8min

Adoption. Simon, promis deux fois

enfants-voles-congo
Orfée Grandhomme. CC BY-NC-ND.

À partir de 2012, la Communauté française de Belgique a lancé un programme d’adoption avec le Congo. Pari risqué dans un pays qui n’a pas de recensement de sa population et où la corruption est endémique ? Sans doute, mais des garanties solides étaient données. Une législation belge parmi les plus exigeantes d’Europe, des missions de préparation qui donnaient pleine satisfaction, un partenaire local, l’asbl « Tumaini », dirigée par une juriste belgo-congolaise (Julienne Mpemba) et présidée par une référence internationale du monde de la filiation (Géraldine Mathieu, Université de Namur). L’expérience s’avérera catastrophique. Comme l’a révélé en 2017 Het Laatste Nieuws, quatre enfants sur les 12 derniers arrivés en Belgique seraient « volés » à leur famille, et un cinquième aurait été promis à deux familles. Pendant deux ans, la Communauté française a été incapable de prendre la mesure de la débâcle qui s’annonçait et soutenant jusqu’au bout les demandes financières de Tumaini.
Médor a enquêté sur le cas de Simon, petit Congolais promis à une famille américaine et à une famille belge. Il jette une lumière crue sur les pratiques de Tumaini.

Lundi 5 octobre 2015. Vers 15 heures. Quelque part en Hainaut. Sylvie Durant reçoit un appel. C’est l’ambassade de Belgique à Kinshasa (RDCongo). Peut-elle venir le lendemain à l’aéroport de Zaventem ? À 5 heures du matin ? Son fils Simon arrive. Son interlocuteur, l’Ambassadeur en personne, insiste : elle ne doit prévenir personne. Pas même la Communauté française.

Mardi 6 octobre, 5 heures, à Zaventem. Simon est blotti dans les bras d’une employée de l’ambassade. Sylvie et son compagnon Pierre emportent le gamin tout chétif.

Le jour même, l’administration de la Communauté française, informée sur le tard de la venue de Simon, demande à Sylvie et Pierre de ne rien dire. Le lendemain, le cabinet du ministre socialiste Rachid Madrane (en charge de l’adoption à la Fédération Wallonie-Bruxelles), par la voix de son directeur de cabinet Eric Mercenier, invite à « une certaine discrétion ». Pourquoi ? 11 enfants adoptés sont encore à l’orphelinat et parler pourrait « compromettre les efforts entrepris par les autorités belges » pour les ramener. Il y aurait pourtant des choses à « dire » : à son arrivée, Simon pèse 8 kilos à 2,5 ans. Il a été sous-alimenté et risque des séquelles à vie.

Trois semaines auparavant, Simon vivait toujours à Kinshasa dans l’orphelinat Tumaini. Le lieu accueille une trentaine d’enfants. Entre l’orphelinat et les partenaires belges, les organismes autorisés pour l’adoption (OAA) Larisa, Sourires d’enfants et l’Autorité centrale communautaire (ACC, soit le service « adoptions » de la Communauté française de Belgique), les relations se sont terriblement dégradées en deux ans. Le moratoire sur les adoptions internationales au Congo a sérieusement compliqué la donne. Voulant protéger les enfants de trafic d’êtres humains et… de parents homosexuels, cette décision des autorités congolaises empêche aussi des centaines d’enfants, dont Simon, de sortir du pays.

En mars 2015, en voyant les quelques photos de groupe diffusées via le mur Facebook de l’orphelinat Tumaini, Sylvie et Pierre s’inquiètent de l’état de santé de Simon, toujours assis, les pieds anormalement placés, les jambes si maigres. Ils répètent leurs inquiétudes en septembre et avertissent la directrice Julienne Mpemba. Qui répond le 14 septembre 2015. Elle assure que Simon se tient debout. « Il va bien, il mange bien, il est bagarreur, il se tient debout mais ne marche pas encore. » Elle n’avait sans doute plus vu Simon depuis un petit temps…

Le lendemain, le 15 septembre, le docteur Urbain Ménase, dépêché par l’ambassade de Belgique, visite les enfants de l’orphelinat. À 2,5 ans, Simon pèse alors 5,7 kilos (il devrait en peser au minimum 9). Le rapport médical ne permet pas de douter de l’urgence médicale : « Cas sévère de malnutrition ». Simon présente un périmètre crânien « limite » et « devra probablement avoir du souci en ce qui concerne la croissance de son cerveau ». Il est aussi « triste, apathique, ne communiquant pas et irritable », avec une « association de troubles psychomoteurs, d’un retard statural (de la croissance) et du développement nerveux à cette insuffisance pondérale ». Simon est hospitalisé dans la semaine qui suit à l’hôpital pédiatrique Kalembe Lembe (Kinshasa). Le docteur Ménase, de l’ambassade belge, signe cette recommandation le 3 octobre : « Transfert en Belgique pour une prise rapide par un neuro-pédopsychiatre ».

D’où l’appel en urgence à Sylvie. Et la venue, enfin, de Simon en Belgique, à l’insu de Julienne Mpemba.

Simon reprendra rapidement du poids. Les paramètres vitaux sont corrects. Il se montre curieux, cherchant le contact. Il dort beaucoup et a un gros retard psychomoteur. Son avidité alimentaire s’atténue. Au Congo, Simon crevait de faim. Lentement. Littéralement. Dans un orphelinat partenaire de la Communauté française de Belgique.

L’ENFANT JAMAIS ARRIVÉ

Simon est en Belgique. Mais il avait été également annoncé aux États-Unis.
La famille Bartovksy vit au Texas. Elle est très croyante. Dès mai 2013, elle explique avoir vu la photo de Simon sur un site d’adoption, et ce fut le coup de foudre pour le tout petit. Elle contacte la structure d’adoption Journeys of the Heart (Oregon), dirigée par David Slansky et Susan Tompkins. Ils ouvrent un nouveau programme au Congo. Avec un partenaire fiable. La brochure annonce « un orphelinat organisé et géré par une directrice éthique et compétente qui a grandi en Europe occidentale et a obtenu une licence en droit ». Julienne Mpemba.

Les démarches d’adoption légales pour Simon ne sont pas entamées, mais, selon Tania Bartovksy, elle paie dès août 2013 les 20 000 dollars demandés par Journeys of the Heart. En septembre 2013, les choses se compliquent. Le moratoire international empêche des centaines d’enfants adoptés de sortir du Congo. Simon est parmi eux.

En août 2014, un an plus tard, la famille Bartovksy apprend que Simon ne va pas bien. Il aurait contracté un parasite et doit être hospitalisé. Il faut verser 250 dollars par mois, directement, à un dénommé Pablo à Kinshasa, via Western Union. D’août 2014 à février 2015, les Texans s’acquittent de la somme. En mars 2015, la famille reçoit un appel téléphonique de David Slansky, leur contact à Journeys of the Heart. « Simon est mort. » Le coup est rude pour la famille Bartovksy. C’est peut-être difficile à comprendre pour qui n’a pas adopté. Mais les parents se préparent à la venue d’un enfant, ils s’attachent aux photos, aux détails, aux quelques nouvelles de santé. Simon est bien plus qu’un dossier. C’était déjà un membre de la famille. La famille Bartovksy organise une veillée pour leur enfant jamais arrivé. Tania, qui parle de « période dévastatrice », ne peut se résigner à retirer la photo de Simon sur son profil Facebook.

En octobre 2015, la famille Bartovsky est en contact direct, via Facebook, avec une personne qu’elle n’identifie pas mais qui manifestement connaissait Simon. Probablement via le Facebook de l’orphelinat. Tania Bartovsky explique qu’elle aimerait avoir des détails sur la mort de Simon. Elle détaille sa douleur, la difficulté d’oublier ce garçon qui l’a accompagnée pendant deux ans et dont elle a dû faire le deuil. La personne mystérieuse répond via un message en français. « Vous pouvez adopter un autre enfant chez moi quand vous voulez. » Le business continue.

Le 13 novembre 2015, Tania est en contact avec le Facebook de Tumaini. Une personne lui envoie un message : elle doit retirer de son profil la photo de Simon. La Texane demande alors qui est son interlocuteur ? Un message s’affiche : « Mon nom est Julienne Mpemba. » Elle s’annonce en route pour Portland, le siège de Journeys of the Heart. Tania Bartovsky, qui avait reçu peu d’informations sur le décès du garçon, s’étonne de la demande et commence à avoir des doutes. Par le biais de sites d’adoption au Congo, elle découvrira la photo de Simon avec la famille Durant, en Belgique, et les contactera. Les deux familles prennent conscience de la double promesse.

En décembre 2015, la famille Durant avertit Didier Dehou (ACC, service « adoption » de la Fédération Wallonie-Bruxelles) de son contact avec la famille américaine et de ce possible double apparentement. Soit tout de même un soupçon de fraude avec des mineurs adoptés. Des perspectives à faire paniquer une administration ? Pas vraiment. Seul un deuxième mail quatre mois plus tard, avec le cabinet Madrane et le délégué général aux Droits de l’enfant en copie, permettra d’obtenir une réponse et une réaction.

Il ne faudra pas compter sur nos autorités belges pour éclairer les pratiques outre-Atlantique de leur partenaire congolais. Personne n’était au courant de ce marché américain. Pourtant, début 2013, Julienne Mpemba a exposé son souhait de travailler avec les États-Unis lors d’une réunion avec Didier Dehou (ACC) et Géraldine Mathieu (présidente de Tumaini). Les organismes d’adoption américains ont la réputation d’accepter des enfants avec des handicaps sévères et… de bien payer. L’ACC déconseille, vu les faibles garanties demandées et l’aspect mercantile des démarches américaines. Une collaboration avec les États-Unis est impensable pour Géraldine Mathieu, référence du monde académique sur les questions de filiation. Elle se fait d’ailleurs une fierté de présider une association qui ne travaille qu’avec la Belgique, dont les standards d’adoption sont parmi les plus exigeants. Le 27 juin 2015, elle envoie un courrier à Didier Dehou se félicitant du sérieux de Tumaini : « Notre volonté de ne travailler qu’en partenariat avec la Belgique a précisément été motivée par notre souci de garantir une éthique irréprochable du processus d’adoption, à quelque stade que ce soit. » 

À ce moment-là, Simon est mort aux États-Unis et arrive bientôt en Belgique.
Simon était-il un cas unique ? La famille texane évoque au moins une autre famille attendant deux enfants de Tumaini. Et le message reçu en octobre 2015 (« Vous pouvez adopter un autre enfant chez moi quand vous voulez. ») alors que Julienne Mpemba est en route pour Portland semble confirmer que les adoptions avec les États-Unis soit avaient repris, soit n’ont jamais cessé. Des enfants présents à l’orphelinat lors de la visite d’Evelyne Huytebroeck (alors ministre en charge de l’adoption) en janvier 2013 se sont retrouvés sur la brochure de Journeys of the Heart lancée en juillet 2013. Dont Simon. Ont-ils aussi été adoptés aux États-Unis ? Et si ce n’est pas le cas, où sont-ils ?

Malgré de nombreuses tentatives de contact par mail, téléphone, WhatsApp ou Facebook, Médor n’a pas réussi à obtenir la version des faits de David Slansky, directeur à Journeys of the Heart.

L’enquête actuellement menée par le parquet fédéral répondra peut-être à ces questions. L’administration de la Communauté française, elle, n’a visiblement plus aucune responsabilité vis-à-vis des enfants que son partenaire a accueillis. Concernant Simon, « la procédure d’adoption de l’enfant concerné s’est déroulée tout à fait correctement sur un plan légal (belge et congolais), assure Didier Dehou. Lorsque l’ACC a été mise au courant de cette situation, elle avait déjà rompu tout contact avec Julienne Mpemba depuis plusieurs mois et plus aucun nouvel apparentement n’avait été réalisé depuis fin octobre 2013. »

Bref, tout serait réglé.

RESPONSABILITÉS BELGES ?

L’orphelinat Tumaini était très bien accompagné par les structures belges : une asbl en Belgique présidée par une référence académique, trois organismes d’adoption agréés partenaires (les OAA Larisa, Sourires d’Enfants et l’OAA flamande FIAC-Horizon) ainsi qu’une administration qui, a priori, suivait de près le dossier d’initiative politique (c’est le cabinet de la ministre écologiste Huytebroeck qui, sous un gouvernement PS-cdH-Écolo, a construit ce partenariat avec le Congo). Et aussi incroyable que cela paraisse, pas de recensement sérieux des enfants à l’orphelinat, pas de  contrôle comptable, quasi aucun suivi médical, très peu de photos le temps du moratoire, soit près de deux ans. La situation était exceptionnelle, mais les standards si parfaits du suivi belge en prennent un coup. Sur son site, la Fédération Wallonie-Bruxelles promet pourtant aujourd’hui encore « d’encadrer toutes les procédures d’adoption, tant en Belgique qu’à l’étranger » tandis que les OAA « veillent au suivi des enfants adoptés et des adoptants ».

« À chaque partenariat, il y a un contrôle qui est fait avec l’Autorité centrale communautaire (ACC), de la Fédération Wallonie-Bruxelles, sur la stabilité de la collaboration, explique Valérie Oliveri, directrice de Sourires d’enfants, un des OAA qui a travaillé avec Tumaini. […] Nous sommes partenaires mais pas employeurs. Nous n’avons pas le droit de faire un monitoring. Il y a un canevas de collaboration et, ensuite, il n’y a pas de contrôle. »

Cette absence de contrôle n’a pas empêché l’administration de la Fédération Wallonie-Bruxelles de relayer les demandes financières de Julienne Mpemba, et ce jusqu’au bout. Le 2 décembre 2015, dans un courrier dont l’objet est la « finalisation de la procédure d’adoption de Simon », l’administration demande à Sylvie et à Pierre de régler leurs comptes. Le courrier reprend les montants exigés par Tumaini pour l’encadrement offert à Simon. Une partie importante a été avancée à Tumaini, via les OAA, par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Et… c’est aux parents de rembourser. Le courrier de l’administration se termine ainsi : « Les griefs qui peuvent être adressés à l’asbl Tumaini et les agissements de la responsable de l’institution lors des derniers jours passés par les enfants à Kinshasa  ne doivent pas occulter l’engagement dont cette association et cette personne ont fait preuve auprès des enfants abandonnés ni la réalité de la prise en charge dont ont bénéficié les enfants pendant deux ou trois ans ou même davantage de la part du personnel de l’institution. »

« La réalité de la prise en charge »… Difficile à lire quand votre gosse pesait 50 % du poids de référence trois mois plus tôt. À 4,5 ans, le langage de Simon ne se développe pas, possibles séquelles de son début de vie.

Dernière mise à jour

Un journalisme exigeant peut améliorer notre société. Voulez‑vous rejoindre notre projet ?

La communauté Médor, c’est déjà 3468 abonnés et 1879 coopérateurs

Vous avez une question sur cet article ? Une idée pour aller plus loin ?

ou écrivez à pilotes@medor.coop

Médor ne vous traque pas à travers ses cookies. Il n’en utilise que 3 maximum pour la sécurité et la navigation.
En savoir plus