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Vendre nos bâtiments, y perdre beaucoup d’argent

Episode 1/…

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Pauline Rivière. CC BY-NC.

L’improbable coalition Didier Reynders-Jean-Claude Fontinoy. Le premier est le plus ancien ministre en exercice, le second préside la SNCB. Au cours des vingt dernières années, ils ont composé une équipe de choc. Contrôlant la politique immobilière de l’Etat. Imposant l’idéologie du plus fort.

Avec d’autres proches, ils ont régné sur le choix des gares, la vente des bâtiments, les impôts bradés. Et quand les ennuis sont arrivés, ils auraient aussi profité d’un verrouillage de la justice, des services de renseignements. « Raspoutine » et « Baby Sarkozy », tels qu’on les surnomme. Allant jusqu’à user de l’intimidation.

Médor a recomposé leur partie de Monopoly. Toutes les cases comptent. Là où les membres de l’équipée posent leur pion, ce n’est pas nécessairement pour servir l’Etat. Chaque jour de la semaine, nous vous raconterons une séquence de jeu.

Épisode 1 : Voici comment l’équipe Reynders a favorisé des firmes privées en leur bradant l’immobilier de l’État. Tout commence il y a vingt ans avec des Tours des Finances. Et s’achève dans la confusion sur des soupçons de corruption.

Quand Didier Reynders est devenu ministre, il y a 7 441 jours, le 12 juillet 1999, il s’est donné une première mission aussi financière que symbolique : vendre au secteur privé une partie des « bijoux » de l’État. Ses bâtiments, son patrimoine immobilier. De 2000 à 2008, sous la houlette du ministre libéral des Finances, la Belgique a cédé 78 édifices importants dont la Tour des Finances de Bruxelles, celle de Liège, la cité administrative fédérale et le WTC III, en plein cœur de la capitale. Il y avait deux motivations à cela.

  1. Le besoin d’argent frais pour réduire le déficit public.
  2. Une conviction politique selon laquelle le privé fait mieux que l’État. De tous les leaders politiques ayant dirigé ce pays dans la durée, Didier Reynders est celui qui incarne le plus cette idéologie (ultra)libérale dominante.

Ce truc immobilier, on appelle ça du « sales and rent back ». Des opérations de cessions-bails. C’est courant en France et dans d’autres pays endettés. Les bâtiments vendus sont rénovés durant les premières années qui suivent la transaction et aussitôt reloués par l’Etat. Ce dernier délaisse l’entretien, l’acquéreur privé s’occupe de tout. En échange, le privé deviendra formellement le maître des lieux, le plus souvent après un bail de 15 ou 25 ans. Selon la théorie Reynders, tout le monde y gagne. Mais c’était un leurre et les difficultés étaient prévisibles…

En 2006, une vente groupée de 62 édifices, incluant la Tour des Finances de Liège, a profité à la société privée Fedimmo. Déjà louche : la présidence et un poste d’administrateur (sur six) étaient réservés à des proches collaborateurs du ministre Reynders.

À l’époque, le ministre liégeois séduisait encore par son bagout et une intelligence au-dessus de la moyenne. Il communiquait en répétant la même phrase au début et à la fin d’une intervention de 20 secondes – faut le faire, tout de même. Rares étaient les journalistes qui osaient contredire l’animal politique : ils se prenaient une réplique cinglante. Au Parlement, même les députés ont semblé attentistes. C’était l’époque des premières affaires d’abus de pouvoir, d’abord dans le logement social. Là, c’est le Parti socialiste qui prenait le vent. De la vente des actifs de l’État, on détourna les yeux.

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Liège, sa Tour des Finances… en zone bleue. Elle appartient à Fedimmo, une société privée contrôlée dès le départ par deux Reynders-boys.

Reynders continua à vendre. Jusqu’à un premier audit de la Cour des comptes, en août 2010. Chargé de contrôler la rigueur financière du gouvernement, cet organe indépendant s’intéressa tout particulièrement aux loyers pratiqués. Et il repéra la petite différence de « sécurité juridique » entre les contrats signés avec Fedimmo (la société ayant embarqué deux Reynders boys) et ceux datés d’avant. L’État y perdait de l’argent. Beaucoup d’argent.

Relisons ce qu’a dit la Cour des comptes, dès 2010 : «  Les contrats antérieurs à la constitution de Fedimmo ont assuré à la Régie des bâtiments (à l’État, NDLR), locataire, de réelles garanties que les travaux de rénovation seraient accomplis conformément à ses souhaits et dans des délais raisonnables. »

En revanche, les accords passés avec Fedimmo, moins sécurisés sur le plan juridique (alors qu’il s’agit d’enjeux portant sur des centaines de millions d’euros), flouent l’État : «  Aucune pénalité n’est expressément stipulée en cas de dépassement de délai  », «  le bailleur accorde lui-même la réception provisoire des travaux  » (…) «  lors d’une réunion à laquelle le locataire est seulement invité  », etc.

Flambée des loyers

La Cour des comptes cite le cas du WTC III, un building bruxellois infecté par l’amiante. Les travaux nécessaires à son usage normal avaient été sous-estimés par l’acquéreur privé Fedimmo et par la Régie des bâtiments. Cette dernière gère tout le patrimoine immobilier de l’Etat et l’équipe des bleus, dirigée par Didier Reynders, la contrôle aussi.

Résultat des courses : les loyers ont flambé parce que les travaux de réfection ont été mal calculés. Qui paie dans ce cas ? L’Etat. Pour qui le surcoût après la vente du WTC III a vite été de 46 millions d’euros.

Et des exemples comme le WTC III, il y en a eu des dizaines pendant la première décennie Reynders. Comme la Tour des Finances de Liège, vendue sans la transparence souhaitable.

A ce moment-là, le pays plongeait dans une profonde crise de régime. Les 541 jours sans gouvernement des années 2009-2010-2011. Il y avait d’autres chats à fouetter. Ce souci de loyer était tout de même fort technique. On ferma encore les yeux.

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En 2017, Fontinoy au Parlement. Il s’en tirera.
RTBF Auvio

Depuis qu’il siège au gouvernement, Didier Reynders a placé ses pions à des postes stratégiques (Banque Nationale, sociétés immobilières, SNCB, Régie des bâtiments…). Tissant un réseau de l’ombre. Mais sur les coups où il fallait une confiance totale, c’est Fontinoy qui prit le pouvoir. Jean-Claude Fontinoy, 74 ans, indéboulonnable. Certains disent même « intouchable ».

L’actuel président de la SNCB est l’homme de l’ombre qu’on n’entend jamais à la télévision, le démineur personnel en cas de souci. L’ultime fusible, qui sait ? Les deux hommes se sont rencontrés à la SNCB, où Reynders s’aiguisait les dents de président avant ses trente ans, dès 1986. A l’époque déjà, l’ingénieur Fontinoy avait la passion des beaux bâtiments et des infrastructures ferroviaires. Il misa sur le bon cheval.

Sur de nombreuses opérations où pesèrent des soupçons de délit d’initié ou de corruption, comme pour la gare Calatrava, à Liège, Jean-Claude Fontinoy joua les entremetteurs pour Didier Reynders – leurs bureaux ont toujours communiqué. Conseiller officiel du ministre, lobbyman à ses heures de détente. Et tant pis pour l’odeur de soufre que cette confusion des rôles pouvait générer.

Au début de 2011, le gouvernement en affaires courantes accepta que l’Etat belge s’engage dans un nouveau contrat de bail risqué avec une firme privée (le groupe Breevast, dirigé par le multimillionnaire hollandais Frank Zweegers). Il s’agissait d’installer le siège de la police fédérale dans les bâtiments de la cité administrative, située à l’angle du boulevard Pacheco et de la rue Royale, à 1000 Bruxelles. Comme à chaque fois, Reynders et ses conseillers ont fait mine d’y voir un intérêt pour l’État : en l’occurrence, remplir la cité administrative, peu attractive, qui avait été vendue à Breevast avec les premiers « bijoux ».

A la fin de l’été 2012, la police fédérale dézingua son propre patron, le « super flic » Glenn Audenaert, suspecté d’avoir été payé par Breevast pour influencer la décision. Le chef de la police fédérale fut inculpé pour corruption passive trois ans plus tard. Cueilli sur son yacht, à Capri, le CEO de Breevast le suivit un moment en prison, en août 2017. Même l’intermédiaire le plus sulfureux de Flandre, Koen Blijweert, un ami de Bart De Wever, du CD&V et de… Jean-Claude Fontinoy, fut mis en cause.

Mais l’enquête s’enlisa sans avoir pu éclaircir la vraie nature des pressions politiques. En novembre 2018, le parquet de Gand en charge du dossier signala lui-même une grossière erreur de procédure. Le juge d’instruction avait « oublié » ses actes de procédure initiaux en tant que représentant du parquet. Ce qui risque de torpiller l’enquête.

L’Inspection des finances buse l’État belge… et Reynders

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Le 30 avril 2019, l’Inspection des Finances livra son interprétation de cette affaire politiquement délicate pour l’ex-grand argentier Didier Reynders, ayant entretemps échangé les Finances contre les Affaires étrangères. Est-il intervenu ? Et Fontinoy ? Heureusement pour Reynders, ce long rapport diffusé à quatre ministres seulement resta secret jusqu’au mois d’août. Soit après les élections… Entretemps, le ministre libéral a été proposé comme commissaire européen en charge de la justice et du « respect de l’Etat de droit ».

Le rapport de l’Inspection des Finances torpille la politique immobilière du gouvernement belge. Lors du déménagement de la police, au moins 40 millions d’euros ont à nouveau été gaspillés sous la forme de loyers exagérés. Ceci pour un bâtiment qui, selon plusieurs sources, n’est ni fonctionnel, ni sécurisé. Le document de 300 pages évoque noir sur blanc une violation de la loi sur les marchés publics, le seul choix véritable que constituait la firme Breevast (dont le patron Frank Zweegers a été inculpé pour corruption active) et l’incapacité endémique de l’Etat belge à se protéger contre de telles gabegies. Si bien que d’autres révélations pourraient suivre, relatives à d’autres projets immobiliers.

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L’Inspection des Finances, en avril 2019. Une sorte de réquisitoire.

Dans ce récent rapport de l’Inspection des Finances, Didier Reynders est mis en cause de manière sévère. L’ombre de Jean-Claude Fontinoy plane sur ce dossier délicat du siège de la police, comme en conviennent plusieurs parlementaires qui ont interpelé le gouvernement à ce propos, au mois d’octobre. Dates à l’appui, l’Inspection des Finances reproche au cabinet des Finances, et à sa « cellule stratégique », d’avoir court-circuité l’administration, manqué « de transparence » vis-à-vis du conseil des ministres et cherché à accélérer le processus de décision en faveur de « la » firme choisie.

Document à télécharger

Vu son départ annoncé à la Commission, le ministre libéral n’aura pas à assumer la responsabilité politique de ces carences. L’Inspection des Finances s’en remet à l’instruction en cours. Elle lâche ceci à la page 5 : «  La préférence (pour Breevast) exprimée par la police fédérale et relayée au niveau politique a été perçue par la Régie des bâtiments comme une obligation.  »

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