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Maman, j’ai une boule dans le cou

Episode 1/3

Miracle Dome Whirl, Jones Siding, Iowa

Miracle Dome Whirl, Jones Siding, Iowa

Nels Olsen. CC BY-SA.

Il y a tout juste 35 ans, le nuage de Tchernobyl survolait la Belgique. Les autorités ont toujours affirmé que c’était sans danger. Mais le docteur Luc Michel, chirurgien spécialisé en maladies de la thyroïde, voit augmenter les cas de cancers chez les enfants…

26 avril 1986, le réacteur 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl en Ukraine explose. C’est le plus gros accident nucléaire jamais connu. À près de 1 800km de chez nous, un énorme nuage radioactif s’empare progressivement du ciel.

1er mai 1986, le nuage arrive au-dessus de nos têtes. Des particules radioactives, principalement d’iode, flottent dans l’air pendant quelques jours.

À ce moment-là, aucune recommandation n’est donnée à la population belge. Selon le gouvernement Martens IV, il n’y a aucun risque de contamination.

Ce n’est pas tout à fait ce que pense alors le professeur Luc Michel.

L’expérience américaine

Quelques années plus tôt, en 1979, le docteur Michel se trouve à Boston (États-Unis) avec sa femme et ses deux premiers enfants. À cette époque, à quelques 500km de chez eux, éclate l’accident nucléaire de Three Mile Island (Pennsylvanie).

Infiniment moins grave que celui de Tchernobyl, mais tout de même : les Américains prennent les devants et distribuent des comprimés d’iode à la population.

« C’est pour ça que moi, sept ans plus tard, en Belgique, avec ma fille qui avait neuf ans et mon fils sept, j’étais extrêmement sensibilisé. » Lors de l’accident de Tchernobyl, il n’hésite pas une seule seconde et en prescrit à toute sa famille.

Depuis lors, ce chirurgien belge conduit des recherches sur les cancers papillaires de la thyroïde chez les enfants au Centre Hospitalier Universitaire de Mont-Godinne.

Avant les années 1990, il n’avait jamais rencontré d’enfants atteints de cette maladie. Depuis Tchernobyl, il compte de plus en plus de cas, chez des patients qui avaient entre six mois et dix ans lors de l’incident nucléaire.

Les premiers soupçons

À partir des années 1991–1992, des parents lui emmènent leur enfant, toujours pour la même raison : de petites boules apparues dans le cou.

Âgés entre 8 et 15 ans, ils présentent presque tous des métastases ganglionnaires, un élément qui attire d’avantage l’attention du chirurgien : « le cancer de la thyroïde papillaire chez les enfants, c’est rare ; avec des métastases ganglionnaires, c’est encore plus rare  ».

À ce stade, l’opération de la thyroïde est inévitable : soit on enlève toute la glande thyroïdienne, soit on en enlève une partie.

Heureusement, ce type de cancer se soigne très bien. Mais l’ablation de la thyroïde, ou d’une section de la thyroïde, n’est pas sans conséquence. Après l’opération, tous les patients se retrouvent avec un traitement d’hormone de substitution (L-Thyroxine) à prendre… à vie !

Pour y voir un peu plus clair, le professeur Michel se plonge dans la littérature scientifique. À l’époque, quelques articles sur le sujet ont déjà été publiés, notamment dans la revue scientifique « Nature » (la principale revue scientifique internationale).

Il découvre que dans le nord de l’Ukraine et en Biélorussie, le nombre de cas de cancers de la thyroïde chez les enfants explose dès les années 1990. En cause : Tchernobyl.

Où sont les données ?

Y a-t-il un lien entre l’accident de Tchernobyl et ces cancers pédiatriques en Belgique, à plus de 2000 kilomètres de la centrale nucléaire ? Ou doit-on, au contraire, attribuer cette augmentation de cas à l’amélioration des techniques de dépistage ?

Depuis la découverte de son premier patient enfant atteint du cancer de la thyroïde, le professeur Michel prend l’affaire très au sérieux. Récolte de données, compilation de cas, suivis systématiques de tous ses patients enfants – le travail d’une vie.

« Après 1986, on aurait pu donner très simplement des instructions basiques aux médecins des inspections médicales scolaires. Par exemple, vous avez un gamin qui avait 6 mois au moment de Tchernobyl, ou qui était in utero, palpez-lui la thyroïde, et si vous sentez quelque chose, faites une ultrasonographie (échographie par ultrasons, NDLR). Tout ça n’a pas été fait. Alors, quand on vient dire après “il n’y a rien eu“, je m’excuse, mais c’est de la malhonnêteté intellectuelle. »

Le professeur Michel a gardé l’habitude de compiler toutes ses données, jusqu’à la fin de sa carrière. Sa méthode est simple : il classe tous ses patients atteints de cancers papillaires de la thyroïde selon l’âge.

Il compte deux groupes : ceux ayant plus de 15 ans et ceux ayant moins de 15 ans au moment de Tchernobyl. Le professeur utilise l’âge de 15 ans comme point de séparation : selon des recherches scientifiques britanniques, 15 ans est le point de bascule entre des caractéristiques physiques de l’enfant et celles de l’adulte.

30 ans de recherche

Sa recherche prospective s’étend sur une période de trente ans et tous les dix ans, son équipe fait le bilan. « On a fait décennie par décennie. La première décennie, on a remarqué une différence d’incidence de cancer de la thyroïde entre les deux groupes. La deuxième décennie, les courbes des deux groupes se sont un petit peu rapprochées. On s’est dit ”la différence entre les deux groupes va disparaître”. Mais pour la troisième décennie, la différence était encore plus importante, car on avait de nouvelles techniques de diagnostic. »

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None. CC BY-NC-ND

Ces nouvelles techniques permettent aux chirurgiens de mieux détecter s’il s’agissait de cancer ou pas, tâche qui n’est pas toujours évidente lorsqu’il s’agit de la glande thyroïdienne.

L’équipe du professeur Michel obtient donc des données encore plus fiables.

Ce classement en deux groupes d’âge permet au professeur Michel et à son équipe de conclure qu’il y a bien une différence d’incidence des cancers papillaires de la thyroïde entre les patients qui n’étaient encore que des enfants lors de la catastrophe de Tchernobyl et ceux qui étaient déjà des pré-adultes.

Pour lui, les données sont là, et le constat n’est pas compliqué à comprendre : « Après 30 ans de suivi systématique, on a une différence statistique qui est nette : il s’est passé quelque chose ».

Le professeur Michel tente ensuite d’obtenir des chiffres sur le taux de radioactivité de l’époque.

Il interroge la Santé publique, qui lui répond gentiment qu’il ne s’est rien passé. Il se tourne alors vers l’Agence fédérale de Contrôle nucléaire (AFCN) qui lui donne la même réponse.

À la même époque, il est invité à une conférence organisée à Kiev par la Société européenne de Chirurgie (organisme qu’il a d’ailleurs cofondé et présidé plusieurs années) pour présenter ses travaux sur le sujet.

Après sa présentation, trois chirurgiens ukrainiens et biélorusses l’interpellent et le lancent sur une piste : « Il ne fallait pas interroger les organismes d’État… Vous ne connaissez pas un météorologue plutôt ? ».

De retour en Belgique, le chirurgien téléphone directement à l’Institut Royal de Météorologie (IRM). À l’autre bout du fil, le climatologue Marc Vandiepenbeeck lui répond : « ah… enfin un toubib ! ».

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"Space Rocket" in Lescon Park, Toronto
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  1. une forme microscopique particulière des cancers de la thyroïde, qui peuvent être induits par les radiations

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