Sciés, les scieurs

Épisode 3/3

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Pia-Mélissa Laroche.

Qu’y a-t-il derrière nos planchers, nos boîtes de camembert, nos plaques de contreplaqué ? Bien souvent, du bois qui a fait le tour du monde (voir épisodes 1 et 2). Mais, en Belgique, quelques artisans de la découpe et de la transformation tentent de valoriser le bois local.

Morville (Florennes). On est loin des géants industriels de Shanghai ou de Bombay. Le grognement de la trancheuse à bois est le seul bruit qui résonne au milieu du petit village namurois.

Enfoncé dans sa chaise de bureau, Martial Camps, le patron de la scierie Camps, est plutôt pessimiste par rapport à la concurrence asiatique dans le marché du bois. «  Si la situation n’évolue pas, j’ai un pronostic vital très faible pour les scieries wallonnes. On fera autre chose, mais c’est un savoir-faire qui risque de s’évaporer. »

Il y a 50 ans, chaque village avait sa propre scierie familiale en Belgique. La moitié d’entre elles a disparu. Ce sont des grandes entreprises industrielles, comme celle du groupe luxembourgeois Fruytier située à Marche-en-Famenne, qui ont pris leur place.

La Région wallonne a soutenu cette industrialisation. «  Sa volonté de l’époque était de jouer dans la cour des grands. Pour ça, il fallait passer au-delà du stade artisanal  », explique Eugène Bays, responsable veille à l’Office économique wallon du bois (OEWB).

Les scieries industrielles scient surtout du sapin, car sa transformation est très automatisée. Le sciage de bois feuillu comme le chêne, le hêtre ou le peuplier, demande plus de main d’œuvre. C’est donc devenu l’affaire d’une petite poignée de résistants en Belgique.

Garder le tronc solide

Martial Camps a repris l’activité familiale spécialisée dans le sciage du chêne il y a une vingtaine d’années. Mais pour lui, si la Région wallonne ne fait rien pour sauver les petites scieries, l’Asie risque d’effacer la filière bois du paysage belge. « Ils assèchent le secteur côté européen. Et quand ça n’existera plus en Europe, eh bien on sera obligés de passer par eux ».

Cette inquiétude est partagée par la plupart des scieurs belges. À Etalle, dans un coin perdu de la province du Luxembourg où on croise surtout des camions chargés de troncs d’arbres, Romain Troquet n’est pas dupe. « Il ne faut pas rêver hein, la Chine a des forêts aussi. C’est parce qu’ils ont tout coupé, c’est pour ça qu’ils viennent ici. Ce n’est pas pour nous faire plaisir. Mais leurs forêts repoussent, ils vont commencer à les ré-exploiter. Et le jour où ils n’auront plus besoin de notre bois, tous les exploitants, les propriétaires forestiers, l’état, les communes, ils feront quoi avec le bois ? »

Romain Troquet ne compte pas attendre les pouvoirs publics pour s’attaquer au changement. Ce jeune Ardennais a arrêté ses études de droit pour devenir ouvrier. Il est maintenant à la tête de Scidus, une société innovante dans le secteur du bois.

Il déambule avec son labrador brun parmi les sciures, les copeaux et les panneaux. «  Ça, c’est pour la future terrasse de la ville de Bruxelles  », dit-il en pointant du doigt un tas de planches en bois. L’entreprise a décidé d’agir avant qu’il ne soit trop tard.

Il y a 5 ans, les patrons ont investi dans deux fours gigantesques qui servent à chauffer le bois pour le rendre plus robuste. Cette technologie leur permet de fabriquer du bardage en peuplier, qui est meilleur marché (55€/m2) que le hêtre (65€/m2) ou le chêne.

Romain Troquet espère inspirer d’autres acteurs de la transformation locale. «  Notre objectif c’est de montrer l’exemple. On veut prouver que c’est possible. Moi je suis pour avoir de la concurrence. Mais pour le moment, je n’en ai pas ».

Du peuplier en rayon

De l’ossature bois au plancher, à la terrasse, aux escaliers, au mobilier en bois… Si la transformation locale se fait rare, la demande est, en revanche, bien réelle. La famille Camps, par exemple, vend environ 95 % de sa production en Belgique. Même chose pour Scidus.

Les consommateurs belges continuent de se tourner vers le bois local, ce qui permet de faire survivre les scieries restantes et de sauver un certain nombre d’arbres du circuit international.

Mais le bois local est en concurrence avec l’offre grandissante des magasins de bricolage et de construction. Parquet en chêne Made in Germany, bardage en cèdre du Canada. De plus en plus d’articles en bois portent des labels comme FSC (Forest Stewardship Council) ou PEFC (Programme de Reconnaissance de Systèmes de Certification Forestière). Cette certification garantit une gestion de la forêt et une production du bois durables mais pas une transformation locale.

Il reste un flou immense derrière les petits objets en bois vendus dans les grandes surfaces comme les allumettes, les bâtonnets de glace ou les boîtes de camembert. À base de quel bois sont-ils fabriqués ? Où ont-ils été transformés ? Quel trajet ont-ils parcouru pour atterrir ici ?

Pour Stéphane Justin, coordinateur de projets chez FSC, il serait théoriquement possible de remonter la chaîne de traçabilité de maillon en maillon. Mais en pratique, «  cela sous-entendrait d’avoir pour chaque maillon de cette chaîne, le nom du fournisseur FSC en amont, en lien avec le produit  : fastidieux et certainement confidentiel  ».

En d’autres termes, même si un paquet d’allumettes vendu en supermarché est certifié par un label, difficile de connaître la provenance du bois et le pays où elles ont été fabriquées.

Jean Marquebreuck fouille dans sa réserve de boîtes Union Match poussiéreuses, du temps où il travaillait à l’usine de Grammont (voir épisode 1). Il sort une allumette et la gratte contre le paquet, puis porte la flamme à la tige d’une bougie. Le bâtonnet en peuplier se consume, reste d’une industrie locale partie en fumée.

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