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Destexhe au service d’un affairiste ?

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Le boss de la firme Semlex, reine du passeport en Afrique, a pu compter sur le soutien du sénateur libéral Alain Destexhe. Et vice-versa.

Mercredi 15 avril 2009, 15h55. Michèle Bauters, la directrice financière de la société anonyme Semlex, spécialisée dans la production et la livraison de passeports biométriques en Afrique, écrit au sénateur MR Alain Destexhe. « Pourriez-vous introduire une demande de carte de séjour pour Madame Ahmed Idriss Zina Wazouna, épouse de chef d’Etat ? Cette dame nous sert d’intermédiaire dans différents contrats au sein des pays africains. »  A priori, Destexhe a autre chose à faire que d’accueillir les bras ouverts l’ex-femme du président tchadien Idriss Déby. Le 7 juin suivant, le parlementaire libéral, ancien secrétaire général de Médecins sans frontières, brigue un mandat de cinq ans au Parlement bruxellois ainsi que sa réélection au Sénat. Il est en pleine campagne électorale. Chez Semlex, on est manifestement au courant. La directrice financière ajoute dans le même mail : « La camionnette demandée à Albert pour votre campagne électorale sera à votre disposition avenue Brugmann, 384, à partir du 17/04 de 9h à 16h. »

Alain Destexhe sera élu avec 7 532 voix, soit le 6e score du MR à Bruxelles. « Albert », c’est Albert Karaziwan. L’administrateur délégué de Semlex Europe, dont le siège social est fixé au 384 de l’avenue bruxelloise. Cet homme d’affaires est réputé pour son culot monstre. « Il est capable de vendre n’importe quoi à n’importe qui », témoigne un ancien partenaire. Mais aujourd’hui, le vent a tourné. Le Parquet fédéral chargé de la grande criminalité a ouvert une enquête judiciaire sur les activités en eaux troubles de Semlex. Cette investigation à l’échelle internationale découle des révélations, en avril, de l’agence de presse Reuters, faisant état de paiements effectués à un proche conseiller de Joseph Kabila lors de la signature d’un contrat de livraison de passeports avec la République démocratique du Congo, il y a deux ans et demi. A la lecture de nombreux mails, documents divers ou contrats signés par la firme belge, portant sur des centaines de millions d’euros, il apparaît que bien d’autres marchés sont suspects (lire à ce propos l’enquête publiée, hier, 22 décembre, par Reuters).

« AUCUN INTÉRÊT DANS L’HISTOIRE »

C’est en plein polar qu’est intervenu le sénateur Alain Destexhe. « Je n’ai rien fait d’anormal, dit-il aujourd’hui, en réponse aux questions de Médor. Je connais Albert Karaziwan depuis plus de quinze ans. C’est devenu un ami. Il m’a permis de rencontrer à Bruxelles plusieurs personnalités politiques africaines. Moi, je suis un sénateur belge, lui, il est un homme d’affaires belge. Il me paraît normal de veiller au développement d’une firme – belge, j’insiste – à l’étranger. » Que fait Alain Destexhe quand Semlex lui demande un petit service ? Il s’exécute sans tarder. Le 28 avril 2009, une dizaine de jours après la sollicitation, il envoie un courriel à la commune de Waterloo, où habite la fameuse « épouse de chef d’Etat ». Une lettre accompagne ce mail. Entre libéraux, le style d’écriture se veut familier. Alain Destexhe s’adresse à Serge Kubla, ex-ministre wallon de l’Économie. « Monsieur le Bourgmestre, cher Serge, j’aurais souhaité attirer ton attention sur le cas de Madame Ahmed Idriss Zina Wazouna. C’est l’épouse du Président tchadien et la sœur du Président de la banque centrale qui gère le franc CFA pour l’Afrique centrale. Celle-ci voudrait s’installer en Belgique. (…) Elle aide des hommes d’affaires belges à obtenir des contrats. Je n’ai personnellement aucun intérêt dans l’histoire mais je suis sollicité pour qu’elle puisse s’établir à Waterloo plutôt qu’en Suisse où les autorités cherchent à la faire venir. »

À la même époque, Destexhe entretient des contacts réguliers avec son ami Albert, qu’il tutoie. En juillet 2010, Albert Karaziwan figure dans le carré serré des patrons à qui Alain Destexhe écrit pour les convaincre de ses chances de succès à l’élection présidentielle du MR du début 2011, où il envisage un moment de défier Didier Reynders. En mars 2011, Destexhe se retrouve en même temps qu’un intermédiaire de Semlex face au ministre congolais du Budget, Jean-Baptiste Ntahwa Kuderwa, ce dernier semblant bloquer un contrat de livraison de permis de conduire en raison de son appétit apparent de commissions. « Je viens d’élaborer un travail de fond pour connaître la vérité du blocage du démarrage du permis de conduire, écrit à l’époque l’intermédiaire Mampela Mopopolo à Karaziwan et à son staff. J’ai été reçu jeudi passé par le Premier ministre (Adolphe Muzito). Le lendemain, j’ai été reçu avec le sénateur Alain Destexhe par le ministre du Budget (…) Le Premier ministre a opté pour Semlex Europe, mais le ministre du Budget se posait la question de savoir si le gouvernement doit laisser tomber les quinze millions de dollars qui ont été débloqués en 2007 au profit d’Isis-Congo, la société du frère du président de la République. »Que fait un sénateur belge dans une telle aventure ? « Il n’y avait aucune raison de refuser de rencontrer une personnalité congolaise, se souvient Destexhe, après un temps d’hésitation. Je me suis vite aperçu que l’intermédiaire de Semlex, dont Albert Karaziwan se méfiait, cherchait à montrer qu’il avait des relations en exhibant un parlementaire belge. De manière générale, je n’ai jamais négocié quoi que ce soit au nom d’Albert Karaziwan ou de Semlex. » En septembre 2011, selon plusieurs documents, le sénateur Destexhe se renseigne auprès d’une ministre rwandaise et donne à « Albert » le nom du haut fonctionnaire à voir à tout prix lors de ses contacts exploratoires au pays des mille collines. « C’est tout de même logique de faciliter la vie d’un homme d’affaires belge quand on a un bon carnet d’adresses. À ma connaissance, Albert Karaziwan n’a jamais conclu aucune affaire avec le Rwanda », commente aujourd’hui le parlementaire MR. « Pas intéressé », écrivait-il durant la campagne électorale de 2009, mais si bienveillant. Et la camionnette mise à sa disposition ? « Il n’y a aucun lien autre que temporel entre la lettre envoyée à Serge Kubla et la mise à disposition d’une camionnette. A chaque fois que j’ai utilisé un véhicule pour poser mes affiches, ajoute Destexhe, je l’ai déclaré dans mes comptes de campagne. » Admettons. Ces comptes ne sont plus publics ; il est impossible, pour un journaliste, de vérifier.

AVANCES SUR COMMISSIONS

Et que devient l’ « épouse de chef d’Etat » chouchoutée par la direction Semlex ? Pour se faire régulariser sur notre territoire, en 2009, Zina Wazouna Ahmed Idriss recourt à la procédure dite « 9 bis », découlant d’une loi de 1980. Elle s’adresse en ce sens au bourgmestre Kubla, se présentant à lui en tant que consultante au service de Semlex. Dans ce cas de figure, le rôle de la commune - Waterloo en l’occurrence - est très cadré. Elle reçoit par courrier recommandé la demande de séjour. Elle vérifie que la personne réside bien dans la commune et envoie le dossier à l’Office des étrangers, dépendant du ministère de l’Intérieur. Bref, elle fait office de boite aux lettres. Pourquoi un sénateur contacte-t-il dès lors un bourgmestre sur un dossier où il « suffit » d’appliquer la loi ? Contacté via son avocat Denis Bosquet, Serge Kubla affirme que « dans son souvenir, il n’est jamais intervenu à titre personnel dans ce dossier »

En tout cas, cela s’est arrangé pour Wazouna Idriss. Aujourd’hui, elle vivrait dans un bel appartement à Monaco et reste propriétaire d’une maison à Waterloo. Ses voyages en Afrique ont été réguliers. Cette femme d’affaires de 40 ans sert de lobbyiste et de carnet d’adresses ambulant pour permettre à Semlex de nouer des alliances avec de nombreux dirigeants africains. Selon diverses sources, elle est un maillon central du système Semlex. Une convention d’agent la lie à Karaziwan depuis près de dix ans.

Extrait d’un de ces contrats-types proposés à d’autres profils comparables, parmi lesquels des hommes politiques : il est entendu que ces agents « introduiront Semlex auprès du gouvernement » du pays ciblé et « assureront l’ensemble des démarches nécessaires, conformes à la loi et à la morale, auprès des autorités concernées, permettant l’attribution et le développement sans heurt » des projets visés. Selon des tableaux de répartition des coûts à assumer par Semlex, relatifs à la période allant du début 2008 au début 2010, l’agente Wazouna Idriss a bénéficié sur ces deux seules années de paiements d’un montant total d’1,6 million d’euros. Il s’agit de factures envoyées à Bruxelles, au siège de Semlex, à titre de « commissions » destinées à « faire aboutir les projets au Gabon ». Serait-ce en lien avec les deux accords passés entre les champions belges du document officiel et les autorités gabonaises, en novembre 2007 et en février 2008 ? Un marché à 21 millions d’euros, portant sur la livraison de 1 500 000 cartes d’identité, de 150 000 passeports et de 250 000 visas.

UN AGENT TUÉ, MAIS TOUT RESTE OK

Même chose en Guinée-Bissau, par exemple. En juin 2004, l’écrivain et politicien Helder Proença Tavares devient un agent de Semlex. Il est nommé ministre de la Défense en décembre 2005. Et, les Belges commencent alors, dès le début 2006, à gagner une série de contrats portant sur la livraison de cartes d’identité et de séjour à tout un pays, de papiers militaires et même de cartes d’anciens combattants. Toujours en vantant les mêmes mérites : un système biométrique avec photos et empreintes digitales, rendant les papiers hautement sécurisés. En août 2006, via un membre de sa famille, l’agent devenu ministre fait demander le paiement de 50 000 euros sur un compte en Espagne. En août 2007, un mail suggère que « les 45 000 dollars soient versés sur son compte en Gambie plutôt qu’en Suisse » ; le virement de Semlex d’une valeur convertie de 32 055 euros suit le 17 septembre 2007. Ce rôle d’agent s’arrête brutalement en 2009. L’assassinat d’Helder Proença Tavares a été considéré par la police locale comme le résultat d’un règlement de comptes, sans doute lié à un trafic de stupéfiants.

Après la mort de son premier agent spécial en Guinée-Bissau, Semlex trouve d’autres appuis afin de renforcer son emprise. Cette fois, il s’agit de grappiller le marché des permis de conduire. Il y a mise en concurrence. Mais elle semble manifestement truquée, comme l’indique un mail échangé entre le cadre de Semlex en Guinée et le siège central à Bruxelles. « La date d’ouverture des enveloppes est prévue le 17 avril 2009, à 12 heures, écrit Stanislas Le Page, qui gère le dossier sur place. Pour rappel, nous avons répondu à l’appel d’offre avec une promesse de commission de 15 millions de francs CFA (un peu plus de 20 000 euros, au taux de change de l’époque). » Pour assurer l’affaire, vu que ça tourne à l’aigre, le local de l’étape suggère d’accepter le paiement d’une avance « de 3 millions » (environ 4 000 euros). La réponse du boss Karaziwan est immédiate : « Ok. » Allons-y.

UN AGUSTA POUR LE CAPITAINE

Grâce à de telles méthodes et malgré un état-major bruxellois ne tournant qu’avec moins de vingt salariés, Semlex Europe a pu vaincre, en Afrique, les vrais leaders mondiaux du secteur du passeport que sont Zetes (Belgique), Oberthur Technologies (France) ou Gemalto (Pays-Bas). L’ambition commerciale d’Albert Karaziwan semble sans limite. En plus de son métier de base, il cherche à revendre à l’occasion du lait en poudre pour bébés, quelques armes de poing ou des hélicoptères. Un ancien collaborateur dit de lui qu’ «  il n’a d’autre idéologie que celle des chiffres à plusieurs zéros ». Le 6 avril 2009, par exemple, Semlex s’arrange pour dénicher un hélico de récup de la marque Agusta (un VVIP AW139 ayant 125 heures de vol) et le proposer à 12 millions d’euros au nouveau maître de Guinée-Conakry. A l’époque, le capitaine Moussa Dadis Camara vient de provoquer un coup d’État. Il ne nous a pas été possible de vérifier si cet hélicoptère-là a bien été livré au président putchiste, aujourd’hui encore sous la menace d’une condamnation pour crimes contre l’humanité.

Aux Comores, un archipel de l’Océan Indien situé à équidistance entre Madagascar et le Mozambique, la prépondérance politique d’Albert Karaziwan a fini par indisposer les autorités en place. Une commission d’enquête parlementaire, centrée sur le thème sensible de l’octroi de citoyenneté économique aux étrangers, cherche aussi à comprendre les raisons de cette soumission à une firme privée. Selon Dhoulkamal Dhoihir, le président de cette commission, interrogé par Reuters, le patron de Semlex a été convoqué pour s’expliquer, mais sans succès à ce stade. Et la polémique risque d’enfler encore au cours des prochains mois. Avec le temps, le patron Albert Karaziwan a réussi à : se faire désigner en tant que conseiller spécial du président comorien, assister dès lors à deux assemblées générales de l’Organisation des Nations-Unies (l’ONU, un de ses clients privilégiés), faire attribuer le titre de consul honoraire à au moins huit de ses collaborateurs ou agents. Dans cette République islamique où le taux de pauvreté est parmi les plus élevés au monde, Semlex serait même au cœur d’un trafic de citoyenneté économique et de passeports, vendus à l’unité à des tarifs exorbitants. 

Deux sources craignant les représailles ont indiqué que Semlex appliquait un tarif d’au moins 100 000 euros pour de « simples » passeports  signifiant tout de même, selon les cas, l’exil, la liberté ou le droit d’accès à un territoire tranquille. Des documents attestent de transactions à l’unité. Comme pour le partage des commissions avec des émissaires du président congolais Joseph Kabila, à l’occasion de ce sulfureux contrat de livraison de passeports datant de 2015, la firme Semlex aurait choisi la discrétion des émirats arabes du Golfe pour ce genre d’opérations délicates. A Dubaï, la société Lica International Consulting qui, selon Reuters, serait contrôlée par un partenaire d’Albert Karaziwan (le Français Cédric Fèvre), a ainsi reçu des autorités comoriennes le droit officiel de promouvoir l’accès à la citoyenneté économique en République des Comores : il s’agit d’une étape indispensable avant l’obtention d’un passeport en bonne et due forme. À l’occasion, des documents d’identité ont-ils abouti en de mauvaises mains ? Un décret présidentiel de juillet 2015 cité par Reuters indique que deux individus au moins ont eu accès à la citoyenneté comorienne alors qu’ils figuraient sur une liste noire établie par les États-Unis. Il s’agit de deux Iraniens accusés d’avoir contourné les sanctions US imposées de longue date à leur pays. L’un est poursuivi pour blanchiment d’argent. L’autre a été repéré en raison d’équipements fournis aux Gardiens de la Révolution islamique, combattant aux côtés du président syrien Bachar el-Assad.

QUI L’A AIDÉ, EN 2012 ?

Né en Syrie, à Alep, il y a bientôt soixante ans, Albert Karaziwan a jusqu’à présent échappé à tout vrai tracas judiciaire. Le 7 mai 2012, il a pourtant été convoqué par la substitute du procureur du Roi de Bruxelles Véronique Fischer. Ce dont il était soupçonné ? « Blanchiment d’argent ».

Divers documents démontrent que la justice belge, alertée par la CTIF (Cellule de traitement des informations financières), avait repéré des transactions belgo-africaines douteuses et qu’elle connaissait les liens de Semlex avec des sociétés visées au même moment par une enquête suisse. Après la double audition d’Albert Karaziwan et celle de son frère Camille, on se dirigeait vers un traitement fiscal du dossier, voire une citation directe devant la 49ème chambre du tribunal correctionnel de Bruxelles, redoutée par les avocats bruxellois de Karaziwan. Au moins, toute la clarté aurait été faite… Des actifs figurant sur un compte de Semlex Europe auprès de la BNP Paribas Fortis avaient été saisis. Puis, dès octobre 2012, Semlex et Karaziwan n’ont plus été inquiétés. Selon nos informations, l’enquête a été confiée à un « simple » agent du fisc détaché auprès de la police, sans qu’un juge d’instruction ne soit désigné à ce moment ni même qu’une petite équipe d’enquêteurs ne soit constituée pour aider le fonctionnaire. Ni le Parquet de Bruxelles, ni le Parquet fédéral ne souhaitent aujourd’hui commenter la mise au frigo intervenue à l’époque. « La façon dont l’enquête – c’est un grand mot – a été clôturée en 2012 est anormale », confesse une source judiciaire. Malaise ? Il ne faut pas compter sur la firme Semlex, ses dirigeants, ses cadres ou ses agents pour y voir clair. Malgré plusieurs sollicitations, Semlex a refusé de répondre à toute question.

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