19min

D’où vient l’argent ?

Affaire Reynders

L’ancien vice-Premier ministre belge et commissaire européen Didier Reynders s’est fait choper « comme un bleu », en décembre dernier. Selon des sources judiciaires, il doit justifier l’équivalent de 1 million de cash, déposé sur un compte ING ou « investi » en billets de loterie. Perquisitions, suspicion de blanchiment d’argent, puis plus de nouvelles. À l’issue d’une longue enquête, Médor se demande si cet argent ne proviendrait pas, en tout ou en partie, des sommes récoltées, au fil du temps, par Jean-Claude Fontinoy. Cet ancien bras droit de Reynders, jamais condamné, serait une véritable machine à générer du cash.

AFFAIRE_REYNDERS-0
Bravas Graphix. CC BY-NC-ND

Le 3 décembre 2024, la justice belge a plombé les possibilités de reconversion professionnelle du commissaire européen Didier Reynders, chargé de la… Justice et de la Protection de l’État de droit. Il venait d’achever son mandat quand Le Soir et Follow the Money ont fait état de perquisitions – une info qui a fait le tour de l’Europe. Les deux médias ont révélé que le couple, composé par Didier Reynders et l’ancienne magistrate Bernadette Prignon, multipliait l’achat de billets de la Loterie nationale. De 2018 à 2022, l’homme politique achetait ces billets dans une station d’essence proche de leur domicile ucclois. Avant ça, pendant une dizaine d’années, Reynders effectuait selon ces médias de nombreux dépôts en cash sur un compte ING. L’affaire a été mise à l’instruction. Infraction présumée, à ce stade : le blanchiment global de 1 million d’euros.

Pour sauver sa réputation, l’ex-ministre MR ou ses avocats auraient pu très vite apporter les éclaircissements promis quant à l’origine de cet argent. Le fruit d’un ou de plusieurs héritages, d’éventuels bonus salariaux, des revenus locatifs… Désamorcer la bombe, donc, quitte à plaider coupable pour fraude fiscale. Rien de tout ça. Ils ont préféré garder le silence.

Médor l’avait déjà expliqué dans une série d’articles publiés à partir de décembre 2019, et le livre Le Clan Reynders avait enfoncé le clou en avril 2021 : pour comprendre Didier Reynders, il faut s’intéresser à son ex-bras droit Jean-Claude Fontinoy. Mais ça, personne ne l’ose. Parce qu’il fait peur. Parce que ses proches savent qu’il a un dossier sur des dizaines d’amis ou d’adversaires politiques, de magistrats, voire de policiers. Parce qu’il suffirait d’une nuit dans un commissariat pour qu’il balance les petits secrets si compromettants pour d’autres partis. « Pour savoir d’où vient l’argent de Reynders, il faut enquêter sur le tandem Reynders-Fontinoy. À l’Office central pour la répression de la corruption, chacun le sait depuis les perquisitions. Mais qui veut vraiment aller dans cette direction ? », confirme un haut gradé.

Commençons par le début : la rencontre entre Reynders et Fontinoy.

1985–1999 : le pacte secret

À 21 ans, Didier Reynders se fait repérer sur les bancs de l’unif, à Liège, par les dirigeants du Parti réformateur libéral (PRL, aujourd’hui MR). Les « bleus » sont alors dans l’opposition et pour longtemps encore. Afin de faire patienter le brillant étudiant-assistant devenu avocat et chargé de cours, la direction du parti lui offre la présidence de la SNCB, pour ses 28 ans, où il rencontre Jean-Claude Fontinoy. Cet ingénieur aux chemins de fer range sa carte de syndiqué socialiste et joue les courtisans auprès du jeune prodige. Un témoin raconte : « Le président Reynders cochait la liste des entreprises liégeoises à qui il fallait aller présenter les bons vœux. Cette même liste inspirait Fontinoy lors de ses tournées à Liège. Il se vantait de demander aux sociétés ciblées de filer une enveloppe pour la campagne du “petit”. » Précisons que jusqu’au financement public des partis politiques, en 1989, demander de l’argent pour le « petit » Reynders n’était pas un délit.

Pourtant, ces excentricités agaçaient un autre personnage de l’ombre, qui a accompagné Didier Reynders jusqu’aux perquisitions de décembre dernier. Il s’agit de Clarisse Albert, la plus proche collaboratrice de Reynders lorsqu’il était président de la SNCB, ministre, chef de parti, puis commissaire européen. « J’ai toujours eu l’impression que Jean-Claude Fontinoy et elle se détestaient profondément parce qu’ils remplissaient des tâches comparables », complètent des sources internes au parti libéral. Un autre témoin encore fait un saut dans le temps : « Quand nous devions distribuer des tracts à l’effigie de Didier Reynders pendant nos heures de travail à la SNCB, lors des campagnes électorales de 2012 et 2014, c’est Fontinoy qui nous convoquait. Mais Clarisse Albert menait la stratégie. » Psychologue de formation et amie personnelle de l’épouse de Didier Reynders, cette dernière, figure clé du dispositif, siégeait également au titre du quota libéral au conseil d’administration de la RTBF ainsi qu’à celui de la Loterie nationale.

Aidé par ses deux bras droits, Didier Reynders a une vie bien remplie avant d’atteindre les sommets politiques. Il contribue à l’arrivée du TGV à Liège, favorise un deal critiquable avec les socialistes wallons sur les deux gares à confier à l’architecte Calatrava (Liège et Mons), marque son grand intérêt pour l’immobilier d’État, pilote la Régie des voies aériennes et préside même la banque SEFB, devenue Record Bank. Mandat qu’il omettra de signaler lors de son adoubement à la Commission européenne.

CASH_CASH-02
Bravas Graphix. CC BY-NC-ND

Quand Didier Reynders entame sa carrière ministérielle, le 12 juillet 1999, il emmène à la fois Clarisse Albert et Jean-Claude Fontinoy – ce qui représente une prise de risque importante. À 50 ans à peine, en 1995, Fontinoy a été mis à la pension, grillé, ayant échappé par miracle à un licenciement pour faute grave pour avoir subtilisé un plan décennal d’investissements sur le bureau du CEO de la SNCB. Au lieu de se débarrasser d’un tel personnage, le nouveau ministre des Finances l’intègre, au contraire, à son cabinet.

Or, à l’époque, Jean-Claude Fontinoy a déjà rodé son système. Il s’agit de disposer d’un maximum d’informations de première main, obtenues dans l’ombre de Didier Reynders, et de les valoriser auprès d’acteurs économiques. Ceux-ci bénéficient ainsi de ses bons tuyaux, voire de coups de pouce pour obtenir un contrat public ou une décision politique favorable. « Pendant toute sa carrière, il a été vraiment obnubilé par cette maîtrise de l’info et des procédures de mise en concurrence, raconte un proche. Il savait qui fonctionnait comme lui dans les autres partis au pouvoir. Surtout chez les socialistes, au CD&V puis à la N-VA. »

Éric Borsu, dont la famille possède une propriété à Wierde, près de Namur, résume par une anecdote le style Fontinoy : « Mon oncle avait un terrain situé entre le sien et la propriété de Mr Fontinoy. C’était avant que celui-ci commence à racheter le cœur historique de Mozet. Il voulait ce terrain à des fins de profitabilité financière. Un jour, cet oncle m’a téléphoné en disant que Mr Fontinoy était devant lui avec une mallette contenant quatre millions de francs. Mon oncle l’a envoyé promener, en privilégiant la famille. Il nous l’a fait payer pendant des années, en recourant à des moyens insensés. Il a voulu nous détruire. »

2005–2008 : les années Berlaymont

Dès juin 2001, Didier Reynders obtient la nomination politique de son « expert » de cabinet Jean-Claude Fontinoy au CA de la SNCB et de plusieurs de ses filiales. Il est simple administrateur, puis très vite vice-président et enfin président. Il monte en puissance. Fontinoy s’octroie deux chauffeurs personnels qui viendront le chercher tous les matins dans l’une des deux fermes-châteaux acquises à Mozet, et ce, pendant quinze ans environ. Ils l’emmèneront « partout où il y avait des enjeux d’argent », nous a rapporté l’un d’eux. Chez les hommes d’affaires Luc Bertrand, George Forrest et Albert Frère, surtout. Et aussi auprès d’acteurs moins connus mais proches du pouvoir.

En 2005, le rituel des enveloppes commence à irriter certaines personnes dans l’entourage de l’avocat André Tossens, auquel Didier Reynders fait souvent appel. Il s’agit de clore le feuilleton du Berlaymont. Le ministre des Finances cherche des avocats-liquidateurs pour éteindre la société chargée de désamianter et de rénover le siège emblématique de l’Union européenne. C’est une mission juteuse et, sans appel d’offres digne de ce nom, le job de coordination revient à André Tossens. Favorisé ? Privilégié ? Une collègue avocate explique que le chauffeur particulier de Tossens se plaignait des missions qu’il devait remplir de manière fréquente : retirer du cash à un distributeur de billets, glisser celui-ci dans des enveloppes et les filer aux chauffeurs de Fontinoy. Ces derniers confirment. Ils ont été entendus par la police fédérale au printemps 2021. L’un d’eux a même remis aux policiers les carnets de route établissant ces déplacements. Selon lui, il y a eu de nombreux rendez-vous entre Fontinoy et Tossens. Reynders se serait ajouté à leurs dîners privés. Trois hommes passionnés par les œuvres d’art.

Selon un P-V d’audition que Médor a pu consulter, les chauffeurs personnels du président de la SNCB (un mandat qui équivaut à un quart-temps) ont été interrogés à propos des tracts de Didier Reynders qu’ils ont été priés de distribuer pendant leurs heures de service, à propos de la table qu’il leur fallait dresser au domicile conjugal des Fontinoy, des travaux effectués dans leurs belles demeures ou des passages réguliers au Sablon, à Bruxelles, lieu sacré des antiquaires. Mais les enquêteurs n’auraient posé aucune question insistante à propos du Berlaymont, des avocats Tossens père et fils ou du Kazakhgate (on y reviendra). Ni les chauffeurs ni la secrétaire attachée à la présidence de la SNCB n’ont été confrontés à Fontinoy, l’homme qui en mandatait d’autres pour aller chercher des enveloppes. Selon un chef d’enquête, l’ex-bras droit de Didier Reynders avait déjà, à l’époque, plus de 75 ans. Les policiers étaient convaincus que son enrichissement personnel découlait de son action dans le sillage de son ministre. Mais à leurs yeux, les preuves formelles d’infractions semblaient difficiles à réunir ; il fallait d’amples moyens d’enquête pour ça. Et la préoccupation du moment consistait à renforcer le dossier d’instruction établi au nom du socialiste Stéphane Moreau, une cible qui aura mobilisé un bataillon de policiers. « La police m’a remis mes carnets le jour où Didier Reynders a été perquisitionné pour le cash et les billets de loterie, dit un chauffeur. Ils m’ont dit que leur enquête était finie. Ils avaient l’air embarrassés. »

Qui est qui ?

Marquons un temps d’arrêt au 31 décembre 2008. Qui fait quoi, à cette date ? Didier Reynders achève un premier bail ministériel de dix ans, toujours au ministère des Finances. Il exerce la tutelle sur la Régie des bâtiments, ce qui permet donc à Jean-Claude Fontinoy de glaner de précieuses informations à propos du patrimoine immobilier de l’État : les tours des finances de Liège et de Bruxelles, par exemple, les bâtiments judiciaires et ceux de la police, à rénover, les projets d’aménagement autour des gares. Or, les carnets de route du chauffeur montrent que ses rendez-vous avec des promoteurs, des industriels et de grands bâtisseurs sont fréquents, et qu’ils se tiennent parfois dans des lieux incongrus.

AFFAIRE_REYNDERS-2
Bravas Graphix. CC BY-NC-ND

À l’époque, Reynders admire Nicolas Sarkozy, rêve du poste de Premier ministre et surtout d’une carrière internationale. Il a fait nommer ses chefs de cabinet à plusieurs postes clés. Notamment à la Banque nationale de Belgique (BNB) et à la Commission bancaire, financière et des assurances (CBFA), chargée de la supervision de l’ensemble du secteur financier.

En 2006, son secrétaire de cabinet Stéphane Lefebvre s’installe à la Loterie nationale, en tant que commissaire du gouvernement, avant de devenir directeur des opérations, chargé d’assurer le suivi de produc­tion de tous les jeux. En 2008, Clarisse Albert monte donc au conseil d’administration de la Loterie nationale. En mars 2009, son fidèle chef de cabinet Olivier Henin récupère le poste de commissaire-relais avec le pouvoir exécutif. Jean-Claude Fontinoy n’est évidemment jamais loin. De 2001 à 2021, il siégera quasiment sans discontinuité au sein de la Commission des jeux de hasard, l’instance de contrôle de ce secteur d’activité sensible.

2009–2015 : le temps des affaires

Retour au business. Le 25 septembre 2009, au restaurant L’Ambroisie, place des Vosges, à Paris, plusieurs émissaires du président français Nicolas Sarkozy lancent l’opération « Charlie Parker ». On lui donne un autre nom aujourd’hui : le Kazakhgate. En résumé, la France a voulu assurer une énorme commande de matériel militaire émanant du Kazakhstan, mais soudain remise en question par la présidence de cette ancienne république soviétique. Celle-ci a mis une dernière condition avant de signer un contrat à 2 milliards d’euros. Elle demande à la France d’intercéder auprès de la Belgique pour rassurer trois oligarques – dont le plus connu est Patokh Chodiev – poursuivis chez nous pour une vieille affaire de corruption. Pour débloquer la situation, l’Élysée va obtenir l’élargissement d’une loi belge sur la transaction pénale. Rien que ça ! Changer une loi pour réhabiliter des oligarques. Faire plaisir à « Sarko », en fait, afficher sa puissance : les regards vont converger vers Didier Reynders, dont le cabinet ministériel dirigé par Olivier Henin a pris la première initiative dans le changement légal souhaité. Auditionné par la justice belge, suivi à distance par le parquet financier français, Reynders ne sera jamais inculpé. Idem pour Fontinoy.

À L’Ambroisie est présent l’oligarque Patokh Chodiev (ses deux initiales inversées ont donné le nom Charlie Parker). Mais aussi deux personnages secondaires. L’ancien préfet de la République Jean-François Étienne des Rosaies et l’avocate niçoise Catherine Degoul. Dans cette affaire de corruption publique, Chodiev joue le rôle du banquier. Des Rosaies, celui d’entremetteur. Degoul aurait coordonné le paiement des commissions secrètes et assuré le partage du cash en Belgique, selon notamment le journaliste du Soir Alain Lallemand, qui a été le plus précis sur cette question.

Des enquêtes judiciaires et journalistiques ont ainsi établi que l’avocate au service des Kazakhs et de l’Élysée a notamment fait appel à un convoyeur de fonds, le Français Eric Lambert, pour acheminer des talbins (billets) de 500 euros au départ d’un hôtel en Suisse. Ce convoyeur aurait indiqué avoir roulé « vers le nord ». Mais où exactement dans le nord ? Le dernier élément de suspense est là. Il est établi que plusieurs avocats belges ont été payés avec de l’argent kazakh. Notamment l’ex-ministre libéral Armand De Decker, rémunéré à hauteur de 735 000 euros pour renfiler sa toge d’avocat au service de Chodiev & Co, après des années d’inactivité. Mais aussi Jean-François Tossens, le fils et associé d’André Tossens. Il aurait empoché 1,34 million d’euros. Dans les décomptes réalisés par la justice française, il reste toutefois des montants de bakchichs non expliqués. Ont-ils abouti dans la poche de Reynders ou de Fontinoy ?

Face à une commission d’enquête parlementaire belge, Didier Reynders a reconnu une rencontre avec la Française Catherine Degoul, le 2 février 2012, au Sénat. Cette réunion à laquelle Armand De Decker a assisté, Reynders l’a justifiée par un motif diplomatique en lien avec le Congo. N’ont-ils parlé que de ça ? Cela paraît étonnant dès lors que Catherine Degoul connaissait un moment de gros stress : il y avait des bugs dans les transferts de cash en provenance des Kazakhs et/ou de l’Élysée.

Armand De Decker est décédé à l’âge de 70 ans, le 12 juin 2019. Un an à peine après les conclusions de la commission parlementaire. Dans les milieux libéraux, plusieurs personnalités en vue observent que les relations d’amitié entre les deux hommes politiques s’étaient brisées d’un coup. « Armand reprochait à Didier de lui avoir fait porter le chapeau », dit une source. Un an et demi après sa mort, le 14 octobre 2020, la Cour de cassation belge a rendu un arrêt signifiant la fin des poursuites contre De Decker et, de fait aussi, contre Reynders ou Fontinoy. La justice belge a ainsi renoncé à percer le mystère des transferts de cash vers le nord. Au nom du parquet national financier français, le magistrat Antoine Jocteur-Monrozier nous a indiqué après les perquisitions de décembre 2024 qu’« à ce stade, M. Reynders n’est pas mis en cause » dans le volet français du Kazakhgate.

« Centrale »

Au moment de boucler cet article, la justice française cherchait à prendre connaissance du contenu des carnets de route du chauffeur de Jean-Claude Fontinoy. Les autorités belges ne semblent pas avoir transmis l’information. « Dans ces années-là, nous allions souvent à Paris. Chodiev, des Rosaies, ces noms, je les ai entendus à de nombreuses reprises, confie l’un des anciens chauffeurs. Je me souviens avoir été appelé un jour par M. Fontinoy à son bureau présidentiel de la SNCB, rue de France. Je suis monté au 5e étage et il m’a demandé de conduire Mme Degoul à la gare Centrale, où elle avait un autre rendez-vous. Ça doit figurer dans mes carnets. » En effet, on y trouve la mention « Centrale » à la date du lundi 2 avril 2012. Soit deux jours avant que Catherine Degoul n’alerte ses contacts à l’Élysée de ses soucis concernant les paiements liés au dossier kazakh, en mettant Didier Reynders et Armand De Decker en copie de ce mail. Elle parlait alors d’une réunion d’apaisement avec « une haute personnalité du Royaume de Belgique ». Peu de temps après, « ça s’est arrangé », aurait déclaré un tout proche de Nicolas Sarkozy aux enquêteurs français. Cette haute personnalité belge, était-ce Fontinoy ?

Lorsqu’il a été entendu par la commission parlementaire belge sur le Kazakhgate, Jean-Claude Fontinoy a d’abord répété ceci : « Vous allez me poser la question cinquante fois… Je ne me suis jamais occupé des dossiers relatifs au secret bancaire, à la transaction pénale et au Kazakhgate. Jamais, jamais […] J’ai tout découvert comme vous dans les journaux […] Aucun contact d’aucune nature avant 2013. » Accusé de « mensonge » par plusieurs parlementaires et médias, il a dû se représenter devant la Chambre. Là, il a à nouveau « oublié » de mentionner pourquoi – à trois reprises au moins entre août 2010 et juin 2012 – sa voiture de fonction s’est rendue au cabinet des avocats André et Jean-François Tossens. Fontinoy et les Tossens se seraient ensuite brouillés. « Je n’y ai plus jamais été », se souvient un chauffeur. Et il n’a pas parlé de Catherine Degoul. Pourquoi Fontinoy a-t-il occulté ça ?

CASH_CASH-03
Bravas Graphix. CC BY-NC-ND

« Catherine Degoul ? Je ne me souviens pas… Écoutez, je ne sais plus… », nous a répondu Jean-Claude Fontinoy en mai dernier. Concernant l’affaire Reynders et sa potentielle implication, l’ancien bras droit s’est montré laconique. « Je suis franc avec vous. Je ne m’occupe plus de tout ça et je n’ai rien à dire. Voilà. C’est tout. Je me tais. Voilà cinq ans que je ne collabore plus avec M. Reynders. Donc, je n’ai pas de commentaire à faire. »

Des « mafieux »

En janvier 2013, Didier Reynders peut lire dans le quotidien flamand Het Laatste Nieuws que son protégé figure dans une liste de quatre dirigeants jugés « mafieux », à la SNCB. En mai de la même année, Besix s’estime injustement préjudiciée dans le dossier de construction d’une nouvelle ambassade à Kinshasa. Selon des rapports top secret que nous avons pu lire, la Sûreté de l’État entre en contact avec une source proche de la firme de construction. Celle-ci affirme qu’elle aurait refusé de payer un bakchich de 50 000 euros à Jean-Claude Fontinoy. Au même moment, deux hommes avec lesquels Fontinoy entretient des contacts serrés sont ébranlés par un scandale de pots-de-vin lors du déménagement du siège de la police fédérale : le patron de la police judiciaire Glen Audenaert, en aveux, et l’homme d’affaires Koen Blijweert, qui sera inculpé bien plus tard. Ce dernier, considéré comme l’équivalent flamand de Jean-Claude Fontinoy, s’est mis au service des nationalistes de la N-VA.

Le 2 mai 2013, à Waasmunster (entre Anvers et Gand), en pleine tempête médiatique relative au siège central de la police, il parvient à réunir chez son frère entrepreneur le leader de l’opposition Bart De Wever, Jean-Claude Fontinoy et Didier Reynders. C’est une période où le nouveau ministre des Affaires étrangères a clairement fait comprendre à plusieurs personnalités du monde des affaires – Stéphan Sonneville (Atenor), Johan Beerlandt (Besix), Mark Descheemaekere ou Jo Cornu (SNCB) – qu’il resterait insensible à leurs plaintes mettant en cause la probité de son collaborateur.

Et c’est aussi le moment où Fontinoy ose tout. Une seule illustration : en 2014 et 2015, il obtient auprès de deux filiales de l’ultrapuissant groupe Ackermans & van Haaren dirigé par l’Anversois Luc Bertrand qu’elles contribuent pour 75 000 euros à arrondir les comptes des Plus Beaux Villages de Wallonie. Une asbl dont Fontinoy est lui-même le trésorier, qui ne publie pas ses comptes et qui a récompensé le village de Mozet, où il possède une demi-douzaine de biens immobiliers. Une faveur suspecte car, au même moment, ce groupe immobilier a justement obtenu le droit de dessiner et de construire le nouveau quartier « durable » prévu aux abords de la gare d’Ottignies.

Pourquoi Didier Reynders n’est-il jamais intervenu pour couper ces liaisons dangereuses ? Les billets de 500 euros trouvés à son domicile lors de la descente de police finalement organisée le 3 décembre 2024 ainsi que les dépôts d’argent liquide sur un compte ING constatés durant ce temps des affaires n’y sont peut-être pas étrangers. « Le million d’euros blanchi par ce vice-Premier ministre, dont les hautes fonctions l’obligeaient à vivement déconseiller de telles pratiques, pourrait être le reliquat de diverses affaires », estime un ancien responsable de la Cellule de traitement des opérations financières (CTIF), l’organe de lutte contre le blanchiment, averti avec beaucoup de retard de ces transactions régulières.

Noblesse oblige

Stoppons une nouvelle fois le chrono, à la date du 1er janvier 2015. Le poste de Premier ministre est passé sous le nez de Didier Reynders, qui a acquis une jolie villa à Uccle juste après le Kazakhgate. Frustration suprême, c’est son grand rival, le libéral Charles Michel, qui a pris la direction du gouvernement. Un transfert à la Commission européenne n’est pas encore à l’ordre du jour. Échec, là aussi. Reynders doit se contenter de voyages et de diplomatie. Puis, il y a ce détail, sans doute : jamais un ministre des Affaires étrangères n’aura accordé autant de « faveurs nobiliaires » (c’est-à-dire anoblir quelqu’un) à des entrepreneurs, à des affairistes, à des copains.

Déjà membre de la Commission d’avis chargée de dresser la liste des personnes à honorer, l’un des avocats de Didier Reynders, Didier Matray, va bientôt en prendre la vice-présidence, puis la présidence. En plus d’Albert Frère (tous ses descendants vont recevoir le titre de baron), de George Forrest (très actif au Congo), du chevalier Luc Vandewalle (ex-CEO et président chez ING) ou du baron… Didier Matray, Reynders va obtenir du roi qu’il anoblisse l’antiquaire du Sablon Olivier Theunissen, par ailleurs conseiller communal MR à Lasne, auprès duquel Jean-Claude Fontinoy est devenu un habitué. Dans ce petit milieu très feutré, on se passionne décidément pour l’art (plusieurs sources indiquent que les maisons de Didier Reynders et de Jean-Claude Fontinoy sont des musées) et on pratique goulûment l’entre-soi en entrant ou sortant de conseils d’administration.

2018–2019 : l’échappée belle

Le Congo fascine ces milieux affairistes. L’infatigable Fontinoy y part en mission le 16 février 2015. Moins d’un mois avant ça, l’administrateur délégué de la SNCB Jo Cornu lui a reproché « un certain nombre d’initiatives impliquant de très gros risques financiers ». Au sein du MR, la ministre de la Mobilité Jacqueline Galant et sa cheffe de cabinet ont régulièrement fait remonter vers Charles et Louis Michel leurs doutes croissants quant aux situations de conflit d’intérêts dans lesquelles se trouverait Fontinoy. Lui et l’administrateur socialiste de la SNCB Luc Joris, nommé par Elio Di Rupo, sont de plus en plus suspectés de collusion avec les milieux d’affaires. Mais Jean-Claude Fontinoy se moque des feux rouges. Il maintient son voyage. Et toujours, Didier Reynders le laisse faire.

CASH_CASH-04
Bravas Graphix. CC BY-NC-ND

En RDC, il débarque en grand facilitateur d’affaires, à la fois en tant que président de la SNCB et expert au cabinet des Affaires étrangères. Parmi le groupe d’entreprises publiques ou privées qui sont représentées, il y a le spécialiste du dragage DEME, fleuron du groupe Ackermans & van Haaren. Selon des documents que nous avons pu consulter, Fontinoy milite auprès de plusieurs ministres congolais en faveur du savoir-faire belge pour l’exploitation d’un « corridor ouest » de transport au départ du port de Matadi. Une zone d’activités où sont à la fois actifs le Groupe Forrest (chez qui les chauffeurs de Fontinoy se rendent régulièrement), Ackermans & van Haaren (idem) et le producteur de traverses ITB-Tradetech.

Il y a décidément là des proximités suspectes, considère-t-on à la Sûreté de l’État, où l’agent Nicolas Ullens n’est pas le seul à réunir de l’information et à rédiger des rapports mettant en cause le tandem Fontinoy-Reynders. Leurs deux noms reviennent dans plusieurs dossiers de corruption. À tel point que le vice-Premier ministre semble s’en inquiéter : en août 2015, il place un de ses conseillers de cabinet à un poste de n°3 des services de renseignements qui n’était pas prévu dans l’organigramme. « C’est à ce moment-là qu’on m’a interdit d’enquêter », dira plus tard Ullens. Suivent alors l’inculpation du socialiste Luc Joris dans une affaire de corruption sans rapport avec ses marottes ferroviaires, des audits massacrants pour le management de deux filiales de la SNCB où siégeait Jean-Claude Fontinoy, son maintien en place, la démission de Jo Cornu et le remplacement de Jacqueline Galant à la Mobilité.

Menaces graves

Puis voilà l’année 2018, celle où l’agent des services de renseignements Nicolas Ullens est poussé vers la sortie. Au Parlement, les partis au pouvoir évitent l’affrontement sur le Kazakhgate. Didier Reynders s’en tire dès lors sans trop de dégâts. Il résiste aussi aux reproches formulés de manière de plus en plus percutante par le prince Laurent et ses avocats dans l’affaire dite des « Fonds libyens ». À nouveau, il est question de Fontinoy et de ce montant qu’il semble avoir fixé pour chacun de ses coups de pouce : 50 000 euros.

En résumé, Laurent de Belgique a lancé un projet environnemental en Libye. Il y est floué et des tribunaux belges lui donnent raison. Pour récupérer la mise, il espère que le gouvernement belge libère une partie des fonds libyens planqués par le président Mouammar Kadhafi auprès d’Euroclear. Cette société internationale, basée à Bruxelles, est une sorte de coffre-fort pour des puissances étrangères. Dans plusieurs écrits partagés avec un comité informel d’avocats et de défenseurs, le frère du roi Philippe dénonce à l’époque Jean-Claude Fontinoy. Aujourd’hui encore, il n’en démord pas. Fontinoy aurait demandé à être payé et indiqué que c’est par lui qu’il fallait passer pour débloquer les fonds investis en Libye.

Courant 2018, Reynders et Fontinoy restent au cœur (ou au sommet) de plusieurs affaires politico-financières. Et au sein de la Banque ING, les voyants se seraient enfin mis au rouge quant à l’argent cash régulièrement versé sur son compte, depuis environ dix ans, par le vice-Premier ministre, une « personne politiquement exposée » dont de tels agissements auraient dû attirer l’attention. Selon l’enquête judiciaire en cours, Didier Reynders est informé par sa banque. Mais pas la Cellule de traitement des informations financières, ce qui est anormal. En plus des 800 000 euros qu’il aurait déjà blanchis, le ministre Reynders passe désormais par des « placements » à perte, via l’achat de billets de la Loterie nationale à une station d’essence à Uccle : 200 000 euros potentiellement blanchis en quatre ans.

Notons que le 6 décembre 2024, les nouveaux avocats de Didier Reynders, présumé innocent et qui n’a pas été inculpé, ont contesté ces accusations de blanchiment. Ils ont annoncé qu’ils allaient apporter des éclaircissements par rapport à ces montants. Au moment d’envoyer ce numéro à l’impression, ils n’avaient toujours pas fait de déclaration publique à ce sujet. Médor a essayé d’entrer en contact avec Didier Reynders. Voici ce qu’a répondu l’avocat liégeois André Renette, fin avril : « Monsieur Reynders réservera ses déclarations aux enquêteurs. L’instruction est secrète. »

Après les élections fédérales de mai 2019, Reynders accède enfin au Graal et il bétonne son immunité. Malgré les affaires, le gouvernement Michel II, composé de la famille libérale au complet et des chrétiens-démocrates flamands, le désigne au sein de la première Commission européenne qui va être dirigée par l’Allemande Ursula von der Leyen. Reynders restera « addict » aux produits de la Loterie jusqu’en mars 2022, date à laquelle cet organisme public dont il avait assuré la tutelle pendant plus de douze ans, en tant que ministre des Finances, dénonce enfin ce potentiel blanchiment d’argent sale au parquet fédéral. Le 2 octobre 2019, lors de son grand oral devant le Parlement européen, un examen de passage au cours duquel les candidats choisis par les 27 membres de l’Union sont cuisinés par les eurodéputés, Didier Reynders a ces mots : « Je ne souhaite à personne de vivre ce que mes proches, ma famille, mes enfants, mon épouse et moi-même avons vécu ces 15 derniers jours. »

CASH_CASH-05
Bravas Graphix. CC BY-NC-ND

Il fait référence aux graves accusations formulées en public par l’agent de la Sûreté Nicolas Ullens. En avril 2019, par l’entremise de son avocat Alexis Deswaef, Ullens a porté plainte pour les « graves menaces » subies durant l’exercice de sa fonction, en lien avec les « dossiers de corruption et de blanchiment visant entre autres Didier Reynders ». Le déménagement de la police, la nouvelle ambassade à Kinshasa, le Kazakhgate, les Fonds libyens sont notamment évoqués. Dès le 25 septembre 2019, soit une semaine avant l’audition parlementaire du candidat commissaire, le parquet de Bruxelles classe sans suite cette plainte massivement relayée par les médias. « Des devoirs d’enquête simples et élémentaires auraient dû être effectués, estime aujourd’hui l’avocat Deswaef. Tels qu’une enquête patrimoniale classique. Ou même simplement interroger les grandes banques du pays pour vérifier si des dépôts en cash avaient été effectués par Didier Reynders et Jean-Claude Fontinoy sur leurs comptes. »

Plus de cinq années se seront écoulées avant que des vérifications ne soient engagées. Mais rien n’indique à ce stade que la justice belge ait l’intention de lier les dossiers des deux hommes. Le 31 janvier 2025, Jean-Claude Fontinoy paradait lors de l’inauguration de la gare de Mons, où Elio Di Rupo, Santiago Calatrava, l’actuelle CEO de la SNCB Sophie Dutordoir et plusieurs personnalités politiques l’ont laissé se glisser au premier rang des mondanités. En notre présence, un journaliste de la RTBF lui a demandé pourquoi Didier Reynders n’était pas là. D’un regard malicieux, il a répondu : « Peut-être n’a-t-il pas été invité. »

Tags
  1. https://medor.coop/reynders/

  2. Publié par l’auteur de cet article aux Éditions Kennes.

  3. De 2008 à 2019.

  4. De 1992 à 1998.

  5. En novembre 2019.

  6. Voir Médor n°1, décembre 2015, « SNCB : quand l’intégrité déraille »

  7. 100 000 euros.

  8. Dans la Rolls-Royce de George Forrest, en bord d’autoroute, par exemple.

  9. Le parquet national financier nous a dit ceci : « Après une recherche non exhaustive, nous n’avons pas trouvé de référence à cette rencontre. »

  10. Source : les documents produits par Le Vif/L’Express du 28 avril 2017.

  11. Son conseiller diplomatique Damien Loras.

  12. DEME et Rent-A-Port. Suite à nos révélations de décembre 2019 et celles du site Apache.be, le parquet de Namur a ouvert une instruction judiciaire.

  13. Dont la fille Alexia a été engagée au cabinet Reynders (avant de devenir ministre fédérale du Budget).

  14. Exemples : les avocats Didier Matray et Jean-François Tossens se retrouvent dans trois organismes ; Reynders et Theunissen se sont succédé au CA du spécialiste de traverses de chemin de fer ITB-Tradetech.

  15. Lire le Médor n°1, « SNCB : quand l’intégrité déraille ».

  16. En 2008.

  17. En 2014.

  18. Le 4 février 2021, Médor et Le Soir ont publié un article relatif à « un pot-de-vin de 50 000 euros » que l’homme d’affaires Aldo Vastapane aurait fait verser durant l’été 2017 à Jean-Claude Fontinoy afin qu’il vienne au secours du prince Laurent dans l’affaire des Fonds libyens.

  19. Fin 2018, la N-VA a prétexté un incident relatif à l’immigration (le pacte de Marrakech) pour quitter la « coalition suédoise ».

  20. C’est le mot qu’il aurait lâché aux policiers qui l’ont auditionné en décembre 2024.

  21. Celui-ci doit être jugé, sans doute en 2026, pour le meurtre de sa belle-mère Myriam Ullens-Lechien, le 29 mars 2023.

Dernière mise à jour

Un journalisme exigeant peut améliorer notre société. Voulez‑vous rejoindre notre projet ?

La communauté Médor, c’est déjà 3607 abonnés et 2088 coopérateurs

Vous avez une question sur cet article ? Une idée pour aller plus loin ?

ou écrivez à pilotes@medor.coop

Médor ne vous traque pas à travers ses cookies. Il n’en utilise que 3 maximum pour la sécurité et la navigation.
En savoir plus