Des tonnes de peupliers en boîte

Épisode 1/3

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Pia-Mélissa Laroche.

Il fut un temps où la Belgique transformait ses peupliers en allumettes. Aujourd’hui, les usines ont toutes été délocalisées dans des pays où la main d’œuvre est bon marché. Le bois est transporté à l’étranger pour nous revenir ensuite sous forme de palettes, cagettes de fruits ou boîtes de camembert. Cette semaine, Médor s’intéresse au peuplier belge, un business local victime de la mondialisation.

Août 1962. La cheminée crache sa fumée noire. L’herbe est verdoyante, coupée à ras. La rivière scintille sous le soleil brûlant. Un jeune homme est posté sur le pont qui surplombe la Dendre. Il admire le défilé des péniches chargées de troncs de peupliers.

Bientôt, les machines de l’usine transformeront ces arbres en bâtonnets qui ne pèseront pas plus d’un gramme. Elles rempliront des petites boîtes en carton noir-jaune-rouge d’allumettes Made in Belgium flanquées des lettres carrées « UNION MATCH ».

Il enfourche son vélo et pédale à travers les bâtiments en briques rouges de la fabrique d’allumettes de Grammont (Flandre Orientale).

Les images du passé défilent dans la tête de Jean Marquebreuck et sa femme, Régine Roels. Ces deux octogénaires ont travaillé pendant près de vingt ans pour la direction suédoise de l’entreprise allumettière. L’un était garçon de course, l’autre secrétaire.

Ils marchent lentement dans le sol boueux de cet ancien site industriel, à la frontière du Hainaut. Leurs yeux sont humides. Ils regardent les vitres cassées et les murs délavés, les morceaux de tôle qui traînent par terre. «  Ça fait mal au cœur, c’était une usine très moderne, chic et propre. Tout a bien changé  ».

La fin d’un âge d’or

En 1913, le Belge craque en moyenne 8 allumettes par jour, soit environ un paquet par semaine. L’industrie allumettière tourne à plein régime dans tout le pays pour répondre à la demande.

Le site de Grammont produit à lui seul près d’un million et demi de boîtes par jour. Avec ses quinze usines, la Belgique suit alors de près la patronne des allumettiers de l’époque, la Suède.

Le secteur entame des recherches après la deuxième guerre mondiale pour améliorer la productivité du bois utilisé dans la fabrication d’allumettes. Au terme de nombreux croisements, un chercheur flamand du nom de Vic Steenackers développe une espèce de peuplier ultra-performante qui résiste aux maladies, se propage et grandit rapidement.

Cette variété atteint sa taille adulte après 20 ans, alors que le hêtre et le chêne ont besoin d’au moins 70-80 ans. Une aubaine pour les industriels. L’Union Allumettière loue des centaines d’hectares de terrains humides pour y faire pousser des peupliers en Flandre Orientale, autour de Bruxelles, dans le Limbourg et le Hainaut.

Mais le déclin de l’industrie allumettière fut aussi fulgurant que son ascension en Belgique. Jean et Régine se remémorent le luxe de l’entreprise « à la suédoise », avec son sauna, sa piscine, son terrain de tennis et ses villas. Le souper annuel avec tous les employés à l’Hôtel Métropole de Bruxelles. Puis les économies, les grèves et les licenciements.

L’usine de Grammont, surnommée la « capitale de l’allumette » belge, employait plus de 1500 personnes. En 1998, elle ferme définitivement ses portes. En cause, la concurrence du briquet et des pays où la main d’œuvre est moins chère. Les machines sont transportées à l’étranger. La production est délocalisée au Brésil, au Maroc, en Égypte ou en Inde.

Les peupliers, eux, n’ont pas bougé d’une branche. En termes de superficie, la Belgique est aujourd’hui largement devancée par d’autres pays européens comme la France, l’Italie, la Hongrie et la Roumanie. La plupart des plantations se trouvent maintenant en Flandre. Mais il reste quelques passionnés de populiculture wallons.

« Propriété privée »

À 50km de Grammont, en province de Hainaut, François Deterck franchit la barrière de sa propriété de presque 150 hectares. Elle fait partie des terrains en Belgique où le peuplier est le seul arbre à pousser. Le paysage est dominé par des allées d’arbres rectilignes à perte de vue.

«  On va en planter 500 la semaine prochaine  ». Le propriétaire pointe du doigt un tas d’arbustes sur le bord du chemin. Deux hommes, une machine pour faire un trou assez profond et quelques jours suffiront à les mettre en terre.

Depuis tout petit, cet ingénieur de gestion a appris à gérer la peupleraie avec son papa. Il est devenu président du centre de populiculture du Hainaut.

Il a aussi repris l’entreprise familiale de négoce en bois, qui s’occupe d’acheter des arbres à d’autres propriétaires pour les revendre. Souvent en Afrique du Nord ou en Asie.

«  Je livrais à Courtai ou Bavay (Nord de la France). Mais les usines ferment une à une. Ici, il n’y a pas suffisamment d’usines qui consomment du peuplier donc il y a une surproduction pour laquelle il faut bien des débouchés. ».

À l’autre bout du monde, ses arbres sont transformés en cagettes de fruits et légumes, en boîtes de camembert, en palettes, ou en panneaux de contreplaqué. Des objets en bois vendus en masse dans les rayons de nos supermarchés et magasins de bricolage, mais que la Belgique ne produit plus.

Plus loin, moins cher

Pourtant, la demande en peuplier est très forte dans des pays européens comme la France, l’Espagne ou l’Italie. Mais le transport en bateau est tellement bon marché qu’il est plus intéressant d’exporter les arbres sur d’autres continents.

«  C’est la proximité du port d’Anvers qui crée une concurrence avec les usines qui sont un peu plus loin, poursuit François Deterck. Je vends à des grossistes qui ont des commandes très importantes à l’exportation. Sur un mois, ils peuvent envoyer 1000 conteneurs. Donc ils ont des prix de transport plus faibles, des prix d’assurance maritimes plus faibles aussi ». Voilà pourquoi les troncs de peuplier sont passés de la boîte d’allumette au conteneur.

Monsieur Deterck n’est pas le seul à vendre ses arbres à des acheteurs étrangers. La pratique est devenue monnaie courante sur le marché du bois belge, tant pour les propriétaires privés que les communes. Et aussi bien pour le peuplier que pour le chêne ou le hêtre.

Dans le prochaine épisode, Médor vous fait découvrir les rouages de ce commerce qui n’a pas lieu en forêt, mais dans les salles de vente aux enchères et les ports internationaux.

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