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Les retrouvailles de Pondichéry

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Nirmala est née à Pondichéry, au Sud-Est de l’Inde, en 1976. Quarante ans après son adoption par une famille namuroise, elle retourne sur sa terre natale.

Elle tente de se frayer un passage jusqu’au tapis roulant, au milieu des saris colorés. Les hommes luisent de sueur. Hypnotisée de fatigue, elle suit des yeux la farandole de bagages. Nous sommes le mercredi 28 mars 2018, il est 3h15 du matin. Nirmala vient d’atterrir à Chennai, au Sud-Est de l’Inde. Pour la première fois, en quarante ans, mon amie a le sentiment de se fondre dans la masse. « Je me retrouve dans leur couleur de peau, leurs cheveux, leurs mains fines… Mais aussi dans leur attitude, leur regard, leurs gestes lents, leur allure flegmatique. Je me sens un peu chez moi, déjà. »

Nirmala Pont est née en 1976 à Pondichéry, un ancien comptoir français au Sud Chennai. Abandonnée par ses parents biologiques, recueillie par l’orphelinat de la congrégation des Sœurs de Cluny, elle est adoptée quelques mois plus tard par une famille namuroise. Le 31 mai 1978, un avion de la Sabena décollait pour l’emmener en Belgique.

Nir et moi, on se connaît depuis qu’on a 11 ans. On se rencontre à l’été 1987, lors d’un camp scout. À l’époque, les questions sur ses origines l’agaçaient un peu. Elle refusait sa différence, ses cheveux et ses yeux trop secs ou trop bouclés. Elle semblait ne pas entendre – parfois encore aujourd’hui – tous les compliments qui fusaient autour d’elle. Elle voulait juste être comme les autres.

Le déclic survient à la naissance de ses filles. Elle perçoit soudain l’envie de savoir d’où elle vient : quel ventre l’a portée, qui l’a mise au monde, prise dans les bras puis abandonnée ? Laora naît le 17 décembre 2005, Naomi le 17 septembre 2007. Ironie des dates : c’est aussi un 17 septembre, en 1977, que Nir est officiellement arrivée à l’orphelinat de Cluny. Elle le découvre 30 ans plus tard, alors qu’elle se repose chez ses parents de son deuxième accouchement. En ouvrant un tiroir de leur chambre à coucher, elle tombe sur son dossier d’adoption. Un document manuscrit rédigé en français – son acte de naissance émis par la municipalité de Pondichéry – relate l’existence d’une certaine Shanti, servante auprès des Sœurs de Cluny. C’est elle qui trouve, devant la porte de l’orphelinat, « un enfant de sexe féminin, paraissant âgée d’un an, aux yeux et aux cheveux noirs, mesurant 68 cm et pesant 7,8 kg ». Elle l’emmène au poste de police de la rue du Grand Bazar où un sous-inspecteur transcrit les déclarations de Shanti. Celle-ci souhaite donner au bébé le nom de Nirmala. « Sur quoi, nous avons dressé le présent acte et confié l’enfant à la directrice de la pouponnière de Saint-Joseph de Cluny, lui demandant d’en prendre soin », conclut le rapport de police.

« UNE GENTILLE PETITE FILLE »

L’histoire de Nir se fait ainsi un peu plus concrète, ouvrant la porte à une multitude d’hypothèses. « J’essaye d’imaginer cette Shanti, dit Nirmala. Je suis arrivée à Cluny avec un poids normal pour un bébé d’un an. J’étais en bonne santé. Quelqu’un a donc dû prendre soin de moi pendant ces 12 mois. »

Dans le tiroir de ses parents, elle découvre aussi les lettres envoyées par la mère supérieure de la congrégation, sœur Clotilde. Cette dernière s’emmêle plus d’une fois les pinceaux. Elle s’embrouille sur la taille et même le prénom de Nirmala. Peu avant la Noël 1977, c’est « Myriam » qui apparaît dans l’une des missives. « Je me souviens que mes oncles en parlaient avec mes parents. Je les entends encore : " Mais qu’est-ce que c’est que ce bazar ?" ». « Myriam » figure également dans la liste des enfants qui ont accompagné Nirmala dans l’avion de la Sabena, le 31 mai 1978. Cette liste mentionne la destination finale de chaque bébé. Myriam a été adoptée en France, par une famille d’Angers. L’incontournable question se pose : les deux fillettes auraient-elles pu être échangées ?

Nous sommes en octobre 2017 lorsque Nirmala m’évoque tout cela pour la première fois. Madeleine, sa maman adoptive, est décédée quelques mois plus tôt. Madeleine était une personnalité forte, généreuse et pleine d’humour. Nir l’adorait. Après sa mort, au terme d’un long combat contre le cancer, elle s’est sentie comme « autorisée » à rejoindre l’Inde.

Muriel, une amie avec qui Nir a fait ses études de kiné à l’UCL, sera également du voyage. Je mettrai des mots sur nos impressions, Muriel les immortalisera en photos. Le 27 mars 2018, nous embarquons donc toutes les trois pour un voyage de deux semaines à Pondichéry.

Un chauffeur nous attend à la sortie de l’aéroport. Nous roulons à travers les rues de Chennai éclairées par les phares. Les véhicules klaxonnent pour ne pas se percuter. Une vache rumine sur un tas de poussière, entre deux chiens errants roulés en boule. Nous terminons la nuit dans un hôtel et arrivons à « Pondy » le lendemain, dans l’après-midi. Nous prenons en pleine face ce festival de couleurs, de bruits et d’odeurs. Les fragrances d’encens, de jasmin et de patchouli se mêlent aux effluves d’essence et d’ordures en putréfaction. Les saris sont jaunes, turquoise, rouges, ocre. Le golfe du Bengale balaie sur la ville une brise chaude et salée. Pondichéry est une ville de contrastes, divisée entre sa partie « blanche », côté mer, et sa partie « noire » côté terre. La ville « blanche » se compose de belles villas coloniales, de restos et de bars branchés que fréquentent des Occidentaux.

Jeudi 29 mars. Nous nous rendons à l’orphelinat. Une haute porte verte métallique marque l’entrée du site de la congrégation. Nirmala change brutalement de tête. Son visage se durcit, comme frappé par la solennité du moment. Elle entrouvre la porte. La referme. Les larmes lui montent aux yeux. Elle finit par franchir le pas et se retrouve dans la cour de l’institution. Sœur Lucie nous reçoit et nous mène jusqu’à l’endroit où se trouve le registre des adoptions, un grand cahier A4 épuisé par les ans. Nous y trouvons le prénom de Nirmala à côté de sa date d’arrivée à l’orphelinat, le 17 septembre 1977. Puis, sur une autre page, il apparaît sur la même ligne qu’une autre date : le 15 novembre 1976. Nir aurait donc été recueillie à Cluny peu de temps après sa naissance… « Cela pourrait expliquer pourquoi j’étais en bonne santé à l’âge d’un an  », se dit-elle. Dans ce dossier, nous ne trouverons rien de plus sur ses origines.

La religieuse nous indique une pile d’albums photos envoyées par les familles adoptives. J’en ouvre un au hasard. Je tombe sur une bouille souriante, collée sous un film en plastique. « Cette fille me dit quelque chose… », me dis-je. Assise à côté de moi, Nirmala s’exclame : « Ah mais c’est moi ! ». Il s’agit bien d’une photo de mon amie quand elle avait 11 ans, pile l’âge qu’elle avait quand je l’ai rencontrée. Sur un autre cliché, elle apparaît sur la balançoire du jardin familial, à Vedrin. Sur un autre encore, elle est debout dans le salon, entourée de son frère et de sa sœur. La Belgique surgit ainsi soudain dans cet orphelinat indien, là où elle a passé les premiers mois de sa vie. Les deux mondes qui fondent son identité sont ainsi renoués. Au fil des albums défilent d’autres visages de petits Indiens. Ils sont aux sports d’hiver, dans leurs habits immaculés de communion, en train de souffler leurs bougies d’anniversaire. Ils sont en Belgique, en France, aux Etats-Unis,… « Une dizaine par an débarquent comme vous ici à la découverte de leurs origines »,note Sœur Phyllis. Les albums les plus récents montrent des petits bouts entourés de parents qui leur ressemblent. L’Inde privilégie aujourd’hui l’adoption à l’échelle nationale. Depuis le 1er septembre 2005, l’Autorité centrale fédérale pour l’adoption n’a enregistré la venue que de 44 enfants indiens. Entre 1991 et 2005, la Fédération Wallonie-Bruxelles indique qu’elle en a encadré 358. Le Vlaams Centrum voor Adoptie compte pour sa part 3053 enfants indiens adoptés entre 1976 et 2005.

MYRIAM

Nirmala s’assied sur un muret de la cour inondée de soleil. Les larmes coulent. « Je ne m’attendais pas à ressentir tout cela ». Elle échafaude des hypothèses : « Il y avait une caserne africaine ici à Pondichéry. Or, une anthropologue m’a dit que j’avais certains traits africains. Peut-être suis-je née d’une union avec l’un de ces militaires ? Quoi qu’il en soit, j’ai le sentiment d’avoir été "replantée" au bon endroit en Belgique. »

Sœur Lucie traverse la cour. Nous lui demandons si nous pouvons voir les enfants. Nous entrons dans la vaste salle où les petits passent l’essentiel de leurs journées. Bébé, Nirmala a joué sur ce même carrelage moucheté. Les enfants nous observent de leurs grands yeux curieux. Ils nous tendent les mains, leurs dessins. Nirmala prend une petite fille dans ses bras. Une jeune femme indienne se tient au milieu du groupe. Elle s’avance vers nous : « Vous parlez français ? Moi, c’est Myriam »…. Myriam ? « Myriam » ? Celle des lettres de sœurs Clothilde ? Il semblerait bien que oui… Elle nous explique qu’elle a été adoptée par une famille française, il y a pile 40 ans. Nir lui montre les photos d’époque stockées dans son GSM. L’un des bambins en noir et blanc affiche clairement ses traits.

Et ce bébé là, dans les bras de sa mère adoptive, c’est bien Myriam. La photo a dû être prise par Madeleine, la maman de Nir…

Quarante ans plus tard, les routes des deux fillettes emportées par la Sabena se recroisent. Improbable. Nirmala et Myriam ont du mal à atterrir. Elles ont le sentiment d’avoir retrouvé une sœur, une amie de toujours. Muriel et moi assistons ébahies à ces retrouvailles inattendues. Tout est si fluide, comme si cette rencontre était parfaitement normale. Myriam habite dans un petit village du massif du Queyras, au pied des Alpes. Là où vit aussi Virginie, une des meilleures amies de Nirmala et Muriel. Le monde est vraiment minuscule.

Nous allons boire un verre sur une terrasse ombragée. Comme Nirmala, Myriam a perdu sa maman adoptive. « C’était il y a 18 ans. Nous avons été en conflit un certain temps car mes parents n’étaient pas très clairs au sujet de mes origines. Ils ne voulaient pas que je leur parle de l’Inde. Ils avaient peur que je veuille partir. »Myriam revient régulièrement à «  Pondy  ». La première fois, c’était en 2001, juste après la mort de sa maman. Elle y retourne ensuite 15 ans plus tard, accompagnée de Selvam, un garçon lui aussi recueilli à Cluny et adopté en France. Myriam le rencontre en 2016 à Paris, aussi par hasard. « C’est lui qui m’a donné le courage d’y retourner. » Depuis, elle fait le voyage environ une fois par an. Les enfants la connaissent bien. Ils l’appellent « Mimi ». « Il y a 98 % de filles à l’orphelinat. Tous ces petits bouts sont très éveillés. Ils se stimulent entre eux. Certains sont semi-orphelins. Pour eux, c’est pire encore car ils ne peuvent pas être adoptés. Ils sont censés rentrer dans leur famille pour les vacances. On les y emmène en bus et certains reviennent aussitôt car leurs parents n’ont pas voulu les prendre. »

Le soir, nous nous retrouvons dans un bar à cocktails. Myriam a demandé à son copain de lui envoyer des photos d’elle quand elle était petite, celles de l’album de l’orphelinat. Parmi les enfants et les religieuses, on reconnaît la petite Nirmala. « Dire que je regarde ces photos depuis toujours, je les connais par cœur », dit Myriam. Les lettres reçues de sœur Clothilde sont quasi similaires à celles de Nir : « Une gentille petite fille qui vous comblera de bonheur ». Myriam se marre : « Elle n’allait quand même pas dire " vous savez, elle est vraiment trop chiante, vous n’allez pas vous en sortir ! " Souvent, les sœurs ne comprennent pas pourquoi on veut savoir d’où l’on vient ». Dans son acte de naissance, son histoire ne diffère pas de celle de Nirmala.

Le départ se rapproche. Nous allons dire au-revoir aux religieuses. Sœur Rosalie nous accueille à l’entrée de leur résidence. Son visage rayonne d’un sourire bienveillant. Elle était déjà là en 1976. « À l’époque, il y avait tellement d’enfants qui arrivaient, des dizaines tous les mois… On ne peut pas se souvenir de tous. » Un ventilateur accroché au plafond remue un air moite. « J’ai toujours aimé les atmosphères d’église, la messe », confie Nirmala. C’est l’heure du goûter. Les religieuses nous accueillent à leur table, nous offrent des pâtisseries indiennes. Un peu comme des mamans.

Nous partons saluer Myriam. L’histoire continuera sur WhatsApp. Son abandon sous X prive Nirmala des réponses aux questions sur ses origines. Elle tisse toutefois de nouveaux points d’attache sincères et fermes avec une personne qui partage la même histoire qu’elle. Celle qui érige depuis toujours l’amitié en valeur refuge reste ainsi fidèle à elle-même. Elle s’est réconciliée avec son histoire. Elle a adopté l’Inde.

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