Comment réagit la Justice (pour maintenir l’illusion) ?

Episode 3/3

Ces cinq dernières années, la Justice belge semble avoir baissé encore son niveau d’exigence en matière de criminalité organisée. La transaction pénale devient la norme. Stéphane Moreau en joue à intervalles réguliers. À terme, il pourra indiquer que sa culpabilité n’a jamais pu être établie dans les 40 dossiers liégeois qui mobilisent des dizaines d’enquêteurs et des moyens importants.

Quand, il y a vingt-cinq ans déjà, la justice belge a osé mettre en cause la direction des deux partis socialistes, le secrétaire général de l’Otan et une série de hauts fonctionnaires, en jetant les bases du retentissant procès de corruption Agusta/Dassault, les journaux de l’époque se sont remplis d’analyses relatives au « choc des pouvoirs ». Le pouvoir judiciaire osait défier l’exécutif. De hauts magistrats comme la présidente de la Cour de cassation, Éliane Liekendael, première femme à accéder au sommet de la pyramide, ont été critiqués pour leur « attitude revancharde ».

À l’époque, les partis politiques nommaient encore les juges et les top managers censés faire tourner les tribunaux. Les gouvernements privaient l’institution judiciaire de moyens financiers et humains. Déjà ! Dès lors, la Justice aurait fait la leçon au monde politique en condamnant quelques dirigeants au sommet de leur carrière. Une femme matant un homme, encore bien. Eliane Liekendael avait sanctionné le socialiste Guy Spitaels. « Dieu », comme le représentaient les caricaturistes de presse.

Découragés

L’image est complètement dépassée. Censé drainer vers lui les gros dossiers judiciaires, le parquet fédéral manque d’envergure et d’autorité, aux yeux de nombreux spécialistes. Découragés de ne pouvoir mener à terme, dans des délais raisonnables, les grandes affaires politico-financières, les maillons essentiels de la lutte contre la criminalité en col blanc – juges d’instruction en tandem avec des chefs d’équipes de policiers spécialisés, procureurs généraux et présidents de tribunaux – réagissent comme ils le peuvent :

  1. En baissant les bras. Des lieux judiciaires comme la 20ème chambre de la Cour d’appel de Bruxelles trainent une réputation épouvantable. Le verdict y est souvent la prescription.
  2. En prêchant dans le désert, à l’instar du juge d’instruction financier Michel Claise : « Nous sommes dans un pays corrompu, c’est quelque chose d’épouvantable. »
  3. En hésitant sur la stratégie. Quand un consortium de journalistes efficaces a sorti, il y a deux ans, les « Dubaï Papers », le parquet fédéral aurait pu citer directement devant un tribunal une série de contribuables pour lesquels existaient des documents démontrant leur fraude fiscale. C’est une latitude rapide offerte par le Code pénal. Mais le dossier a finalement été mis à l’instruction et on est parti pour dix ans de procédure. En France, les premières condamnations sont tombées en septembre 2021.
  4. En négociant avec les prévenus. On va développer ce point. Depuis que la transaction pénale a été élargie à la criminalité financière, en 2011, elle s’est imposée comme l’arme de dernier recours : frapper au portefeuille plutôt que juger et condamner. Est-ce une bonne chose, vraiment ?
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Laetitia Gendre. CC BY-NC-SA

Payez et disparaissez !

Au sein de la haute magistrature et à la tête des équipes d’enquêteurs, le doute qui subsistait il y a dix ou cinq ans est levé. Il faut transiger avec les délinquants en col blanc, quels qu’ils soient. Voici comment :

  • Des lois fédérales adoptées en 2011 ont élargi le champ d’application de la transaction pénale.
  • Ce principe populaire dans les pays anglo-saxons permet à un procureur du Roi (responsable d’un parquet territorial) de stopper des poursuites.
  • Les personnes ou les organismes mis en cause acquittent alors une somme d’argent pour se racheter une conduite. Leurs ennuis judiciaires prennent fin de manière instantanée. Pas de procès public, ni de mention au casier judiciaire.
  • Avant 2011, les vols, les agressions, les infractions pénales dont la peine maximale était de cinq ans pouvaient bénéficier de cette latitude. Pas la délinquance financière. Depuis 2011, la transaction pénale s’applique également aux cas de fraude, corruption ou escroquerie. Les premiers à en bénéficier ont été les hommes d’affaires kazakhs Patokh Chodiev et consorts (dossier dit du « Kazakhgate ») et des diamantaires anversois (comme Omega Diamonds) impliqués dans de nombreuses fraudes potentielles.
  • La transaction pénale n’est pas encadrée avec précision par la loi. Il n’y a aucun barème à appliquer dans tel ou tel cas. Chaque négociation est différente.
  • La transaction n’est pas transparente. Ni les parlementaires, ni les journalistes n’ont accès au contenu des sanctions négociées. Une fois par an, le Parlement reçoit une liste globale du nombre de transactions pénales intervenues dans les différentes juridictions. Les montants et les noms sont gommés de ce document.
  • Cette négociation peut intervenir à tout moment de la procédure. Même après un procès en 1ère instance (devant un tribunal correctionnel). Imaginons la firme X, condamnée pour blanchiment d’argent. Au lieu de se pourvoir en appel, elle peut ouvrir son portefeuille et… blanchir sa sanction.
  • Il s’agit en fait d’une manière d’éviter le fiasco quand les procédures judiciaires s’éternisent.
  • On reproche forcément à la transaction pénale de renforcer la « justice de classe » : il faut les moyens pour négocier.

845 % d’augmentation !

À son entrée en vigueur, la transaction élargie a suscité la méfiance auprès de nombreux magistrats spécialisés. Ce qu’ils estimaient, en résumé : « Si un ministre est accusé gravement, par exemple, et que les médias exposent ce cas pendant plusieurs années, il est logique de permettre à l’opinion publique, aux contribuables, d’obtenir des explications au sein du lieu prévu pour ça : un palais de Justice. Ça a une valeur thérapeutique. C’est sain pour notre démocratie. Les arguments des différentes parties peuvent ainsi être exposés en prenant le temps pour ça. Puis, un trio de juges tranche et les possibilités de recours peuvent être mobilisées. »

Les mêmes ont changé d’avis : « Le pire, c’est la prescription ou le dépassement du délai raisonnable, dix, quinze ou vingt ans après les infractions. On perd tout. On a fait tout ça pour rien. On a dépensé l’argent de la collectivité, commente une magistrate expérimentée. Au moins avec la transaction, on récupère un peu d’argent. »

Un seul chiffre pour illustrer le succès des transactions pénales : de 2011 à 2020, elles ont augmenté de 845 %. Vous avez bien lu.

« Rien à me reprocher »

La transaction pénale n’est assortie d’aucune reconnaissance de culpabilité.

Elle n’apparaît pas au casier judiciaire de la personne ou de la société mise en cause, donc. En toute discrétion, l’ancien bourgmestre socialiste d’Ans, Stéphane Moreau, a accepté de payer une transaction dans un petit dossier parmi la quarantaine que le parquet de Liège a ouverte à son encontre ou à celle de ses adjoints (rappelons qu’ils sont présumés innocents).

C’était début 2020. Cela concernait des irrégularités commises - faux et usage de faux, détournement d’argent, prise d’intérêts - au sein d’une société de logements sociaux dans la commune d’Ans. On n’a jamais su le montant exact de cette transaction pénale, ni sa justification.

L’encre à peine sèche, lui et ses avocats ont poursuivi leur travail de sape consistant à noyer la justice sous les demandes de devoirs complémentaires et les intimidations diverses et variées. Puis, à la mi-décembre 2020, Le Vif/L’Express annonçait sur son site internet la conclusion d’une autre transaction pénale dans un dossier plus lourd, relatif cette fois à la gestion de fonds de pension, où les affiliés de l’intercommunale Tecteo (devenue Nethys) ont été spoliés de leur cagnotte.

Même opacité sur le montant et la nature exacte de l’accord et aucune acte public de contrition de l’intéressé.

À terme, Stéphane Moreau pourra toujours déclarer que la Justice l’a harcelé, poursuivi à tort et qu’elle n’a jamais pu établir la preuve formelle d’une quelconque faute grave ou même d’une responsabilité politique ou morale dans la montagne d’accusations à son encontre.

Les questions de Médor : tous les mois une nouvelle enquête, en 3 épisodes. Les publications se font les mardi, jeudi et vendredi de la 3ème semaine, à 11h. Gardez les yeux ouverts.

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  1. Willy Claes et les trois Guy, Spitaels, Coëme et Mathot, respectivement président du PS, ministre socialiste de la Défense et patron officieux de la fédération liégeoise du PS.

  2. La Libre Belgique, 29 septembre 2021

  3. Deux dirigeants d’entreprise épinglés par ces Dubaï Papers ont été condamnés à neuf mois de prison avec sursis.

  4. Dernier exemple en date : en octobre, le transporteur routier Jost a accepté une transaction pénale alors que dans ce dossier, les autorités judiciaires ont toujours affirmé qu’elles avaient récolté de quoi organiser un procès « exemplaire », détricotant les mécanismes d’un dumping social réellement institutionnalisé. Des cas comme Jost, on pourrait en aligner des dizaines, si le décompte en était fait de manière transparente par le Collège des procureurs généraux, le parquet fédéral ou le ministre de la Justice. Une exception notable : le dossier de corruption Duferco/Kubla devrait finalement déboucher sur un vrai procès. La firme sidérurgique Duferco a échoué dans sa volonté de négocier une transaction raisonnable à ses yeux. En mars 2021, la Chambre des mises en accusation de Bruxelles a décidé son renvoi devant un tribunal correctionnel, au même titre que l’ex-ministre wallon de l’Economie Serge Kubla. Mais à ce stade, aucune date de procès ne semble avoir été fixée. D’ici là, une transaction surprise peut toujours stopper la machine.

  5. En 2010, la France sous le président Nicolas Sarkozy s’apprête à favoriser la signature d’un contrat d’armement avec le Kazakhstan, une ancienne république soviétique. Le président kazakh y met une condition. Il voudrait que Sarkozy fasse jouer ses relations en Belgique pour stopper les ennuis judiciaires de trois affairistes amis, dont Patokh Chodiev, établi sur notre territoire. Ceux-ci sont poursuivis pour fraude fiscale et corruption dans un vieux dossier. Ça matche : la Belgique élargit sa loi de transaction au printemps 2011. Chodiev s’en tire avec l’équivalent d’une amende.

  6. Le plus explicite était le procureur général de Liège Christian De Valkeneer.

  7. Source : Collège du ministère public, avril 2021

  8. Il y a bien une mention au casier judiciaire « interne » de la personne morale ou physique qui signe la transaction, indique un magistrat. Mais ceci n’a aucun impact réelle sur la vie publique - ou celle des affaires - de la personne en question. Ex : une firme ayant négocié une transaction pénale peut continuer à concourir pour un marché public.

  9. Au total, sur les quatre transactions pénales conclues à cette date, le journaliste David Leloup évaluait à environ 400 000 euros les sommes payées par Stéphane Moreau au début de l’année 2021 (Le Vif/L’Express, 4 février 2021).

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