L’arnaque du dragon
Gare de Mons

Elle devait avoir la forme d’un dragon. Elle ressemble à une libellule. La gare de Mons aura surtout coûté un pont. Pour ses opposants, elle participe au « saccage » d’une ville dont les trésors architecturaux étaient aussi beaux que ceux de Gand ou Courtrai.
Pour la romancière québécoise Alice Parizeau, l’ironie sert de « bouclier protecteur contre le ridicule ». Il en fallait une bonne dose, le vendredi 31 janvier, lors de l’inauguration officielle de la gare de Mons, dont la taille surdimensionnée paraît risible pour une ville de moins de 100 000 habitants. « Rome ne s’est pas construite en un jour », a osé la CEO de la SNCB Sophie Dutordoir. « C’est un moment qui était attendu depuis longtemps par les 57 000 navetteurs qui y transitent chaque semaine et aussi par de nombreux Montois », s’était réjoui Tom Guillaume, l’un des porte-parole des chemins de fer, à l’occasion de la mise en circulation des premiers trains, le 13 décembre. Il n’était pas né quand un accord politique bouclé secrètement entre socialistes et libéraux – via les hommes de l’ombre Vincent Bourlard (Elio Di Rupo) et Jean-Claude Fontinoy (Didier Reynders) – a prévu que Mons, comme Liège, allait être doté d’une cathédrale ferroviaire. Des années plus tard, en 2006, l’architecte espagnol Santiago Calatrava a gagné le marché public montois, après celui des Guillemins. Ce qui généra non pas des économies d’échelle, mais des surcoûts suspects : triplement du budget initial à Liège, multiplication par treize à Mons.
Est-ce la fable de la grenouille qui se voulait plus grosse que le bœuf ? Ou plutôt celle de la libellule qu’on aurait aimée dragon ? Les autorités montoises, la Région wallonne, la SNCB ont indiqué dans de nombreux supports de communication que la construction d’acier et de verre, longue de 165 mètres, était censée représenter un dragon. L’emblème populaire de la ville. Cet animal qu’il faut vaincre en équipe lors de la Ducasse de Mons, le dimanche de la Trinité. Plusieurs médias s’y réfèrent aujourd’hui encore. En fait, c’est une arnaque. « Lors du concours d’architecture, Santiago Calatrava a mis sur la table les dessins d’une passerelle évoquant effectivement un dragon. C’est perceptible au niveau des deux bouts », témoigne un candidat local pour l’appel d’offres, qui n’a pas été choisi. Sur ces dessins, les deux extrémités de la passerelle remontaient vers le ciel et on pouvait imaginer la forme d’un animal légendaire (ou d’un drakkar si on avait moins d’imagination). « Mais l’idée du dragon a ensuite été abandonnée, poursuit notre interlocuteur. Il s’agissait de construire une gare et pas seulement une passerelle. Il aurait fallu lancer un nouvel appel d’offres, mais il n’est jamais venu. C’était illégal. » Pas de dragon, donc. Ni de libellule ? « Vous trouvez que le résultat final y ressemble, vous ? Vu du ciel, peut-être. Au niveau du sol, non. »
Une rumeur insistante dit que l’Espagnol a préféré entendre le mot « dragonfly » (« libellule », en anglais). Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que l’architecte qui a construit la gare d’Oriente à Lisbonne, le complexe olympique d’Athènes ou la station de métro du World Trade Center à New York a bien profité des ambitions montoises.
Une gare pour le prix de 10
Plusieurs hauts dirigeants de la SNCB ainsi que la ministre libérale Jacqueline Galant ont dénoncé la collusion entre ces intermédiaires politiques et les entrepreneurs rôdant autour des gares. La Cour des comptes y a ajouté son grain de sel. Mais le pouvoir judiciaire a laissé mourir les enquêtes. À l’image de l’ancien haut fonctionnaire Pierre Gosselain, des urbanistes, des architectes locaux, des défenseurs du patrimoine ont argumenté pendant de longues années contre cette réalisation jugée démesurée et inadéquate. Médor a pu rassembler les documents qui démontrent ces avertissements restés vains : coupures de presse, courriers envoyés à plusieurs ministres successifs, recours au Conseil d’État, plaintes auprès de l’Office central pour la répression de la corruption, articles publiés dans des revues spécialisées, textes de pétition. Les griefs formulés par ces lanceurs d’alerte peuvent être résumés comme ceci :
- Il y aurait donc eu infraction à la législation sur les marchés publics lors du fameux concours d’architecture.
- Plutôt que le détruire, il aurait été préférable de s’appuyer sur le bâtiment existant, érigé en 1841 par l’architecte moderniste hennuyer René Panis.
- Il est illusoire et anachronique de vouloir relier via une passerelle pédestre le cœur historique de Mons et le centre commercial des Grands Prés, situé tout près de l’autoroute E19 et auquel les clients accèdent quasi exclusivement en voiture.
- Avec cet argent, il était possible de rénover 10 à 20 gares wallonnes de moyenne importance ou de ravaler la façade de plusieurs dizaines de bâtiments du centre-ville montois et d’en faire l’équivalent du cœur de Gand ou de Courtrai.
Selon ce courant de pensée, les dégâts urbains ne datent pas d’hier. Dans une carte blanche intitulée « Le saccage de Mons », publiée par Le Soir en octobre 1969, l’écrivain Charles Bertin faisait déjà état de son ressenti à l’égard « d’une de ces rares cités préservées des atteintes de la laideur » et de sa « consternation » face à chaque « nouvelle monstruosité » qu’il y découvrait. « Il est temps d’arrêter le massacre, écrivait-il. Il est temps de faire obstacle à l’incurie administrative, à l’affairisme des “promoteurs” et des entrepreneurs. » « La Grand-Place de Bruxelles m’a inspiré quand j’étais étudiant. Ici, j’ai voulu faire une gare chaleureuse », a dit quant à lui Santiago Calatrava lors de l’inauguration. Ce n’était pas de l’ironie, semble-t-il.
-
1. La Wallonie n’est pas seule : estimée à 285 millions d’euros, la rénovation de la gare d’Anvers, achevée en 2009, a coûté 860 millions d’euros.
↩ -
2. De 37 à 480 millions d’euros.
↩ -
3. Lire notre série web consacrée en 2019-2020-2021 au tandem Reynders/Fontinoy ainsi que le Médor n°1 : SNCB / Quand l’intégrité déraille.
↩