaux : T1, T2 puis T3) ou les équipes d’unités.

Faire remonter le taux d’animateurs formés est une priorité pour tous les mouvements rencontrés. La question de l’obligation de la formation se pose mais avec des approches et attentes différentes. Les fédérations considèrent qu’elles ne sont pas un organe de contrôle et ne peuvent pas l’imposer à des bénévoles. Pour Olivier Servais, historien et anthropologue (UcL) qui a collaboré à l’ouvrage « Scouts, Guides, Patros. En marge ou en marche ? » (Bruxelles, Luc Pire, 2007) : «  pas de totémisation tant que les staffs ne sont pas formés. Et la question des rites de passage devrait être un impératif des formation prioritaire. Pour voir émerger un rituel qui soit porteur, innovant, créatif, bienveillant. »

En réaction à notre enquête

Les principales fédérations contactées ont accepté de nous rencontrer et se sont montrées concernées par la problématique des violences.

La fédération des Scouts et Guides Pluralistes a relayé notre appel à témoignages en avril 2023. « La remise en question fait partie du chemin » écrit Olivier Hustin, Président fédéral.

La Fédé des Scouts n’a fait qu’évoquer notre démarche mais a posé des actes concrets. Elle a accéléré la sortie d’une campagne « Scout place safe place », un courrier sur la totémisation va sortir avant les camps, un formulaire de signalement est à présent en place, un dossier « bientraitance » devant sortir en septembre a été avancé au mois de juin. Toutes ces mesures sont annoncées dans l’édito de juin 2023 de la présidente Christelle Alexandre. C’est son dernier message en tant que présidente, rôle qu’elle quitte cette année.

11. Quelles pistes concrètes d’amélioration  ?

En savoir plus.

  • Instaurer des canaux de paroles, facilement accessibles, dans et en dehors des groupes. Cela peut être un numéro vert ou un Instagram, un formulaire web à remplir (comme la Fédé des Scouts vient de mettre en place), une personne identifiée lors du camp comme médiatrice tenue par la confidentialité, etc. Cette prise de parole pourrait aussi se passer après le camp. Pour Bruno Humbeeck, il est indispensable de créer, au niveau des groupes, des espaces de paroles régulés, où chacun puisse exprimer ses émotions. Et que celles-ci soient prises en compte. Si quelqu’un est triste avec son totem, il faut pouvoir lui dire : OK, tu peux changer. Si un jeune a eu peur, il faut l’entendre et ne pas lui répondre : “mais c’est rien, c’était pour rire”. Parce que ce qui est drôle pour l’un sera peut-être insupportable pour l’autre.

Saïmiri nous écrit : «  Des chefs se sont un jour moqués de moi devant la troupe entière. Tout le monde a ri. C’était il y a quinze ans mais ce souvenir me tord le ventre aujourd’hui encore. J’ai très peu parlé du harcèlement que j’ai subi chez les scouts. La honte, d’une part, m’en a empêché. Mais la minimisation de ce que j’ai vécu aussi. « Oh mais tu as du tomber sur des cons. C’est si beau le scoutisme, ce n’est pas comme ça partout. »

  • Inviter à raconter la totémisation. Pour la fédération des Scouts, le secret de la totémisation n’a pas lieu d’être. Une manière pour mettre fin au silence serait de mettre en récit régulièrement des totémisations, d’expliquer précisément ce qu’il s’y est passé. La Fédération pourrait par sa voix montrer que la totémisation peut être racontée.
  • Mettre la totémisation en pause. Selon un ancien formateur, « si depuis 1950, les fédérations tentent d’éradiquer le problème sans succès, elles doivent arriver à la conclusion qui s’impose : la seule solution pour arrêter les traditions négatives est d’interdire pendant dix ans la totémisation, afin d’effacer l’héritage négatif et l’inertie qui l’accompagne pour ensuite partir sur de bonnes bases ».
  • Accepter le rite et le secret mais les encadrer par des formations obligatoires, avance Olivier Servais, historien et anthropologue (UcL) : « Concernant la question de la totémisation, à l’image des baptêmes étudiants, il y a une vraie nécessité de formation et de cadre, mais négociés, pas imposés. Si on impose, on va ‘latéraliser’ les pratiques, elles iront ailleurs. Si on forme et négocie le cadre, avec des aspects non-négociables évidemment, on peut être beaucoup plus efficaces, on peut générer des portes de créativité, des pistes plus fructueuses, des pratiques inventives, où l’on forme avant tout aux valeurs sous-jacentes ce qui permet une distanciation avec la tradition, alors que les logiques d’interdiction bloquent de facto l’accès et le contrôle aux pratiques. Souvent la tradition n’est jamais mobilisée que pour maintenir un conservatisme. Et quand on est incapable de se réapproprier le rite, on répète la tradition de manière encore plus forte et radicale. Pour Michel de Certeau, une tradition est morte si elle n’est pas perpétuellement réinventée. »

Concernant le secret, «  la question n’est pas de savoir s’il faut le maintenir ou pas, mais de savoir qui sont les garants de l’esprit où les choses se passent. Le secret peut générer un esprit communautaire ou protéger les auteurs de leurs dérives. Ce qui compte, c’est le cadre rituel organisé. Si le rite est réservé à certaines personnes, s’il est caché, il doit se mener avec la vigilance d’un garant. S’il n’y a pas de garantie que les choses se passent bien, cela devient problématique. Mais tenons compte que l’adolescence est l’âge où on veut ne pas tout partager avec les parents. C’est fondamental pour cette tranche d’âge.

Un cadre rituel organisé est selon moi indispensable. Dès les années 2000, les Scouts Pluralistes avait publié un manuel pour développer les dimensions spirituelles dans le scoutisme, un genre de guide posant un cadre pour déployer les valeurs. Car l’élément clé est la formation. 99 % des animateurs scouts sont bénévoles. Pour moi, typiquement, il n’y a pas de totémisation tant que les staffs ne sont pas formés. Et la question des rites de passage devrait être un impératif des formations prioritaires. Pour voir émerger un rituel qui soit porteur, innovant, créatif, bienveillant.

Cet article conclut une grande enquête participative, mêlant mur de témoignages, articles par épisodes et rencontres publiques. Découvrez-la dans son entièreté sur medor.coop/scouts.

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  1. https://journals.openedition.org/belgeo/12295

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