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Les couverts en argent

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Quentin Dufour. CC BY-NC-ND.

Tous les deux ans, l’office de statistique Statbel mène une enquête sur les dépenses des ménages belges. Médor s’est penché sur ces données avec une question : qui mange quoi selon ses revenus ? Bilan : on achète tous plus de légumes qu’avant et on raffole des chips. Les riches aussi. Détaillons donc un peu le menu.

Médor a compilé plus de 20 ans de données publiées par Statbel sur la consommation des Belges, données issues de la grande enquête bisannuelle « Budget des ménages » qui épluche les dépenses de 5 000 ménages par an. Cette enquête toute en graphiques interactifs est à explorer ici.

Les constats dégagés par les visualisations bousculent les idées reçues : les familles aisées mangent plein de chips et les plus précaires adorent le saumon.

Pour être certain d’avoir bien compris, Médor a soumis quelques données brutes à deux experts de l’alimentation durable en lien avec la pauvreté.

Brigitte Grisar est coordinatrice de la Concertation aide alimentaire et chargée de projets de la Fédération des services sociaux (FDSS).

Jonathan Peuch est chargé de plaidoyer et mobilisation FIAN Belgium et cheville ouvrière du CréaSSA (Collectif de réflexion et d’action sur une sécurité sociale de l’alimentation). Les deux travaillent sur les concepts de précarité alimentaire et d’alimentation durable.

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Aurore Paligot. CC BY-NC-ND

Après avoir lu le travail de Médor, Jonathan Peuch souligne le lien entre la présence de la viande qui baisse dans le budget des ménages, alors que celle des légumes augmente. Et ce dans tous les quartiles de la population belge (qui est donc divisée en quatre en fonction de ses richesses, le Q1 étant le plus pauvre, le Q4 le plus riche).

« Mais la qualité sera différente, estime Jonathan Peuch. Dans les quartiers populaires, vous trouverez du poulet à 3 ou 4 euros le kilo. Mais si vous demandez à quelqu’un s’il préfère un poulet bio ou pas, tout le monde sait que c’est mieux de prendre le bio. »

Accès plutôt qu’éducation

La question ne serait pas tant une affaire d’éducation qu’une affaire de finances. D’ailleurs, à lire les données – étonnantes – avançant que riches et pauvres consacrent la même part de leur budget alimentaire à la consommation de viandes, de légumes ou de chocolat, Brigitte Grisar est tout sauf… étonnée. « Par les différentes recherches, rencontres, interviews menées, nous étions déjà arrivés à cette conclusion. Il y a une caricature autour du pauvre. Toutes nos enquêtes de terrain l’invalident. Quand via des associations alimentaires on propose des fruits et légumes, ils partent. Il n’y a aucune résistance. Plus que d’éducation alimentaire, on parle d’accès. Notamment financier, mais aussi logistique, géographique, culturel. »

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Aurore Paligot. CC BY-NC-ND
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Aurore Paligot. CC BY-NC-ND

La coordinatrice FDSS explique qu’aux ateliers cuisine « one shot » (que les gens ne reproduisent de toute façon pas, ensuite, chez eux), elle préfère les accompagnements sur le temps long.

Parmi les projets intéressants, elle cite l’initiative menée avec la BeesCoop, supermarché coopératif installé dans un quartier populaire de Schaerbeek (Bruxelles).

Le principe était simple : 70 personnes de milieu précarisé recevaient 150 euros par mois pour s’alimenter via la BeesCoop où les produits alimentaires sont de qualité. En janvier 2024, Jonathan Peuch a cosigné le rapport d’évaluation de l’expérience :

« Les personnes en situation de précarité n’ont pas besoin qu’on leur apprenne plus que d’autres la pyramide alimentaire, le fait de ne pas manger trop de viande, de privilégier les céréales, les fruits et légumes. On ne leur a rien appris, on a constaté. Au niveau nutritionnel, ils achetaient aussi “bien” que la clientèle classique. Les compétences de cuisine dans ces milieux sont bien plus développées que dans les classes moyennes. Le temps consacré à l’alimentation est très important. »

Donc pas la peine de faire la leçon aux précaires… « La notion d’éducation à l’alimentation est énervante, avance Jonathan Peuch. Elle empêche de considérer l’alimentation comme un sujet politique, elle place la responsabilité individuelle avant celle des structures. »

Manger du temps

Pour le chercheur, la qualité de l’alimentation se joue surtout au niveau de l’offre. « Les filières de qualité concernant les produits ont été éliminées par la production industrielle à partir des années septante. Elles sont devenues très rares. Et très peu adaptées au système international en termes de distribution, de logistique, voire de prix. »

Jonathan Peuch plaide pour une régulation de l’offre renforcée, transférant le choix de notre alimentation des entreprises vers les États ou les citoyens. Une perte de liberté ? « La liberté de tout le monde dans un système inégal, c’est la liberté de quelques-uns. La liberté de choix est théorique. On a tous et toutes le choix du poulet bio. Mais on a surtout la liberté d’acheter le poulet à 3 euros. »

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Aurore Paligot. CC BY-NC-ND

Les personnes aisées y trouveraient aussi leur compte. Comme l’avancent nos données, le quartile le plus aisé ne mange pas forcément mieux. « On analyse les pauvres. Si on analysait les riches, on verrait qu’ils mangent tout aussi mal », affirme Jonathan Peuch. Diabète, AVC, trop de sucre, trop de gras, sont aussi des ingrédients de leur santé.

« Avec plus d’argent, on s’oriente vers un gain de temps plus que de qualité, estime Jonathan Peuch. La mauvaise qualité est tellement accessible qu’il reste difficile de choisir autre chose. Ce que paient les plus aisés, c’est le service, le plat préparé, la livraison, le shop and drive ou le restaurant. Ce budget trompe sur la qualité des produits. La qualité d’un produit brut n’a quasi pas d’effet sur le prix du resto. »

« Il est plus facile de prétendre éduquer les gens que de travailler sur les causes systémiques, conclut Brigitte Grisar. Et même si le problème de l’alimentation est multifactoriel, la seule variable d’ajustement dans le budget des ménages, c’est la nourriture. Or l’accès à la malbouffe est peu cher. » À profusion. À en vomir.

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