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Comment les fake news kazakhes empoisonnent le débat public belge

kazakh-connection
Pieter Fannes. CC BY.

L’industrie des fake news débarque en Belgique. Depuis le mois de mars, un curieux site d’info attire le chaland belge sur les réseaux sociaux. Bien informé sur certains aspects du kazakhgate, Open Source Investigations présente toutes les apparences d’un média d’investigation. Avec un biais de taille : tous les articles tendent à disculper l’oligarque belgo-kazakh Patok Chodiev. Et pour cause : Open Source Investigations est une officine utilisée pour des campagnes de relations publiques occultes. L’industrie de la désinformation, en plein essor mondialement, fait ainsi une entrée remarquée sur le dossier politique belge le plus sensible du moment.

« Des diamants, des banques et des politiciens : comment la loi pénale a été changée en Belgique ». Avec ce titre énigmatique, un nouveau média faisait son apparition sur la scène belge, le 27 février dernier. Le site Open Source Investigations (OSI) semblait apporter un éclairage neuf sur le kazakhgate, ce scandale d’Etat qui voudrait qu’une loi ait été votée spécialement pour favoriser le richissime Belgo-Kazakh Patokh Chodiev.

L’article nous apprenait, entre autres choses, que la première transaction pénale conclue après l’adoption de la loi controversée bénéficia en premier lieu à la Société Générale, début juin 2011 – avant donc de profiter à M. Chodiev et ses co-inculpés. L’auteur – anonyme - revenait aussi sur le lobbying forcené du secteur diamantaire pour faire adopter la loi.

« CHODIEV INNOCENT ! »

Conclusion : « Patokh Chodiev était simplement au mauvais endroit, au mauvais moment. En concluant sa propre transaction pénale avec le parquet une semaine après la Société Générale, il est devenu le bouc émissaire parfait. Riche, controversé et non connecté avec l’establishment politique belge (sic), il a été jeté au lions, afin de créer un parfait écran de fumée pour masquer des machinations ».

Mêlant un soupçon de complotisme à un sponsoring solide sur Facebook, l’article a remporté un franc succès, avec plus de 3 600 partages et de très nombreuses réactions. Il n’était que le premier d’une longue série. Pas moins de 10 billets ont été publiés depuis, avec un seul objectif : blanchir la réputation de Patokh Chodiev.

Au fil des publications, Open Source Investigations a gagné une base solide d’amis Facebook en Belgique, parmi lesquels des politiciens et des journalistes renommés. Malgré les questions posées dans les commentaires, l’auteur (ou les auteurs) reste(nt) parfaitement anonyme(s).

Mais qui se cache donc derrière Open Source Investigations  ? Une première demande sur le formulaire de contact ne nous a fourni aucune réponse. Un rapide coup d’œil au registre des noms de domaine indique que le site est déposé auprès d’un fournisseur d’accès nord-américain, sans adresse de contact.
Facebook recense trois employés, dont un CEO, qui n’a pas donné suite à nos sollicitations.

DÉCRÉDIBILISER L’ADVERSAIRE

Les sujets traités sont internationaux : on va de l’Asie au Congo en passant par l’Europe centrale. Une constante : Open Source Investigations s’attarde sur un pays, souvent dans un contexte sensible, le temps d’une série d’articles aux objectifs bien précis.
Il a par exemple été utilisé dans le cadre de campagnes électorales au Ghana (automne 2016) et en Serbie (avril 2017) pour décrédibiliser des candidats à coups d’articles anonymes. En vain, puisque Nan Akufo-Addo et Aleksander Vucic, visés par ces attaques, ont tous les deux été élus à la présidence de leurs pays.

Le site publie également des articles virulents contre la dérive dictatoriale du président congolais Joseph Kabila. Avec un certain succès d’audience, puisque le public congolais représente plus de la moitié des quelque 15 000 visites mensuelles (en moyenne).

Open Source Investigations se fait encore le véhicule de fake news pro-russes dans le conflit syrien. Le site véhicule « certains messages de désinformation identifiés par la task force de l’UE sur les fausses informations. Il instille par exemple le doute sur l’attaque chimique perpétrée en Syrie récemment.

Le cas de la Malaisie est particulièrement frappant : une dizaine de billets, distillés durant les trois premiers mois de 2016,  se sont attachés à réduire à néant la crédibilité de Clare Rewcastle-Brown, la bloggeuse indépendante à l’origine de la divulgation d’un scandale de corruption majeur impliquant le Premier ministre Najib Razak. Cerné par des procédures judiciaires aux Etats-Unis, en Suisse et dans plusieurs autres pays, ce dernier se maintient au pouvoir en muselant l’opposition. Le site de Clare Rewcastle-Brown a été coupé dans le pays, et elle-même fait l’objet d’une vaste campagne de diffamation.

INDUSTRIE DE LA DÉSINFORMATION

« Open Source Investigations n’est que l’un des sites internet qui étaient utilisés pour me nuire. Il y a aujourd’hui toute une industrie de journalistes qui mettent leurs plumes à disposition de ce genre de médias. C’est ça le vrai “fake news” », a-t-elle affirmé à Médor. Les courageux anonymes d’OSI n’ont d’ailleurs jamais pris la peine de solliciter son point de vue.
Dans une plainte pour diffamation, déposée contre des médias établis qui ont relayé les articles d’OSI, elle demande d’identifier les auteurs de ce site. En vain. « Vous ne trouverez jamais qui est derrière ce site », prévient-elle.
Sur son blog, Sarawak Report, la journaliste a documenté certaines des tentatives de manipulations et d’infiltration dont elle fait l’objet. Elle relate notamment un épisode étrange à Genève, où se signale un certain Mark Hollingsworth.

Ce journaliste britannique indépendant s’est également montré à Bruxelles ces derniers temps, avec un modus operandi similaire : s’introduire auprès des journalistes d’investigation – il l’a fait avec Médor, Apache et Le Soir – afin d’échanger des informations sur le kazakhgate. Bien informé, l’homme se prévaut d’avoir signé des articles pour les grands titres de la presse anglaise, ainsi que plusieurs livres sur les oligarques russes.

« Il s’est présenté à moi comme le biographe de Patokh Chodiev », explique Alain Lallemand, qui couvre l’actualité du trio kazakh pour Le Soir depuis 20 ans. « Il s’est montré extrêmement insistant, mais je n’y ai pas donné suite. Je n’ai jamais eu confiance. S’il y avait un biographe, cela se saurait ».
Du côté de Médor, quelques échanges d’informations ont eu lieu, jusqu’à ce qu’une demande particulière éveille notre suspicion : Mark Hollingsworth souhaitait nous faire demander à l’ICIJ, le consortium des journalistes d’investigation, sans que son nom soit mentionné, des informations sur Patokh Chodiev.

AGENT DOUBLE

L’homme est en fait coutumier de ce genre de méthodes. Son nom apparaît ainsi dans un scandale politico-médiatique en Irlande, où son rôle d’agent double a été dénoncé. « Depuis de nombreuses années, Mark Hollingsworth a utilisé son statut de journaliste et d’auteur pour espionner des gens et obtenir des informations utiles à ses riches clients », écrivait le quotidien Irish Times l’été dernier. Les mêmes techniques d’approche semblent avoir été utilisées vis-à-vis de Clare Rewcastle Brown, qui l’accuse, sur son blog, d’avoir cherché à obtenir des informations à travers sa participation à un documentaire.  
Après avoir été plusieurs fois invité par Médor à clarifier sa situation, le journaliste affirme « n’avoir jamais travaillé pour des clients hors média en Belgique ».  Il déclare par ailleurs n’avoir aucun lien avec Open Source Investigations.

OSI n’est pas la seule source douteuse à s’inviter dans le kazakhgate. Sur le club de Mediapart, l’espace réservé aux blogs publics des abonnés du site d’information français, un certain Jérémy Dudouet, déroule les mêmes informations et arguments. Ainsi, le 23 février, un article expliquait « comment la transaction pénale a d’abord profité à la Société Générale ». La ressemblance, point par point, des arguments avec ceux que publierait le prétendu site d’information quelques jours plus tard est saisissante.

Plus récemment, Open Source Investigations (ici) et Jérémy Dudouet (ici) s’en sont pris simultanément à Dirk Van der Maelen, le pugnace président de la commission d’enquête sur le kazakhgate, bien décidé à faire toute la lumière sur cette affaire.
Visiblement bien informé, puisqu’il semble par exemple avoir assisté à une conférence de presse récente de l’avocat de M. Chodiev, Jérémy Dudouet est pourtant inconnu au bataillon des observateurs du kazakhgate.

« PLANQUE MES FESSES »

Contacté par Médor via la messagerie interne de Médiapart, il n’a pas donné signe de vie. Nous n’avons pas réussi à l’identifier, et il nous revient que son adresse mail est hébergée sur le serveur hmamail.com spécialement conçu pour protéger les identités (l’acronyme hma désigne d’ailleurs hide my ass, soit planque mes fesses  !).

Même sans avoir trouvé l’identité des auteurs des articles en question, il semble évident qu’une campagne de relations publiques est en cours pour blanchir la réputation de Patokh Chodiev. Les techniques utilisées font écho à la vague de désinformation qui a pollué le débat public ces dernières années, notamment dans le chef de médias soutenus par le Kremlin, comme Sputnik News. De l’élection de Donald Trump à la présidentielle française, l’industrie des fake news s’immisce comme nouvelle arme idéologique dans les batailles démocratiques majeures. Dans le cas de la Malaisie, le niveau d’intoxication du débat public est si élevé qu’il devient difficile de discerner le vrai du faux. La Belgique n’est désormais plus épargnée par ces manipulations grossières.  

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