Presse belge à l’encre de Chine
Les médias belges et le pouvoir chinois
LN24 entame un partenariat avec un organe de la propagande chinoise. Ce n’est pas le premier média belge à franchir cette grande muraille déontologique. Et plus cela ressemble à de l’info, plus la Chine aime.
C’est une vidéo qui a beaucoup tourné entre journalistes. Elle a été diffusée en janvier 2025 sur le compte YouTube de CGTN, pour China Global Television Network. On y voit Denis Pierrard, directeur du pôle audiovisuel du groupe IPM (LN24, La Libre, La DH,…), parler dans un micro LN24. Derrière lui, un visuel montre la Grand-Place de Bruxelles, flanqué de décors de Noël et de deux grands logos LN24.
« Bonjour à toutes et à tous, je suis presque sur la Grand-Place de Bruxelles pour vous souhaiter une bonne année du serpent à toute l’équipe de CGTN. Il paraît que le serpent, dans la culture chinoise, est synonyme d’intuition, de sagesse, de réflexion. Ce sont autant de qualités que j’ai rencontrées dans les équipes de CGTN. Nous avons rencontré une équipe de gens motivés, dynamiques, créatifs. Nous pensons qu’aller à la rencontre de l’autre permet de mieux le connaître. »
De quoi parle Denis Pierrard ? Et qui sont ces brillantes personnes de CGTN ?
Front uni
Le China Global Television Network (CGTN) est un organe de propagande du Parti communiste chinois. CGTN explique entre autres que la Chine a libéré la région autonome du Xizang (comprenez le Tibet) d’un système féodal pour ouvrir le début d’une aire de liberté et de progrès. Il diffuse in extenso des conférences du Parti communiste ou dément le travail forcé des Ouïghours au Xinjiang révélé par la BBC. Bref, une équipe de gens motivés, dynamiques, et surtout « créatifs ».
LN24 diffuse, contre rétribution, des émissions permettant de découvrir toute la richesse culturelle chinoise. L’émission « Regard sur la Chine » propose des reportages de CGTN et les complète avec des invités sur le plateau de LN24.
Thierry Kellner, sinologue et professeur à l’ULB, éclaire ces relations entre les médias occidentaux et la Chine : « CGTN, comme d’autres médias chinois, participe à l’objectif du Parti-État qui est de diffuser sa narration, son discours officiel. » Thierry Kellner évoque la stratégie dite du « front uni », des opérations d’influence que le président Xi Jinping a relancées depuis qu’il est au pouvoir. « Ce concept remonte à Lénine, qui l’avait défini en 1920. Étroitement lié à l’histoire du communisme chinois, il est considéré par le PCC comme une “arme magique”, un “talisman”, puisque Mao Zedong lui attribuait un rôle majeur dans sa victoire contre les nationalistes en 1949. »
Que Mao se promène dans nos médias n’est pas une première en Belgique.
Le grand soir ?
En novembre 2018, une publication du Soir fait bondir six associations de défense des droits humains. Dans le quotidien, une double page publicitaire « Focus Belgique-Chine » explique en effet les bienfaits des relations entre les deux pays. Mimant un article de presse, elle est identifiée dans la double page comme étant produite par l’agence de presse chinoise Xinhua.
En janvier 2019, une plainte est déposée au Conseil de déontologie journalistique (CDJ). Après examen, le CDJ reconnaîtra la plainte fondée (et donc Le Soir fautif) sur la base de l’article 13 du Code de déontologie (« Les rédactions s’assurent que les messages publicitaires sont présentés de façon à éviter la confusion avec l’information journalistique. ») Bonus dans l’avis : « Le CDJ recommande aux médias de veiller […] à renforcer le cadre qui permet de souligner leur nature publicitaire et leur différence avec le contenu rédactionnel […] »
Message reçu par la direction du Soir ?
En 2024, le quotidien bruxellois publie du contenu rédactionnel issu de China Daily (un autre média du parti communiste). Sous la phrase « Le présent contenu est édité sous la responsabilité de China Daily et n’engage en aucune façon la rédaction du journal », on évoque le retour du marsouin aptère du Yangtsé, la fabrication d’éventails ou encore la prouesse technologique que constitue le pont-tunnel de 24 km de long traversant la mer et reliant Shenzhen et Zhongshan.

Ce type de productions commandées par la Chine côtoie au Soir du contenu journalistique qui, en avril encore, dénonçait les pressions du régime chinois sur les opposants à l’étranger.
Dans une série « Pourquoi » où Le Soir répond à des questions de son lectorat, la rédaction admet que « des contenus publicitaires touristiques produits par la Chine sont encore sporadiquement publiés […] », mais précise qu’« occasionnellement, des publicités sont refusées, car leurs contenus sont en contradiction flagrante avec la ligne éditoriale ».
« Notre politique commerciale vise bien évidemment à avoir une cohérence entre les valeurs portées par nos médias et les messages publicitaires que nous publions », explique Bernard Marchant, patron du groupe Rossel (dont Le Soir fait partie). « À ce titre, notre approche n’est pas “idéologique”, mais pragmatique. Nous tenons compte des faits et réalités géopolitiques et bien évidemment du message/contenu publié. »
Bingo pour la Chine, selon Thierry Kellner (ULB). « Il s’agit de diffuser – ou de faire diffuser – sa narration. Les articles de China Daily que l’on peut croiser dans nos médias (Le Soir, par exemple) participent de cette logique. C’est évidemment positif de rencontrer l’“autre”, de “dialoguer”, mais ici, l’“autre” que vous rencontrez, c’est la version officielle du pouvoir… Dans ces conditions, l’annonce de ce type de collaboration, même pour des motifs commerciaux, me heurte. C’est très problématique. »
Confusion
Benoît Grevisse, professeur à l’École de journalisme de Louvain (UCLouvain), estime que Le Soir entretient un peu la confusion entre publicité et journalisme. « Mais le cas de LN24 est radicalement différent. » Le contenu y est vraiment présenté comme du journalisme.
Les émissions de LN24 en partenariat avec CGTN ont été diffusées les 19, 20, 21 décembre 2024. À ce moment-là, elles n’étaient pas reprises dans la rubrique « partenariats ». La série « Regard sur la Chine » y aurait été ajoutée seulement vers mars 2025.
De plus, la forme déployée par la chaîne de télévision belge du groupe IPM mime une production journalistique. La série « Regard sur la Chine » ne signale pas la dimension publicitaire du contenu. Elle fait appel à un plateau avec des invités, une journaliste qui anime un débat, l’usage du logo LN24, etc.
Pour Jim Nejman, rédacteur en chef de LN24, cette diffusion n’est pas de son ressort. « Quand on m’a mis au courant, la seule chose que j’ai demandée, c’est : “Est-ce que cela change quelque chose pour nous ?” Rien. » De fait, la rédaction de LN24 ne s’est pas privée de couvrir ces derniers mois les pressions chinoises face à Taïwan. « On a toujours été très critique sur le pouvoir chinois en place. » Cette émission publicitaire ? « C’est du ressort du commercial. La grille 17-23 h dont j’ai la charge n’est pas impactée. »
Ann Vandenplas, qui présente les émissions « Regard sur la Chine », revendique une liberté d’information : « Je ne serais pas très intéressée par un format où nous n’avons pas de liberté. Et ça ne serait d’ailleurs pas intéressant pour le commanditaire. […] Il y a des invités parfois de leur côté, en distanciel, toujours mixés avec des invités belges que nous sommes libres de choisir en fonction de la thématique abordée. »
Une Chine toute propre
Eric Florence est chercheur au Centre d’études de l’ethnicité et des migrations (CEDEM) à l’ULiège et spécialiste de la Chine contemporaine. Il a regardé rapidement les reportages sur LN24 : « Je n’ai pas été étonné de ce que j’ai pu voir. Je reconnais les productions de CGTN, ses images lissées, folklorisantes, avec la mobilisation d’étrangers pour valider cette Chine “propre”, touristique, avec ses minorités ethniques souriantes. Depuis 2003-2012, l’administration, avant même Xi Jinping, mobilise explicitement la notion de “soft power” (ruan shili) formulée par le parti. L’idée est de transformer la perception de la Chine, d’en influencer les représentations. Les produits culturels tels que “Regard sur la Chine” participent à cette logique. »

« C’est du contenu clé sur porte. N’importe quel journaliste sérieux l’identifierait, conclut Benoît Grevisse. D’un point de vue éthique, c’est indéfendable. Il est difficile d’ignorer qui sont ces deux médias chinois ainsi que leurs intentions. Je serais intéressé de voir si et comment le Conseil de déontologie journalistique se prononcerait sur ces questions. Je rappelle que l’auto-saisine est une possibilité. » Ironie du sort, l’actuel président du CDJ est Denis Pierrard.
Celui-ci précise les contours du partenariat entre LN24 et CGTN : « Ce ne sont pas des émissions d’information. La rédaction n’est pas impliquée. Et la forme utilisée est celle que l’on utilise pour toutes nos émissions commerciales, et ce, en accord avec le CSA. »
Afrique-Chine
La Belgique n’est pas la seule cible du soft power chinois. Thierry Kellner et Eric Florence soulignent tous deux les messages de nature anti-occidentale diffusés par CGTN en Afrique. Kellner observe « une volonté de mettre en valeur le système chinois et de décrédibiliser en parallèle le système démocratique. Pour ces raisons, dans des partenariats médias, il faut donc être encore plus attentif ».
La vidéo de Denis Pierrard a d’ailleurs circulé dans des médias africains. Du Togo au Congo en passant par le Tchad ou la Centrafrique, ses vœux ont été relayés par les médias pro-chinois.
« Cela renforce la crédibilité de CGTN, poursuit Benoît Grevisse. Dans des zones d’Afrique francophone où des campagnes anti-France sont menées, qu’un média belge donne une image positive du régime chinois, c’est précieux pour lui. Avec ces vœux, c’est presque une prise de position. C’est assez surprenant et cela ne s’explique que par la grande fragilité économique des médias en Belgique. »
De fait, LN24 est solidement dans le rouge. Pour la seule année 2023, la chaîne enregistre une perte d’exploitation de 4,7 millions d’euros. « La pratique est commune à bon nombre de médias européens, justifie Denis Pierrard. Les difficultés de rentabilité en Belgique francophone sont énormes. Nous essayons de faire de notre mieux. Si j’avais eu assez d’argent, aurais-je fait le partenariat avec CGTN ? Probablement pas. »
Faisons confiance
En 2025, la Chine continuera à diffuser son soft power dans les médias belges (et européens).
Bernard Marchant (Rossel) le confirme : « Oui il y a bien un accord publicitaire avec China Daily sur des matières touristiques et économiques. L’accord 2025 n’est pas encore précisé, mais serait dans le même esprit que 2024. En aucune façon, ces contenus ne traitent de matières politiques. Rossel, de façon générale et en particulier pour la pub, ne “boycotte” pas la Chine, ses produits et services. »
Du côté de LN 24, la collaboration se prolongera également. Cinq émissions sont prévues. L’une – déjà en ligne – évoque les 50 ans de relations sino-européennes, et reviendra sur la visite d’une délégation officielle chinoise auprès des institutions européennes.
Les vœux de Denis Pierrard face caméra étaient explicites : « On espère que dans cette année 2025 et cette année du serpent, nos relations avec CGTN et CCT vont aller en s’amplifiant et vont prendre une nouvelle ampleur et une nouvelle dimension […] Voilà, encore merci et une très très bonne année du serpent à vous toutes et tous. »
Bonne année du serpent.
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Le groupe IPM comprend également Fun Radio, L’Avenir, LN Radio, Paris-Match Belgique, Moustique et Télé Pocket.
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FIDH, International Campaign for Tibet, Ligue des droits humains, Tibetan Community Belgium, Unrepresented Nations and Peoples Organization, World Uyghur Congress.
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L’enquête « China Target » de l’ICIJ (International Consortium of Investigative Journalists).
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Constat fait via WayBackmachine.
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Conseil supérieur de l’audiovisuel.
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China Central Television.
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