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Drôle de rempart

Faut-il avoir peur de Zuhal Demir ?

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Lucile Gautier. CC BY-SA.

La ministre flamande Zuhal Demir se présente comme un rempart contre le Vlaams Belang. C’est censé rassurer les francophones. Avec elle, à la place de Bart De Wever, il n’y aura jamais d’alliance avec l’extrême droite ? On verra…

Au parlement flamand, le 8 mai dernier. Salle Breughel. Avec ses traditions et ses symboles, la Flandre de demain se construit chaque jour. Ce lundi-là, c’est la nationaliste Zuhal Demir qui introduit et conclut le grand débat du jour : comment « défédéraliser » la justice. Il s’agit du seul mot compliqué que la ministre N-VA va utiliser lors de ses interventions, car, avec elle, le langage est celui de la rue. Zuhal Demir n’a pas d’équivalent dans le monde politique francophone. Concernant le phrasé, on est clairement plus proche de Raoul Hedebouw, la voix du PTB, que de l’écologiste Jean-Marc Nollet. Un style direct, familier, voire populiste, ponctué d’interjections ou d’onomatopées, comme « ma(ar), bon », « ja, zeg », « hé (pour hein) ! »

En gros, Demir estime que l’« eigen beleid » est meilleure que le désordre actuel, ce qui est un classique du Mouvement flamand, ce courant d’émancipation culturelle et économique de la Flandre orientant les décisions politiques. Elle parle de frustrations face aux retards de la justice, d’échec du modèle fédéral et de souci de performance. Pourquoi aborder ce sujet alors qu’avec la police et la sécurité sociale, par exemple, la justice reste une compétence du gouvernement fédéral et non des Régions ? Parce que Zuhal Demir est un cas dans l’histoire de ce pays : il y a quatre ans, le gouvernement flamand lui a taillé un costume de ministre régionale de… la Justice, sans réelle autre compétence que le suivi de ces bracelets électroniques auxquels on recourt de plus en plus pour désengorger nos prisons. Côté francophone, on a pris ça comme une provocation. Puis les vaches ont continué à brouter devant les trains du Nord, qui passent. Ce débat parlementaire, cette étude universitaire commandée auprès de la KULeuven pour fonder la future demande de réforme, c’est un jalon de plus.

Les bics et les Toshiba

« Je suis étonné que, de manière générale, les partis politiques francophones ne semblent plus se préparer réellement aux discussions institutionnelles qui vont suivre, commente le journaliste flamand Rik Van Cauwelaert, qui a 40 années de suivi de l’actualité politique à son compteur. Quand je veux savoir comment bat le pouls de la Wallonie, je vais voir David Pestieau, le cerveau du PTB. Avant, j’allais au PS ou au MR. » Ni dans « nos » médias ni dans les états-majors des partis de pouvoir, les petits plans flamands autour de la justice n’ont causé de réelle réplique. À croire qu’on est revenu à l’époque des ordinateurs Toshiba. Dans les années 1990, les leaders politiques flamands venaient négocier les phases successives de la réforme de l’État en disposant d’outils numériques ultramodernes. Chaque compétence arrachée avait son coût, son impact financier. Les francophones avaient devant eux des bics et des carnets.

« Ce que la ministre Demir met sur la table, commente un magistrat bruxellois qui préfère l’anonymat, c’est de la pure folie. Notre justice est déjà dans un piètre état, pire qu’en Italie. Nous manquons de tout. Vous vous rappelez la scission de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles-Hal-Vilvorde (en 2012, NDLR) ? Pour répondre aux souhaits flamands, on a créé par exemple un parquet et un auditorat du travail pour ce petit bout de territoire qu’est Hal-Vilvorde. Et vous savez quoi ? Il n’y a pas assez de dossiers d’infractions pour occuper ce “machin”, alors qu’à Bruxelles on est débordés. L’opinion publique ne mesure pas assez à quel point la justice belge a été affaiblie, détricotée au cours de ces dix, vingt dernières années par les prémices de la scission que Zuhal Demir et d’autres avant elle cherchent à imposer. On a dédoublé des structures et complexifié le tout. Il y a aujourd’hui trois services d’amendes administratives (un par Région). Après une condamnation visant une firme qui a des activités à plusieurs endroits, on ne sait même plus où s’adresser pour le payement de l’amende prévue. »

Et donc, qui me suit ?

Zuhal Demir est née le 2 mars 1980 à Genk, dans le Limbourg. Son père, mineur venu de la partie kurde de la Turquie, lui a inculqué l’humilité et sans doute aussi le sens de la fierté. Comme cette avocate formée à la KULeuven le rappelle dans chaque interview, il lui aurait dit : « N’oublie jamais d’où tu viens ! » C’est une fonceuse, une bûcheuse, une femme pressée.

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Lucile Gautier. CC BY-SA

Zuhal Demir le glisse souvent lors de ses prises de parole, elle serait notre « rempart » contre l’extrême droite. Traduit dans son langage sans détour : « Votez pour moi, ou vous aurez face à vous le Vlaams Belang. » Ce qu’elle oublie de dire, c’est qu’on aura peut-être les deux.

Un exemple de l’ambiguïté permanente, dont jouent les ténors nationalistes ? À l’issue de ce débat précurseur au parlement flamand, Zuhal Demir a laissé les « slime » experts sur le côté, vite oublié qu’elle visait « une discussion sans idéologie » et procédé à une sorte de comptage filou. « Donc, outre ceux qui ont choisi de ne pas venir débattre, ceux qui hésitent et ceux qui préfèrent se taire en séance, il y a deux formations politiques qui sont favorables à la défédéralisation, c’est bien ça ? » Elle désignait alors, évidemment, la N-VA et le Vlaams Belang. Personne n’a répondu. La ministre se moquait clairement des partis « classiques », qui donnent l’impression depuis tant d’années d’être tétanisés par la montée en force du bloc nationaliste-extrémiste. Cette convergence avec l’extrême droite xénophobe n’a pas semblé gêner la ministre N-VA, à ce moment précis, sur un dossier aussi sensible.

De Wever, le séisme

Mais le 8 juin 2024, puis le 13 octobre suivant, la Flandre se comptera en vrai. À quatre mois d’intervalle, les électeurs seront invités à renouveler les parlements fédéral et régionaux, puis les conseils communaux et, de fait, à juger quasi au même moment la politique menée à tous les niveaux de pouvoir. Déjà, on connaît un groupe de perdants. À chaque précédent scrutin, l’érosion des partis dits « traditionnels » (ou classiques) s’est renforcée. Ensemble, les chrétiens-démocrates, les libéraux et les socialistes flamands attiraient 65,5 % de l’électorat en 2004. Dix ans plus tard, ce n’était plus que 48,6 %. Aux élections de 2019, leur plafond était plus bas encore : 38,6 %. Selon les sondages, ils ne représenteraient aujourd’hui même plus un électeur sur trois. La faute à qui ? À la N-VA, dans un premier temps. Quand Bart De Wever a créé cette plateforme de rassemblement des supporters du nationalisme et de l’indépendance de la Flandre, il a approché puis dépassé la barre des 30 %. Au même moment, l’extrême droite – elle aussi séparatiste – a nettement reculé. La surprise, ça a été ensuite la montée en force du Vlaams Belang combinée au maintien à un haut niveau de la N-VA. Les déçus de la politique, les victimes des crises socio-économiques successives, les racistes décomplexés ont nourri la vague jaune et noir. Ensemble, les deux partis se rapprochent de la majorité absolue qui, en vertu de notre système de représentation politique, se situe légèrement sous la barre des 50 %. En mai 2019, ils étaient à 43,3 %.

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Lucile Gautier. CC BY-SA

« Le 8 juin 2024, je n’exclus pas que le Vlaams Belang fasse mieux encore que ce qu’annoncent les sondages, avertit Rik Van Cauwelaert. Et s’il réunit 27, 28, voire 30 % des voix et qu’il bat la N-VA de De Wever, c’est à lui que reviendra l’initiative de former un gouvernement en Flandre. Dans ce cas de figure, le parti de Tom Van Grieken gagnera du temps et maintiendra la pression jusqu’aux élections communales d’octobre, afin de gagner deux fois. Tout sera bloqué, figé durant l’été 2024. Les regards se tourneront alors vers Anvers. C’est le cœur de la vie politique, au nord du pays. À côté, Gand, Bruges, Hasselt ne comptent pas. Celui qui dirige Anvers dirige la Flandre. »

Aux dernières élections, en 2018-2019, la N-VA était assez largement devant le Vlaams Belang dans son bastion d’Anvers. Mais, on l’a vu en France, l’extrême droite semble à même de surprendre. « Le Belang procède exactement comme le Rassemblement national de Marine Le Pen, poursuit le journaliste. Il va désormais chercher de nouveaux électeurs à gauche, en estimant par exemple qu’il ne faut pas limiter les allocations de chômage dans le temps. N’oublions pas qu’il a déjà atteint la barre des 30 % à Anvers – c’était en 2004. Pour moi, il pourrait battre deux fois la N-VA en quelques mois. Ce serait l’humiliation pour Bart De Wever. » Un séisme ! Surtout si ce dirigeant politique fier et calculateur devait jeter l’éponge. Dans un contexte de crise institutionnelle, la bataille pour le leadership du parti nationaliste serait épique. Pour de nombreux observateurs, cela pourrait se jouer entre l’ancien secrétaire d’État à l’Asile et aux Migrations Theo Francken, qui n’a jamais caché son ouverture à une alliance avec l’extrême droite (sans la nommer ainsi), et Zuhal Demir.

Pas le même climat

L’énigme Zuhal Demir… Mais qui est-elle vraiment ? Quelle est sa vision de la coopération avec les francophones ? Est-elle prête, elle, à gouverner avec le Vlaams Belang ? Ces deux dernières années, la Limbourgeoise a marqué l’actualité politique avec des prises de position assez clivantes, comme celles sur la justice. Fondamentalement libérale, soucieuse du maintien de l’ordre, positionnée à droite, la ministre N-VA a aussi affronté de manière assez courageuse deux acteurs socio-économiques a priori plus puissants que sa petite personne. Également chargée de l’Environnement, elle a tapé sans retenue sur le Boerenbond dans la crise de l’azote qui a failli faire sauter le gouvernement flamand. Ce dossier relatif à l’épandage de lisier – contenant de l’azote – sur les sols agricoles empoisonne l’exécutif régional depuis des décennies. Il symbolise l’ancienne domination exercée par le pilier chrétien et le lobby agricole qui lui est apparenté, défendant les cultures intensives.

Au même moment, Zuhal Demir a mis la pression sur la multinationale américaine 3M pour qu’elle paie une amende de 571 millions d’euros en raison de ses rejets de substances chimiques – de la famille des PFAS – près de son usine de Zwijndrecht (Anvers). Des interventions risquées, très médiatisées, qui ont poli son profil de défenderesse de l’environnement. Au point d’en faire une alliée potentielle de la famille écologiste et des partis de gauche qui misent sur elle pour faire barrage à l’ultradroite ? Pas si vite… Zuhal Demir est aussi cette ministre flamande qui empêche notre gouvernement fédéral de se rendre aux sommets européens pour le climat avec un plan d’action ambitieux et coordonné. Là, elle redevient « Madame Non », intraitable, refusant de négocier, estimant que c’est à la Belgique et non à la Flandre de payer pour de plus amples réductions d’émissions de CO2. Parce que c’est comme ça. Sur les questions essentielles, à ses yeux, liées à l’identité, l’extrêmement ambitieuse Zuhal Demir a toujours été claire. Elle a renoncé à sa nationalité turque. Elle ne se sent pas non plus belge. La Flandre est sa raison d’être, et la politique son jouet.

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  1. L’autonomie de gestion.

  2. Malins.

  3. Les partis dominants bénéficient d’une sorte de prime à la grande taille.

  4. Lire aussi notre « Moment flamand », consacré à la pollution dans le port d’Anvers.

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